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La nouvelle Bête du Gévaudan s'appelle Identité

Depuis la fin du XXe siècle, l'idée que la période actuelle marquée par la globalisation économique s'accompagne d'une parallèle et progressive retribalisation du monde est devenue un cliché obligé pour toute réflexion politique. Y compris, c'est un comble, du côté des ex-colonisés. Exemple avec l'Indien Amartya Sen, prix Nobel d'économie, mais pas favori pour une chaire de socio.

L’écroulement inattendu et soudain de l'universalisme marxiste-léniniste, qui a dominé de sa force mythique et de sa puissance impériale l'ensemble du siècle passé, a laissé au bout du compte comme un vaisseau étrange échoué sur la plage de l'Histoire, un monde radicalement nouveau et très ancien en même temps, au sein duquel l'idéologie à la fois messianique et rationnelle issue de l'Occident des Lumières, lui-même redéfini à partir du moderne imperium américain, s'est retrouvée sans vis-à-vis mondial, ou plus exactement sans rival mimétique, pour emprunter le concept de René Girard

Le XXe siècle a refoulé la question des identités

Dans la mesure, en effet, où il ne reste plus qu'un seul Empire à prétention mondiale, ses adversaires géopolitiques potentiels ou réels ne peuvent dès lors se revendiquer pour le combattre que de légitimités locales, qu'elles soient d'ordre national, religieux, culturel ou ethnique, ou les quatre à la fois. Ainsi, par-delà la tombe, Abd el Kader, Nasser, Mao Tsé-Toung ou Tilak apparaissent-ils peut-être aujourd'hui rétrospectivement comme des adversaires bien plus redoutables pour le mondialisme occidental que Lénine ou Trotski... Bref, si deux idéologies universalistes d'origine occidentale sont sur un bateau, et si l'une d'entre elles tombe à l'eau, que reste-t-il ? Des identités multiples et morcelées qui alors émergent des ondes, avec parfois plus de brutalité et d'ardeur que la Vénus de Botticelli.

L'identitarisme, qu'on le décline au singulier ou au pluriel, est donc d'ores et déjà devenu une des réalités les plus prégnantes du monde contemporain, ainsi que beaucoup d'esprits pénétrants l'avaient entrevu dès avant la fin de la Guerre froide (notamment le géopoliticien français Yves Lacoste au moment du conflit vietnamo-cambodgien de 1978), et ainsi que les guerres balkaniques, africaines ou proche-orientales ne cessent de le démontrer dramatiquement depuis vingt ans.

Mais l'essentiel, en réalité, n'est pas là, et il conviendrait plutôt d'inverser les données du problème n'est-ce pas plutôt le XXe siècle, ou la modernité occidentale au sens large, qui ont été au cours de l'Histoire des périodes « insulaires », pour qui la question de l'identité des peuples et des personnes ne se posait pas, ou feignait de ne pas se poser en tant que telle ? Sommes-nous vraiment sûrs que les pathologies de l'identité, dont les massacres ethniques ou les conflits à base religieuse ont été ces dernières années les formes les plus visibles et les plus terrifiantes aux yeux du monde, sont bien les pathologies les plus symptomatiques des temps de déstructuration globale que nous vivons ? Le véritable « vice de construction » de la post-modernité n'est-il pas ailleurs ? Et les résurgences identitaires ne sont-elles pas devenues aussi violentes et marquantes que parce que l'identité, comme la libido sexuelle selon Freud, avait prétendu être éradiquée de la constitution mentale des hommes depuis plusieurs décennies ?

Un certain nombre d'ouvrages récents se sont penchés sur la question, et les différentes réponses qu'ils tentent d'apporter à cette question brûlante marquent bien le trouble qui s'est emparé de la modernité, surtout européenne, à propos de ce « retour du refoulé ».

Le plus significatif, sans doute, parmi eux, de la « doxa » occidentale est dû, à peine paradoxalement, à un économiste indien, Amartya Sen, qui a regroupé plusieurs textes et réflexions autour de la question identitaire dans un livre intitulé, de façon emblématique, Identité et Violence(1) Ce savant hindou de culture britannique, originaire du Bengale et qui a longtemps enseigné dans les grandes universités du Royaume-Uni et des États-Unis, vient au fond de théoriser et d'écrire noir sur blanc ce que pensent de façon plus ou moins diffuse à ce sujet la plupart des membres des élites officielles des nations occidentales.

L'antienne de l’ex-colonisé qui s'occidentalise « librement »

L'identité, selon lui, est la principale matrice de la violence de masse de l'époque moderne dans la mesure où, par sa prétention d'unicité et d'exclusivité, elle asservit les individus qui s'y soumettent à un enfermement de type totalitaire. Tout au long de son livre, Sen ne fait que répéter dix ou vingt fois inlassablement ce qui est la vieille maxime nominaliste du progressisme « libéral » depuis au moins le XVIIIe siècle un individu libre et épanoui, qu'il soit occidental ou pas, n'a pas une identité, mais plusieurs. Vouloir dès lors l'enfermer dans une seule d'entre elles au détriment de toutes les autres, qu'elle soit nationale, culturelle ou religieuse, le destine à une mutilation telle de son être profond qu'elle en fait obligatoirement un meurtrier en puissance, prompt à voir dans tout homme ne relevant pas de la même identité unique que lui un ennemi à abattre.

