Face à l'hégémonie intellectuelle du libéralisme, François Huguenin en appelle aux communautariens américains et à leurs compagnons de route néo-orthodoxes.
Les conservateurs européens n'ont plus aujourd'hui grand-chose à opposer au libéralisme triomphant. Partout sur le continent, l'Etat a perdu pied face au travail de sape de la mondialisation, partout, les grandes orthodoxies religieuses ont renoncé à leurs prétentions au magistère universel partout ou presque la société civile a achevé de se déliter dans un individualisme navrant, et n'a plus de valeurs alternatives à opposer à l'utilitarisme consumériste érigé en vertu cardinale par les nouveaux maîtres du monde.
Sur le plan intellectuel, le constat est plus accablant encore à l'exception de quelques combattants d'arrière-garde désespérément marginalisés - on pense à Michéa, Debray, Legendre ou Le Goff - il n'existe plus de voix dissonante dans le concert ronronnant de la doxa progressiste. Alors même que la conjoncture économique et sociale ouvre de multiples fenêtres de tir aux attaques d'un antilibéralisme renouvelé, jamais la contestation de l'idéologie dominante n'a semblé aussi tiède et aussi stéréotypée.
De ce point de vue, le nouveau livre de François Huguenin a toutes les allures d'une bouée de sauvetage jetant opportunément un œil de l'autre côté de l'Atlantique, l'auteur entreprend de faire découvrir à nos concitoyens une génération méconnue de politologues et d'essayistes de premier plan, dont le trait commun est de dénoncer depuis un demi-siècle les conséquences mortifères de la dissolution du tissu communautaire et de la disparition des repères transcendants qui structurent les sociétés humaine depuis l'aube des temps.
Qu'ils se disent « communautariens » comme Charles Taylor, Michael Walzer, Michael Sandel ou Alasdair Macintyre, et s'attellent à une réhabilitation d'inspiration aristotélicienne de l'homme « social » dans le champ de la philosophie politique, qu'ils se définissent comme « républicains », à l'instar de Quentin Skinner de John Pocock ou de Philip Pettit, et défendent l’« humanisme civique » et la liberté « positive » des Anciens contre la liberté « négative » et procédurale des Modernes, ou encore qu'ils se fassent, comme Stanley Hauerwas, William Cavanaugh et John Millbank, les apôtres d'une théologie incarnée et enracinée, tous contribuent à démonter le « mythe d'un libéralisme accompli qui saurait réconcilier le paradigme de l'individualisme méthodologique avec les impératifs de la justice sociale ».
Huguenin n'entend pas toutefois proposer un exposé systématique de la doctrine des courants en question. Il est vrai qu'un volume n'y suffirait pas. Son livre est davantage une promenade au fil des multiples problématiques ouvertes ces dernières décennies, avec une vigueur et une profondeur de vue sans équivalent chez nous : débat incessant avec John Rawls et les néo-rousseauistes sur la définition même des notions de liberté et de bien commun, réexamen approfondi des rapports ambigus liant le « moi » au « nous », réflexion sur la place nouvelle des églises dans la polis, remise en cause des prétentions de l’État-nation à constituer le cadre d'une véritable vie communautaire, questionnement de l'incapacité manifeste du libéralisme à régenter des sociétés multiculturelles.
Il faut dire qu'Huguenin ne croit guère à l'utilité pratique de son travail. Son analyse se referme sur le constat pessimiste d'une inadéquation des solutions purement politiques à l'ampleur de la crise de civilisation que nous traversons. « Se référer à un âge d'or révolu, prévient-il, est un leurre. Rêver à un nouvel essor, par le biais d'une nouvelle gouvernance mondiale semble irréaliste, à tout le moins très prématuré. » Sans dévier d'un pouce de ses prises de position précédentes, l'auteur du Conservatisme impossible demeure convaincu que « la marge de manœuvre du politique s'est rétrécie, au point de sembler (désormais) insignifiante ».
C'est pourquoi le remède au sentiment de déracinement qui taraude nos contemporains ne peut à ses yeux qu'être spirituel : « si, conclut-il au terme d'un brillant épilogue, établir une cité de Dieu séparée sur la terre ne constitue pas une alternative crédible, faire vivre la cité de Dieu au sein des cités des hommes revêt un sens (…) Il ne peut s'agir de rethéologiser les États-nations ou de retourner à la cité grecque, non plus de songer à créer d'autres espaces de vivre-ensemble séparés de la vie collective institutionnelle ». Mais « chacun à son niveau, ministre, haut fonctionnaire, chef d'entreprise (…) peut s'appliquer à faire vivre une autre conception du vivre-ensemble, fondée sur la recherche du bien commun dans la vérité ».
Placée sous les auspices de Benoît XVI, cette position de principe est tout à fait louable. Elle est peut-être effectivement la seule qui soit réellement praticable dans les ténèbres opaques de la postmodernité. Mais a-t-elle vraiment besoin, autrement qu'à la marge, du renfort des communautariens anglo-saxons pour s'imposer à la conscience des catholiques découragés par les apories vertigineuses qui sous-tendent aujourd'hui l'engagement militant ? On peut en douter. C'est peut-être ce qui donne au livre d'Huguenin un petit goût d'inachevé.
À trop attendre de Sandel, Taylor, Maclntyre ou Walzer - en l'occurrence un projet opératoire de rénovation politique et sociale - celui-ci disqualifie un peu rapidement leur apport critique pourtant remarquable, et s'interdit une approche plus globale de la faillite de l'individualisme politique. On espérait une déconstruction en règle de nos institutions libérales, une boîte à outils susceptible de nous fournir des solutions originales et non-conformistes aux grands défis du moment. On se retrouve face à un nouveau et désespérant constat de l'impuissance du politique - « énième manifestation de l'échec de la cité de l'homme à apporter la paix, la justice et l'amour ».
Norbert Kanchelkis Le Choc du Mois mars 2010
François Huguenin, Résister au libéralisme, les penseurs de la communauté, CNRS éditions, 255p. 25 €.