Par Giles Laferté*
Du manque de masques et de tests à l’annonce d’un déconfinement chaotique, un sentiment d’improvisation a traversé nos sociétés, qui contraste avec l’exercice classique d’un pou voir dont l’autorité sociale repose justement sur la préparation de l’avenir. Comme un adolescent qui se pense immortel, pourquoi l’Occident n’a-t-il cru à cette crise annocée que face au mur ?
A mesure de l’étendue de la crise, les populations en voudront toujours plus à leurs dirigeants, les sanctionnant politiquement le jour venu. Et nous devrons probablement vivre des conséquences judiciaires vengeresses. Les oppositions politiques de chaque gouvernement en feront leur miel. Mais il semble un peu court de résoudre par ce jeu démocratique notre difficulté collective. Tous auraient probablement failli. La difficulté des démocraties occidentales est générale. Au-delà des erreurs personnelles de tel ou tel dirigeant, les explications sont plus fondamentales et sans doute multiples.
L’une d’elles pourrait être inscrite dans l’esprit même d’un moment du capitalisme. Il est sans doute révélateur que les plus capitalistes des dirigeants, Donald Trump et Jair Bolsonaro, ont le plus longtemps possible nié la catastrophe qui s’annonçait – notons que ce sont les mêmes qui sont climatosceptiques et n’y croiront probablement que lorsqu’il sera trop tard – comme si, par autoconviction, ils avaient le pouvoir de garder l’avenir prédictible et sous leur contrôle. Longtemps, une telle crise est demeurée pour beaucoup impensable. Une fois admis ce qui s’avançait, Donald Trump a alors été clair : « On n’arrête pas le capitalisme. » Cette phrase interpelle pour qui s’intéresse au processus historique.
Trop de personnes, de projets, d’en treprises sont engagés dans l’avenir par la dette pour que les possibles prévus n’adviennent pas. Le remède serait pire que le mal ! La perte de contrôle produit une catastrophe économique et sociale qui sidère gouvernants et population. Et la réponse est sans doute en partie là, dans la capacité du capitalisme à se convaincre, en s’appuyant sur le « savoir médical » et sur l’Etat notamment, qu’il peut réduire l’incertitude radicale du monde en construisant une société prédictible et certifiée, capable de gérer son risque.
Capitalisme autoréalisateur
Concernant la santé, cela se lit dans les questionnaires que nous rem plissons auprès des assureurs au moment de demander un prêt. Informé du risque global du groupe dans lequel est catégorisé le client et lui affectant ainsi une probabilité de décès, il suffit d’appliquer un prix plus élevé à la mesure du risque de ce groupe pour produire un avenir assuré. La santé est une variable prévisible à l’échelle collective. Des business plans au credit scoring, des études de marché au bilan des entre prises, du tracking au marketing automatisé, tout conduit à certifier l’information économique et à réduire les incertitudes pour les transformer en risque optimisé par catégorie de personnes, d’entre prises, de marchés.
Ces catégories sont produites à la fois par les données statistiques mises en série, toujours réaffinées par les big data, qui valent de l’or puisqu’ils enregistrent nos comportements et prédisent l’avenir probabilisé, et par les certifications délivrées par les institutions au premier rang desquelles l’Etat, grâce à l’appareil scolaire (les diplômes) ou les impôts (les déclarations fiscales, les états matrimoniaux et actes de naissance...), et les employeurs (feuilles de salaire).
Cette profusion de données renforce une société capitaliste qui contrôle et se rêve autoréalisatrice et reproductive. La banque, comme gardienne du futur probabilisé de la société salariale et entrepreneuriale, accordera ou non un prêt selon le profil social et médical et selon la nature des activités envisagées. Endettons-nous, consommons, investissons, puisque l’avenir aux possibles finis est assuré.
L’orgueil de l’Occident
La crise de 2008 avait été décrite comme une crise de ce modèle probabiliste. Le choc était interne à la finance qui, en somme, avait péché par mécompréhension des mécaniques comportementales et individuelles qui s’agrègent pour former un mouvement collectif, une question effectivement redoutable pour les sciences sociales. Le passé qui se reproduit est en effet l’idéal de l’avenir capitaliste. En 2008, les banques avaient failli à garantir l’avenir, mais l’Etat était venu le réassurer. Les failles de notre esprit de calcul maximisateur ont été colmatées, et nous avons continué collectivement à penser que l’incertitude majeure était sous contrôle.
Même quand le tonnerre a grondé en Chine, même informés des dangers, nous avons encore cru qu’une crise de cette ampleur ne pouvait nous atteindre. L’orgueil des sociétés occidentales assurées sur l’avenir produit la sidération actuelle de se voir confinés dans une économie qu’il a pourtant bien fallu arrêter. Et, là encore, les Etats des économies dominantes du monde entier se précipitent pour annoncer des plans de relance et tenir des discours rassurants. Nous serons bientôt de nouveau sauvés.
Une résistance cognitive s’est installée dans nos esprits, convaincus que le progrès scientifique et social avait éradiqué les grandes incertitudes collectives. Comme si le risque n’était désormais plus qu’individuel, risque que les banquiers nomment mala droitement les « accidents de la vie ». Cette croyance probabiliste pèche par son positivisme et par sa lecture individualiste des comportements sociaux. L’avenir n’est pas un monde fini des possibles connus, et le capitalisme peine à le penser comme une interaction collective entre nous et notre environnement. Le capitalisme contemporain semble tourner comme ce hamster prisonnier de sa roue du temps répétitif.
La crise actuelle sonne comme un ultime avertissement pour les crises majeures du 21e siècle qui s’annoncent : les sociétés occidentales ne peuvent se laisser prédire l’avenir par ceux-là même qui ont intérêt à ce qu’il se répète, au risque de nous entraîner collectivement dans le mur des possibles non probabilisés, et pourtant les plus probables.
(*) Gilles Laferté est directeur de recherche à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement.
Source Le Monde 03/05/2020