Début des années 80, je travaillais à la Préfecture. Comme à chaque manifestation prévue, les cars de CRS étaient stationnés sur le parking intérieur. Les fenêtres de mon atelier étaient ouvertes et la discussion s’engagea avec un CRS :
- « On attend qui, aujourd’hui ? »
- « Les agriculteurs légumiers du nord du Département qui vont venir foutre le bordel »
Et sans que je lui demande quoi que ce soit, ce policier me déballa tout le bien qu’il pensait de ce genre de manifestation et des méthodes de « maintien de l’ordre » auxquelles il était astreint, lui et ses collègues.
- « On sait par où ils arrivent et ce qu’ils vont faire. Les renseignements généraux les suivent et nous informent de leur avancée, de leur dispositif et de leurs intentions. Ils ont monté leurs fourches sur leurs tracteurs et leurs remorques sont pleines de légumes qui baignent dans le lisier et ils vont en foutre partout, en attendant de s’en prendre aux bâtiments publics. On aura l’ordre de ne pas bouger jusqu’à ce soir et puis on nous demandera de charger pour dégager les accès et vous permettre de sortir. Voilà, c’est toujours comme ça que ça se passe avec les agriculteurs, alors qu’on pourrait facilement les arrêter en rase campagne. On n’a qu’à nous laisser faire un peu et croyez-moi, quelques phares ou rétroviseurs de tracteurs pêtés avec nos matraques, ça leur ferait réfléchir à deux fois avant de revenir ».
Il parlait cash notre CRS et les choses se sont passées globalement comme il le disait et même en pire.
Une fois arrivés, les agriculteurs ont commencé à vider leurs bennes sur la quatre voies qui jouxtait la Préfecture en écrasant et étalant bien les légumes souillés et ont commencé à labourer le terre-plein central dont le gazon commençait juste à pousser et ont arraché les arbres qui agrémentaient ce terre-plein.
Après le casse-croûte, vint l’heure de la réunion avec le Préfet, rituel incontournable, duquel dépendait la suite des évènements et là il faut croire que les instructions données à ce fonctionnaire ne correspondaient pas aux attentes des manifestants puisque quelques instants plus tard, une cohorte de tracteurs entoura la Préfecture et commença à s’attaquer aux grilles avec leurs fourches.
A notre grande stupéfaction, les grilles de cette Préfecture inaugurée l’année précédente qui n’avaient visiblement pas été conçues pour résister à un tracteur normal s’effondrèrent les unes après les autres provoquant la stupéfaction du personnel et l’agitation soudaine des forces de polices qui jusque-là étaient restées l’arme au pied.
Commença alors la riposte qui dura assez longtemps, les forces de l’ordre n’étant pas assez nombreuses. Leur faible équipement en grenades lacrymogènes nécessita même l’appel à un hélicoptère de la gendarmerie qui put atterrir sur la piste du parc de la Préfecture pour les ravitailler.
La charge finale fut violente et ponctuée de jets de grenades offensives au bruit caractéristique et lorsque nous pûmes sortir de l’enceinte de la Préfecture, un spectacle de désolation s’offrit à notre vue et une réflexion nous vînt immédiatement à l’esprit : « Comment avait-on pu laisser faire ? »
Aujourd’hui, rien n’a changé. Des recettes de impôts et des sièges de la MSA brûlent, des dégradations affectent les voiries, des tonnes de matériaux (plastiques, palettes, plaques d’amiantes, bidons,…) sont déversés dans les rues. Tout cela aux frais des contribuables.
Trente-cinq ans après les faits que je relate, les agriculteurs, enfin ceux qui croient encore au modèle proposé par la FNSEA et les banques qui repose sur l’endettement et le productivisme (la France est en tête des utilisateurs de pesticides), continuent à chaque crise des cours à casser et à détruire le patrimoine commun et à pénaliser le citoyen lambda avec l’assentiment de fait des pouvoirs publics.
Trente-cinq ans que les élus et les gouvernements successifs s’accusent mutuellement de n’avoir rien fait lorsqu’ils étaient au pouvoir, qui accusent « Bruxelles » ou qui somment aujourd’hui leurs concurrents politiques d’agir vite (point de vue de P. Méhaignerie dans Ouest France du 17/02) alors qu’ils ont toujours caressé dans le sens du poil cet électorat qui vote de moins en moins pour eux et part désormais en bataillons serrés vers le FN.
Trente-cinq ans qu’on présente cette image d’Epinal d’une agriculture respectueuse et qui préserve la nature, immédiatement démentie pas les exactions de ceux qui, empêtrés dans le système syndical et bancaire, ne savent plus comment s’en sortir.
Trente-cinq ans d’élevage intensif hors sol qui favorise la propagation des maladies et l’abattage de troupeaux l’appauvrissement des terres, la pollution de l’eau et la propagation des algues vertes.
Trente-cinq ans de faillite politique. Lorsqu’on est confronté à une crise industrielle, on parle (un peu) accompagnement, reconversion, indemnisation et si des salariés, d’aventure, se montrent un peu violent ou retiennent un dirigeant d’entreprise pendant 24 heures, le bras armé du maintien de l’ordre et de la justice s’abat sur eux sans trembler : il n’est pas question de laisser faire, alors que pour les exactions de syndicalistes agricoles égarés, on fait preuve d’une grande tolérance pour ne pas dire de laxisme.
Trente-cinq ans que ça dure. J’aimerais bien que chacun prenne enfin ses responsabilités, en particulier la FNSEA, qui sous couvert de protection des agriculteurs, les mène inexorablement à leur perte.
par (son site)
http://www.agoravox.fr/actualites/citoyennete/article/trente-cinq-ans-de-destruction-177781