par Jean-Paul Baquiast
Ex: http://www.europesolidaire.eu
Cette tradition que l'on peut qualifier de social-démocrate, s'était généralisé en Europe, y compris en Grande Bretagne sous le Labour, pourtant obligé de tenir compte dès la fin de la guerre du régime dit« special relationship » faisant du Royaume Uni une dépendance de l'Amérique. La social démocratie s'opposait, bien imparfaitement, aux exigences du capitalisme libéral. Celui-ci exige de soumettre toutes les activités économiques et social aux intérêts des actionnaires des entreprises privées. Ces entreprises, dans le domaine industriel et financier, avaient après la guerre pris la forme de quasi-monopoles américains cherchant à dominer l'ensemble du monde. Or le communisme en Russie, la social démocratie en Europe, faisaient obstacle, bien que de plus en plus faiblement, à cette entreprise de domination.
L'Amérique se devait d'inventer une révolution technologique dont elle se donnerait entièrement la maîtrise, et qu'elle pourrait imposer, au prétexte de nouveaux services rendus, à l'ensemble du monde. Mais les services rendus par cette révolution se devaient d'être marginaux en ce qui concernait le reste du monde. Ils devaient au contraire être entièrement mis au service des objectifs de domination américains. Cela aurait pu être le cas concernant la révolution du nucléaire. Mais très vite d'autres Etats, notamment la France de Charles de Gaulle, avaient décidé de réagir et de se doter de la bombe atomique.
La Silicon Valley
Ce fut donc dès les années 1970 la révolution informatique, suivie de celle des réseaux numériques et de l'Internet, le tout symbolisé par le terme de Silicon Valley. L'ensemble était conçu pour donner à la domination américaine de nouveaux domaines où s'imposer, cette fois-ci de façon inéluctable. Les autres Etats, en Europe notamment et même en Russie non communiste à ses débuts, ne furent pas assez avertis technologiquement ni indépendants politiquement pour favoriser chez eux le développement de Silicon Valley non américaines susceptibles de contrebalancer le poids des maîtres américains de la révolution numérique.
Cette révolution pris deux formes, toutes les deux dominées aujourd'hui encore et pratiquement sans contreparties par l'Amérique. La première fut l'informatique, celle des grands, petits et mini-ordinateurs. Elle est suffisamment connue, il est inutile d'y revenir ici. Ce que l'on connait moins pourtant sont les multiples formes que prend aujourd'hui l'informatique dans la vie sociale et celle des individus. Un rapport du Gartner Groupe en analyse les principales tendances pour 2017.
Il s'agit d'un véritable filet enserrant toutes les activités humaines, de la naissance au cimetière. Personne ne gouverne d'une façon centralisée la mise en place des éléments de ce filet. Néanmoins la source en est majoritairement dans la Silicon Valley, pour reprendre le terme utilisé ci-dessus. Il s'agit donc d'un élément majeur d'une domination américaine polymorphe et universelle. Actuellement, seule la Chine et marginalement la Russie entreprennent de s'en affranchir.
La seconde domination américaine s'exerce dorénavant dans le champ des réseaux numériques, que l'on appelle pour simplifier le web. Nous l'avons également analysée ici depuis ses origines. Elle est désormais bien connue, notamment sous la forme de l'emprise qu'exerce dans la vie quotidienne le poids des grandes plateformes du web, dites GAFA, le terme désignant : Google, Apple, Facebook, Amazon. Mais des dizaines d'autres gravitent dans l'orbite de celles-ci.
Aux origines, ces firmes vivaient de la revente aux régies publicitaires des données personnelles qu'elles prélevaient sur leurs clients. Mais elles ont considérablement diversifié leurs activités, notamment dans les domaine de l'intelligence artificielle visant à devenir autonome. Comme personne ne l'ignore désormais, elles sont intimement liées aux agences de renseignement et de défense de l'Etat américain. Cela ne décourage pas leurs milliards d'utilisateurs qui continuent à leur convier leurs intérêts.
Deux ouvrages récents à lire
Cependant, si les activités de ces plate-formes sont à peu près connues du grand public, celui-ci ignore pratiquement les secrets de leurs techniques, recherches et activités nouvelles. Cette ignorance est partagée par les services publics et gouvernements censés dans certains cas exercer une tutelle sur elles afin de protéger certaines activités publiques et privées de leur pouvoir de plus en plus envahissant. Le domaine il est vrai est très technique, sous une apparente facilité d'accès.
