A la suite d'un entretien donné au Figaro par Gérard Depardieu - où il dénonce une élite politique, médiatique et culturelle sans « distinction » ni ambition - Bruno Roger-Petit a donné dans Challenge un article qu'un lecteur - et ami - nous a transmis. L'article date du 19.06.2015 mais n'a rien perdu de son actualité ni de son intérêt. Nous laissons à l'auteur la responsabilité de son coup de griffe assez inutile et d'ailleurs injustifié à Eric Zemmour. Quant à Depardieu, malgré ses folies récurrentes, il a joué les grands rôles, s'est frotté à la haute littérature, s'est passionné pour les meilleurs textes et pour les auteurs essentiels; il a, par lui-même, le goût de la grandeur, du panache et du style. Son mépris pour les élites d'aujourd'hui en découle naturellement. Dédié au président normal. LFAR
Les chemins de la désespérance mènent droit à la lucidité. Gérard Depardieu en administre un éclairant exemple, ce mardi 16 juin, dans un entretien publié par le Figaro. Depardieu n’est pas qu’un acteur énorme qui profite de son immense popularité pour multiplier les provocations. Il est bien plus que cela, pour qui veut bien aller au-delà des sentences que les médias qui le sollicitent s’empressent de populariser pour les besoins de leur renommée.
Si ce que dit Depardieu pèse aux yeux de ses contemporains, c’est bien parce qu’il fait écho avec les préoccupations du temps. Depardieu n’est pas Guillaume Canet, consensuel et émollient, bien dans l’air du temps, surfant jusqu’à l’indécence sur la vague des bons sentiments et les Petits mouchoirs de l'époque en veillant bien à ne déranger personne. Depardieu est authentiquement français à raison de ce qu’il n’est pas gros, mais énorme. Depardieu est là pour déranger, bousculer, casser.
On serait François Hollande et Manuel Valls, seuls et abandonnés par les forces vives d’un pays saisi par le déclinisme, gouvernants sans boussole en quête des moyens de raviver l’optimisme et l’espérance parmi les Français, on lirait et relirait Depardieu dans le Figaro. On y trouve en effet un diagnostic sur l’état de la société française à travers la représentation de ses élites, dans tous les domaines, d’une acuité exceptionnelle.
« Le verbe était de haute volée »
Depardieu éclaire le présent par le passé : « J’étais ami avec Michel Audiard, comme avec Jean Carmet, Jean Gabin… Le verbe était de haute volée. Ils avaient tout ce qui nous manque aujourd’hui. Pas de la distance, mais de la distinction. Maintenant, personne ne se distingue de rien, à commencer par les hommes politiques. Journalistes, acteurs pareil. On ne vit pas dans un monde où l’on peut se distinguer ».
« La France s’ennuie », dit en substance Depardieu. Elle s’ennuie parce que dans tous les secteurs de la vie publique, politique, médiatique, artistique, elle ne produit plus rien qui ait pour ambition de se distinguer. Qu’on ne s’y trompe pas, Depardieu ne fait pas dans le « C’était mieux avant » à la Zemmour. Il n’est pas question pour lui de tomber dans l’engourdissement d’une nostalgie identitaire qui précède le tombeau. Non. Si Depardieu évoque ce que fut le cinéma d’avant, celui des Audiard, Gabin ou Carmet (il a oublié son copain Blier - ce génie - au passage) c’est pour regretter que de tels monstres aient disparu, et que ce phénomène est aussi, à travers le cinéma, le révélateur d’une France qui s’ennuie à l’image d’un cinéma où rien en distingue.
Depardieu a raison. Le cinéma français a toujours été le reflet de la vitalité française. On a les films que l’époque mérite. Et les stars qui vont avec. Songeons à ce qu’est devenu, par exemple, le spectacle de la cérémonie des César. Les Morgan, Gabin, Noiret, Deneuve, Rochefort, Marielle, Léotard, Ventura, Coluche ou Depardieu des années 70/80 ont été remplacés par Manu Payet, Kev Adams et les anciennes Miss météos de Canal Plus. Le cinéma français n’est plus qu’une suite de téléfilms à sketchs, produits dérivés des amuseurs de Canal Plus, dont le dernier avatar, le film « Connasse » est l’emblème parfait. Jacques Audiard est un arbre qui cache la forêt du vide. Qui oserait aujourd’hui, produire un film comme le Corbeau de Clouzot, sur l’état de la société française ?