Lui-même enfant durant les grandes tueries de masse suscitées par les émeutes indiennes des années 1940 qui ont préludé à l'indépendance de l'Inde et à sa partition avec le Pakistan, durant lesquelles près d'un million d'Indiens, hindouistes ou musulmans, furent massacrés, il a gardé de cette période tragique, qui vit agoniser un journalier musulman entre ses bras, le sentiment que toute revendication exclusive d'un seul sentiment d'appartenance entraînait systématiquement le déchaînement de la pulsion de mort chez les hommes.

On voit bien l'intérêt de cette grille de lecture, à vrai dire assez diaphane, aux yeux des tenants de la globalisation anglo-saxonne dans la mesure où l'identitarisme aliène l'indépendance de l'individu à une masse se voulant à la fois homogène et discriminante, il n'est rien d'autre que la métamorphose perverse du « bon vieux » totalitarisme du passé. Pour avoir changé de vêtement, le Mal n'a pas changé de nature. La Bête du Gévaudan est de la même lignée que l'ours rouge ou brun de nos parents : il convient donc que le monde civilisé, celui de la Déclaration universelle des Droits de l'Homme et du capitalisme globalisé, continue à la traquer inlassablement dans toutes les forêts du monde où elle pourrait se tapir.

Le conte pour grandes personnes est simple et joli, mais il est court et faux, et ce pour deux raisons. D'abord parce que Sen, sans doute avec la plus parfaite sincérité (celle, précisément, des ex-sujets colonisés qui ont eu le sentiment de devenir des individus à part entière à partir du moment où ils pouvaient épouser de leur propre chef les valeurs des anciens colonisateurs), entend expliquer que l'individualisme mondialiste et laïque promu par les temps modernes est, comme la science elle-même, d'essence universelle et non pas la seule sécrétion idéologique de l'Occident.

Une identité n’est pas un luxe de clubiste anglais !

Il en veut pour preuve le règne d'Ak-bar, l'empereur musulman indo-moghol de l'Inde du XVIe siècle, qui décréta la plus totale tolérance religieuse au sein de son empire et voulut même forger une sorte de synthèse personnelle de l'hindouisme et de l'islam au nom d'une appréhension purement rationnelle, non mystérique, de la divinité. Il accepta même l'expression publique de philosophies athées. Or, Akbar est un accident dans l'histoire de l'Inde, et la preuve en est qu'il n'eut pas de successeurs (un peu à l'image d'Alexandre le Grand dans l'histoire de l'Europe antique) un de ses héritiers directs, le très islamiste Aurangzeb, s'empressa même de détruire toute son œuvre religieuse et législatrice, raison pour laquelle il fait figure aujourd'hui de souverain historique fondateur de ce qui allait devenir la nation pakistanaise.

Ensuite, Amartya Sen commet une confusion grave en définissant comme des identités de même nature tous les types d'allégeance ou de sympathie qui peuvent émailler la vie d'un individu : « Je peux être, écrit-il, à la fois asiatique, citoyen indien, bengali d'origine bangladeshi, résider au Royaume-Uni, être économiste, enseigner la philosophie, écrire des livres, connaître le sanskrit, croire dur comme fer en la laïcité et la démocratie, ère un homme, féministe, hétérosexuel, défendre les droits des homosexuels, exclure la religion de mon mode de vie, ère de culture hindoue, ne pas ère brahmane et ne pas croire en une vie après la mort. » Cela revient à nier, avec une certaine hypocrisie badine, ce qui constitue l'essence même d'une identité, laquelle, nationale, religieuse ou historique, n'existe que dans la mesure où elle met des hommes en confrontation avec l'épaisseur du temps et la filiation très particulière que l'éloignement de celui-ci est capable d'instituer vis-à-vis d'eux. Une identité n'est pas un luxe de clubiste anglais, c'est une dette fondatrice que l'on est libre d'honorer ou pas.

Mais vouloir rendre illisible la trace de cette dette, au point d'en faire la figure même de l'aliénation sociale et politique par excellence, c'est bien cela qui constitue l'unicité de la seule idéologie occidentale moderne. La philosophe kantienne et ultra-laïciste Catherine Kintzler la formule mieux encore dans son dernier livre, consacré à la laïcité(2) dont elle fait le marqueur propre à la philosophie des Lumières : « La laïcité, dit-elle, engage un modèle politique fondé sur un paradoxe c'est la supposition de la suspension du lien communautaire qui rend possible la formation du lien politique. » Mais c'est là, justement, qu'est, au lieu d'un « paradoxe », la véritable aliénation qui fait passer la normalité occidentale pour pathologique aux yeux de la grande majorité des autres peuples restés fidèles à leurs allégeances identitaires. Un lien politique qui ne se connaît plus de préalable communautaire ne peut unir qu'un peuple de fantômes. Surtout, il exige de la part des individus modernes une conversion au coût bien plus considérable que celle exigée par les anciennes religions traditionnelles.

Car, même si une identité est toujours autant à construire qu'à hériter, elle ne peut être l'occasion d'une liberté future que si au départ elle n'a pas été choisie. Elle correspond à une forme de volonté d'impuissance pourtant génératrice de devenir mais où ont été abolies toutes les postures aberrantes du progrès et du choix. Et l'homme qui méconnaît cette providence des choses est semblable au dernier homme dont parlait Nietzsche, qui ne se veut pas de passé mais seulement des enfants, car il ne se veut pas lui-même.

Philippe Marsay Le Choc du Mois Décembre 2007

Identité et Violence. L’illusion du destin, par Amartya Sen, éditions Odile Jacob, 270 pages, 23,90 euros.

Qu'est-ce que la laïcité ?, par Catherine Kintzler, éditions Vrin, 2007.

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