Beaucoup croient encore, parmi les militants séduits par la marchandise frelatée qu'on leur vend sous l'emballage de la contestation, que l'extrême gauche se bat pour un rêve de fraternité. Ils se trompent. Les libertaires travaillent bien à un autre monde, mais c'est celui des néolibéraux, Un précurseur avait montré la voie : Trotski. C'est bien le libéralisme qui, déjà en 1917, avait rempli ses poches, avant son retour d'exil.
Combattre le capitalisme, rejeter l'ordre libéral ! Une évidence, ces préoccupations de la gauche radicale ? Tels sont en tout cas les mots d'ordre toujours mis en avant pour mobiliser les troupes. Gravés dans le paysage rhétorique de ses diverses composantes. De Bové à Besancenot, tous affichent la même volonté de lutter contre le système établi et ses effets immédiats. Licenciements, délocalisations et autres démantèlements du service public. L’opposition frontale de l'extrême gauche au néolibéralisme ne fait donc aucun doute, du moins pour ses sympathisants les plus vulnérables, ceux issus des milieux populaires.
Le problème, pour cette part du peuple qui lui fait confiance, c'est que l'extrême gauche s'applique à elle-même le principe de la « révolution permanente ». Hydre mutante, c'est à l'aune de sa frange la plus avancée qu'elle doit donc être jugée. Or, cette dernière est principalement mue par d'autres soucis que la défense des droits sociaux et la dénonciation de l'« horreur économique ». Ces thèmes ne constituent pas réellement le cœur de sa matrice idéologique. C'est dans une véritable logique d'illimitation, s'appuyant sur une culture transgressive, qu'il faut plutôt aller chercher celle-ci.
La pièce qui s'est jouée dans le théâtre tragi-comique de Mai 68 constitue à ce titre un moment décisif. Plus que la mise en scène d'une contre-culture aux contours imprécis, importe le recentrage qui s'opère alors des questions sociales vers les revendications sociétales. À terme, ce type de lutte a relégué au second plan les mises en cause du libéralisme que développaient situationnistes ou autogestionnaires. Ce tournant apparaît aujourd'hui en pleine lumière avec le militantisme de Ni putes ni soumises ou d'Act-Up. Extension indéfinie des droits individuels. Combat libertaire pour l'évolution perpétuelle des mœurs. Plus généralement, se met en place une nouvelle religion, celle de la fin de toutes les discriminations, pendant que disparaissent les critiques de la massification des modes de vie qu'engendre le capitalisme.
La solution ? Régulariser tous les comportements
Face aux revendications sans fin qui fleurissent ainsi de toutes parts dans une société dopée à l'opium des Droits de l'homme, la nébuleuse active de la gauche radicale détient une solution. Rien moins que la régularisation de tous les comportements. L’obtention de tous les droits. De ce fait, elle crée les conditions culturelles d'un développement accru du système libéral. L’ordre marchand prospère en effet à mesure que se poursuit le démontage des solidarités naturelles, familles ou territoires enracinés, et qu'avancent ainsi l'individualisme et son corollaire consumériste. Il a tout à gagner d'une circulation toujours plus fluide des individus dans un monde sans frontières. Illustrant, lui aussi, cette « loi d'illimitation de la société moderne », selon l'expression de Jean-Claude Milner, sa propre logique rend donc l'immigration et le nomadisme généralisé indispensables à sa course. On voit ici l'utilité d'organisations comme le Réseau Education Sans Frontières (RESF) ou l'Arche de Zoé.
Jouant ainsi objectivement le jeu de ceux qu'elle prétend dénoncer, une partie de l'extrême gauche a accompli une mutation essentielle. Avec ces « nouvelles radicalités », le projecteur s'est déplacé dès les années quatre-vingt-dix sur ces minorités marginales que représentent les « sans-papiers », les sans-abri et les minorités sexuelles. Après cet abandon inavoué de la vieille question sociale, la « révolution permanente » se passe désormais du peuple. Depuis les années soixante-dix, la figure messianique du travailleur a été remplacée par celle de l'exclu. Au moment de l'essor de SOS Racisme dans les années quatre-vingt, la vision d'une Gauche prolétarienne est déjà dépassée par ce combat anti-discriminatoire, plus en phase avec les exigences de dérégulation du néolibéralisme. La nouvelle façon d'étendre le domaine de la lutte est désormais d'accroître le champ du désir individuel, autrement dit le désir d'un accès aux droits, biens et services de tous ordres. Changer le prolétaire en consommateur, tel est aujourd'hui le fin mot de la subversion.
L'hyper-individualisme est l'avenir du genre humain
Il faut souligner un certain parallélisme dans les évolutions, et de l'idéologie révolutionnaire, et de la pensée économique libérale. De fait, le recentrage de l'extrême gauche se produit à un moment particulier. Celui où, dès la fin des années soixante-dix, s'observe en Occident une tendance favorisant, à côté du modèle néo-classique qui postule une intervention correctrice de l’État sur le marché, le modèle néolibéral critiquant une telle intrusion. Or, cette seconde option suppose en réalité que soient imposées aux sociétés prétendument bloquées les conditions générales, tant politiques que morales et culturelles, d'un tel système. Une nuée d'experts, au sommet de laquelle trône un Attali, doit alors chercher comment adapter le peuple à la croissance.
Le conditionnement que requiert cette dynamique néolibérale trouve bien son relais dans la frange la plus « éclairée » des « nouvelles radicalités », celle qui possède l'imaginaire le plus approprié pour changer le monde en objet de satisfaction. On peut en trouver un exemple dans Charlie Hebdo ou encore la revue ProChoix, où officie Caroline Fourest. Dans La tentation obscurantiste, paru en 2005, celle-ci défend une sensibilité que le politologue Philippe Raynaud qualifie d'« individualiste radical », contre tous les communautarismes, réceptacles « totalitaires » d'identités collectives. Un tel individualisme, désormais érigé en lutte progressiste par excellence, révèle où se situe l'avant-garde. À tous points de vue, la révolution libertaire est une affaire qui marche.
Philippe Gallion Le Choc du Mois octobre 2009