L’affaire Griveaux qui frappe le monde politico-médiatique à la veille des élections municipales renvoie à une question fondamentale : d’où vient le naufrage de la vie publique française dans la médiocrité ? Où sont passés les hommes d’Etat? Une vision classique de l’histoire politique française oppose la Ve République à celles qui l’ont précédée, la IIIe et la IVe : avant 1958 régnaient les ténèbres, et après, la lumière. Ce schéma, qui bénéficie d’un large consensus, met en balance l’instabilité gouvernementale des régimes précédents et la stabilité – ou l’immobilisme – de l’actuel système présidentialiste qui garantit à l’exécutif une permanence de cinq ans.
Cependant, cette vision manichéenne – avant, le mal, et après, le bien – se heurte à un constat : la France d’avant 1958 a su engendrer d’authentiques hommes d’Etat. Aujourd’hui, elle produit certes des personnalités politiques, mais semble de plus en plus impuissante à former et porter aux plus hautes responsabilités des hommes ou des femmes d’Etat, c’est-à-dire des dirigeants qui placent le service de l’Etat ou de la chose publique, la res publica, au-dessus de leur intérêt et de leur destin personnel.
Des noms prestigieux viennent aussitôt à l’esprit : Adolphe Thiers (le « Libérateur du territoire »), Léon Gambetta, Jules Ferry, Pierre Waldeck Rousseau, Aristide Briand, Georges Clemenceau, Alexandre Millerand, Raymond Poincaré, Edouard Herriot, Léon Blum, Georges Mandel, André Tardieu… Plus récemment Vincent Auriol, Antoine Pinay, Pierre Mendès France, Charles de Gaulle. Aucun ne peut prétendre à la sainteté. Tous avaient de sérieux défauts et ont commis un jour où l’autre des erreurs. Mais tous avaient en commun leur engagement au service d’une cause qui dépassait leur propre sort : la patrie (Clemenceau, Poincaré, Tardieu, de Gaulle), les principes républicains hérités de la Révolution française (Herriot), la paix internationale (Briand), le sort de la classe ouvrière (Blum). Ils se combattaient les uns les autres, tout en se respectant. L’ambition personnelle comptait bien entendu, mais se confondait avec des convictions, un idéal.
La notion traditionnelle d’homme d’Etat contraste avec la l’image qui prévaut aujourd’hui, dans l’opinion, d’un dirigeant politique national. Le premier pense et travaille avant tout dans une perspective d’intérêt général, il respecte le peuple et ne s’accroche pas au pouvoir. Le second est un séducteur, ne recule pas devant les promesses démagogiques, ni les coups de communication. L’idée qu’il se fait de lui-même, la vanité, l’emporte sur le dévouement au bien commun. L’obsession de son destin personnel et de son avenir électoral l’emporte sur la conscience des malheurs publics, même quand lui-même est à l’origine des troubles ou du chaos. D’ailleurs, la dérive de la vie publique dans le fanatisme de l’ego, au détriment des débats d’idées et de l’intérêt général, explique l’état d’hystérie permanent qui a gagné la politique française.
Les hommes d’Etat sont-ils une espèce de voie de disparition ?
Jusqu’au deux tiers du XXe siècle, la vocation politique venait naturellement aux esprits les plus brillants d’une génération, à l’image de Raymond Poincaré, déterminés à mettre leur talent et leur culture au service du bien public. Désormais, l’image dévalorisée de la politique semble exercer un effet dissuasif qui en détourne, sauf exceptions, les plus doués d’une génération : ceux-là choisiront de préférence l’entreprise, les affaires, la recherche scientifique, au prix souvent de l’expatriation.
La IIIe République, par sa politique éducative, a su former une élite dirigeante d’un haut niveau. Celle-ci disposait, à travers la maîtrise parfaite du latin et du grec, de la littérature française, de l’histoire et de la philosophie, d’outils nécessaires à la compréhension du monde, une vision transcendant les intérêts égoïstes. Cependant, à l’œuvre depuis plusieurs décennies, la politique de nivellement par le bas et le sacrifice de l’excellence se traduisent par l’effondrement du niveau moyen de la classe dirigeante et sa chute dans la médiocrité. D’ailleurs, l’obsession de l’ego en politique est la quintessence de la société du néant décrite par Gilles Lipovetsky dans « l’ère du vide ». Un monde dominé par les valeurs narcissiques se prête mal à l’affirmation d’hommes ou de femmes d’Etat.
Le régime politique actuel est lui aussi en cause. Le système parlementaire des IIIe et IVe Républiques, avec tous ses défauts, a su constituer, à travers les Chambres élues au suffrage universel, un vivier d’où ont émergé quelques d’hommes d’Etat, choisis pour leurs idées et leur compétence. Bien au contraire, le présidentialisme actuel, issu d’une Ve République dégradée par la perte du sens de l’intérêt général et la dérive de la vie publique en grand spectacle médiatisé, favorise des acteurs télégéniques et des virtuoses de la communication.
Le vivier potentiel des hommes ou femmes d’Etat n’est sans doute pas complétement épuisé. Mais pour les quelques rares personnalités de la vie politique pourvues d’un authentique caractère, d’une vision et d’un sens de l’Etat, comment franchir le filtre des grands media nationaux qui valorisent bien au contraire le conformisme gesticulateur et bavard, mais sans lesquels aucune notoriété n’est envisageable ?
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