En France, deux ouvrages récents ont tenté d'en déchiffre les arcanes. Il s'agit de « La Gouvernance par les nombres » (Fayard, 2015) d'Alain Supiot et de « A quoi rêvent les algorithmes » (Seuil 2015) de Dominique Cardon. Tous deux sont d'excellents connaisseurs des aspects nouveaux du web mondial et des nouvelles formes de contrôle s'y exerçant, notamment provenant des Etats-Unis, dont l'on a beaucoup parlé à l'occasion de la découverte de l'existence des Big Data.
Le premier est un gros ouvrage de près de 500 pages, le second ne dépasse pas la centaine de pages. Nous ne pouvons que recommander à nos lecteurs de les lire. Cependant, il faut savoir qu'ils sont tous les deux difficiles à comprendre pour un non professionnel. Les auteurs considèrent comme acquises des connaissances qui ne le sont pas, et ne prennent pas le temps de les expliquer. Ils font référence par ailleurs, et c'est tout leur mérite de scientifiques, à un nombre considérable d'auteurs que le lecteur ne pourra évidemment pas consulter. Si nous devions cependant conseiller la lecture d'un seul de ces deux livres, ce serait celle de « A quoi rêvent les algorithmes ».
Les deux auteurs n'évitent pas de situer leurs analyses dans une perspective géopolitique, marquée notamment par ce que nous nommons ici la domination américaine sur le monde. Néanmoins, ils restent très mesurés dans leurs criques et analyses. En explorant les sources américaines dites alternatives, il est possible de trouver des analyses beaucoup plus virulentes. Elles n'ont pratiquement pas d'équivalent en France.
Critique politique
Grâce à Rue89, relayée par le site Les Crises, on peut trouver ces jours-ci un exemple très parlant de telles analyses critiques, souvent virulentes, mais frappant juste. Il s'agit de celle de Evgeny Morozov chercheur et écrivain américain d'origine biélorusse, spécialiste des implications politiques et sociales du progrès technologique et du numérique .
Nous pouvons en retenir ici deux passages:
La Silicon Valley va au-delà de tout ce qu'on avait connu auparavant en termes d'impérialisme économique. La Silicon Valley dépasse largement ce qu'on considérait auparavant comme les paragons du néolibéralisme américain – McDonald's par exemple – car elle affecte tous les secteurs de notre vie.
C'est pourquoi il faut imaginer un projet politique qui rénove en fond notre conception de la politique et de l'économie, un projet qui intègre la question des infrastructures en garantissant leur indépendance par rapport aux Etats-Unis.
Mais si je suis pessimiste quant à l'avenir de l'Europe, c'est moins à cause de son impensée technologique que de l'absence flagrante d'esprit de rébellion qui l'anime aujourd'hui.
Ainsi que
.....
Il faut considérer la Silicon Valley comme un projet politique, et l'affronter en tant que tel. Malheureusement il n'existe pas d'alternative à Google qui puisse être fabriquée par Linux (lechampion des logiciels libres). La domination de Google ne provient pas seulement de sa part logicielle, mais aussi d'une infrastructure qui recueille et stocke les données, de capteurs et d'autres machines très matérielles. Une alternative ne peut pas seulement être logicielle, elle doit aussi être hardware.
Donc, à l'exception peut-être de la Chine, aucun Etat ne peut construire cette alternative à Google, ça ne peut être qu'un ensemble de pays.
Mais c'est un défi gigantesque parce qu'il comporte deux aspects :
- un aspect impérialiste : Facebook, Google, Apple, IBM sont très liés aux intérêts extérieurs des Etats-Unis. En son cœur même, la politique économique américaine dépend aujourd'hui de ces entreprises. Un réflexe d'ordre souverainiste se heurterait frontalement à ces intérêts et serait donc voué à l'échec car il n'existe aucun gouvernement aujourd'hui qui soit prêt à affronter les Etats-Unis ;
- un aspect philosophico-politique : on a pris l'habitude de parler de « post-capitalisme » en parlant de l'idéologie de la Silicon Valley, mais on devrait parler de « post-sociale-démocratie ».
Car quand on regarde comment fonctionne Uber – sans embaucher, en n'assumant aucune des fonctions de protection minimale du travailleur –, quand on regarde les processus d'individualisation des assurances de santé – où revient à la charge de l'assuré de contrôler ses paramètres de santé –, on s'aperçoit à quel point le marché est seul juge.
L'Etat non seulement l'accepte, mais se contente de réguler. Est complètement oubliée la solidarité, qui est au fondement de la sociale-démocratie. Qui sait encore que dans le prix que nous payons un taxi, une part – minime certes – sert à subventionner le transport des malvoyants ? Vous imaginez imposer ça à Uber....