Une France tout à la fois pépère et mémère
Depardieu voit juste. Le cinéma français est le reflet d’une France sans héros à distinguer. Une France tout à la fois pépère et mémère. Une France normale. Une France désespérément normale. Or une France normale est une France qui s’endort. Une France de Bidochon. Sans ambition et sans dessein. De ce point de vue, François Hollande, qui a été élu en promettant de renoncer à toute distinction, en proclamant qu’il serait un « président normal », est bel et bien le pendant politique de ce qu’est le cinéma d’aujourd’hui. Depardieu a tout bon. Tout se tient. La France 2015 panthéonise les grandes figures du passé parce que ses contemporains ne se distinguent en rien. Et quand elle tient un Prix Nobel de littérature, la ministre de la Culture en charge avoue qu’elle ne l’a pas lu. Même ceux qui devraient être distingués ne le sont pas. Quel vertige...
Sous Mitterrand, le cinéma célébrait Noiret, Rochefort et Marielle, Signoret, Deneuve et Baye. Sous Hollande, on célèbre Kev Adams, Manu Payet et Guillaume Canet, les Miss météo et la « Connasse » de Canal Plus.
Sous Mitterrand, les ministres s’appelaient Mauroy, Joxe, Badinter, Defferre. Même un simple Secrétaire d’Etat pouvait se nommer Max Gallo. Sous Hollande, à trois ou quatre exceptions près, on ne connaît même plus les noms des ministres. Qui sait aujourd’hui le patronyme du Secrétaire d'État chargé du Commerce extérieur, de la Promotion du tourisme et des Français de l'étranger auprès du ministre des Affaires étrangères et du Développement international ?
Une partie de l’élite française moque Depardieu. Depardieu, le monstre. Depardieu, le copain de Poutine. Depardieu, l’autodestructeur. Depardieu, Chronos dévorant ses enfants. Depardieu qui se vend à n’importe qui, n’importe où. On même vu, en son temps, un Premier ministre, empreint de la « normalité » de l’époque, accuser Depardieu de trahison. « Minable » avait dit le premier chef de gouvernement de l’ère Hollande lorsque Depardieu avait annoncé son exil volontaire pour la Belgique, avant de choisir, in fine, la Russie. Surtout condamner Depardieu et refuser de la comprendre. Casser le miroir qu’il nous tend, à l’insupportable reflet.
Peut-on réveiller un peuple qui s’ennuie ?
Une sphère non négligeable de l’élite politique, médiatique et artistique de l’époque se refuse à comprendre que Depardieu se donne à Poutine parce que la France le désespère. Poutine n’est pas un président normal. Poutine se distingue parce qu’il a de l’ambition pour son pays et son peuple. Depardieu choisit Poutine comme on lance un ultime appel au secours. Paradoxalement, c’est par patriotisme que Depardieu brandit l’étendard de Poutine. Pour réveiller un peuple en proie au déclinisme sur fond de mésestime de lui-même. Quand Depardieu proclame que « Les Français sont plus malheureux que les Russes », il constate une évidence que l'élite française persiste à nier.
Depardieu pose la bonne question : peut-on réveiller un peuple qui s’ennuie, doute, avec une élite anesthésiante et conformiste ? Peut-on plaider pour le retour de l’optimisme et de l’ambition quand on se prétend président normal ? Ou se poser en Premier ministre avocat d’une réforme du collège qui promeut un enseignement de l’histoire qui ne distingue pas la France dans ce qu’elle emporte de plus exaltant auprès de jeunes consciences ?
Depardieu sera-t-il enfin entendu ? Ecouté ? Lui-même en doute. On lui laissera le mot de la fin, tout en souhaitant qu’il se trompe : « Moi, je suis au-delà de la révolte. C’est fini ça. J’adorerais donner des coups à condition que j’en prenne. Je parle de vrais coups, qui font saigner. Pas de petites polémiques sur le fait que je ne veuille pas payer mes impôts. La masse est bête. Et ceux qui font la masse, c’est-à-dire les journalistes, encore plus bêtes ». •