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Où notre chroniqueur s’interroge sur les liens entre économie sociale et utopie, mettant en garde contre la volonté de certains de confondre indifféremment l’une et l’autre, surtout dans la perspective d’un hypothétique « monde d’après »…
Actualité de l’économie sociale
On associe volontiers l’Économie Sociale et l’Utopie. C’est un débat sans fin, et j’irais jusqu’à dire, sans grand intérêt. D’un côté, l’Histoire est riche de ces initiatives trop exclusivement utopiques qui ont lamentablement échoué, comme le phalanstère texan de Victor Considérant ; de l’autre, on n’en finit pas de reprocher aux coopératives et aux mutuelles qui ont réussi de s’être « banalisées », d’avoir « trahi leur âme », en clair d’avoir perdu leurs velléités utopiques d’origine.
Or il faut savoir distinguer les entreprises humaines, par nature diverses et faillibles, des principes qui les sous-tendent. Et c’est une grave erreur que de vouloir restreindre les principes de l’Économie Sociale à leur seule composante utopique. Tout autant et sinon plus que de construire un monde meilleur, l’objet premier de l’Économie Sociale a été, et reste, de nourrir ses sociétaires, et de leur assurer de façon pérenne un revenu de survie et si possible de croissance.
L’utopie de la solidarité lui est à la fois un fil conducteur, une exigence morale et un instrument de communication plus ou moins fréquemment mis en avant. Il faut beaucoup d’énergie et de charisme, et du temps de bénévole sans compter, pour en faire aussi un moteur d’efficacité et d’innovation. Mais cela se produit parfois, et même souvent. Cela aura nécessité, pour y parvenir, d’investir des trésors de patience et d’ingéniosité dans la fabrication des statuts et dans la formation des membres. Une telle alchimie, poursuivie de Rochdale à nos jours, ne saurait être bousculée d’un claquement de doigts ou de jugements à l’emporte-pièce.
Faire de l’Économie Sociale tout ou partie d’une pure utopie, d’un projet de société, relève de l’injonction paradoxale. Cela revient à dire aux potentiels sociétaires qu’ils seront pleinement autonomes, pleinement responsables de leurs entreprises, mais qu’ils suivront à la lettre le plan précis que l’utopiste autoproclamé aura concocté pour leur bonheur.
Les semaines de confinement auront fait de 2020 une année faste pour la production de projets de société, certains n’étant que repeints, ou décongelés. Le « monde d’après » se devant d’être en tous points différent de celui d’avant, nombreux se sont crus investis de la mission de l’imaginer. Des illuminés de tout poil nous submergent de leurs divagations. Des partis politiques traditionnels aux plus humbles groupuscules, chacun transcrit son programme en prophétie. Les Cassandres nous promettent le désastre, les mécanos du social nous démontrent par l’hypnose qu’aucune contrainte technique, économique ou financière ne saurait se mettre en travers de leurs volontés, et les stratèges de la décroissance nous enjoignent d’apprendre à nous passer de tout et à n’avoir plus envie de rien.
Dans ce tourbillon, les voix venant de l’Économie Sociale ne sont pas en reste, oubliant souvent que le principe de réalité devrait leur être consubstantiel. De ce que j’ai pu lire, deux constats me chagrinent. D’abord, ce ne sont guère les producteurs qui s’expriment, mais plutôt des associatifs, volontiers idéalistes et de culture urbaine. Ensuite, les positions sont généralement alignées sur un prêt à penser écologiste, et cela me paraît être une impasse. Je sais bien que ces textes seront peu lus et n’auront guère d’influence au-delà de leurs auteurs, mais cela ne me réconforte en rien.
Le meilleur sans doute des documents en ma possession vient de Genève. Il porte tous les défauts que je viens de déplorer, mais sa qualité est certaine. C’est le seul en tous cas dont j’ai pu me dire qu’il tente de se servir du discours écologiste (et non de le servir) pour en faire un tremplin de promotion de l’Économie Sociale dans sa globalité. C’est le seul dont j’ai pu me dire qu’au-delà des mots et des mantras, il manifeste un réel souci d’élargir son propos et de penser l’équilibre économique général de la ville et de son canton.
Voici le résumé qui figure en entrée du document :
CONSTATS
– Cette crise sanitaire est une opportunité.
– Covid-19, la crise de trop d’une société déjà malade.
– La simple relance de l’économie d’Avant est exclue.
– L’État doit accroître son rôle de régulation.
– La dette comme réponse à cette crise n’est pas viable.
– La poursuite du seul profit financier est insoutenable.
OBJECTIFS
– Construisons une économie de la sobriété solidaire.
– Mutualisons, coopérons.
– Privilégions les circuits courts et l’économie régionale.
– Travaillons autrement, gouvernons nos organisations autrement.
– Réapproprions-nous notre temps, nos vies, notre santé et nos capacités citoyennes.
– Développons une politique des « communs » pour couvrir nos besoins essentiels.
– Développons une Genève internationale comme une cheffe d’orchestre de la durabilité et des équilibres globaux et locaux.
PROPOSITIONS
– La transition écologique, sociale et solidaire comme boussole de sortie de crise.
– La création d’un fonds et d’un réseau de compétences comme pilotes de la transition.
– Les aides publiques liées à cette crise comme leviers de l’économie de demain.
– Des financements innovants comme alternatives aux dettes privées et publiques classiques.
– Notre épargne comme moteur de notre économie.
– La monnaie Léman comme stimulateur des échanges locaux.
– Une plate-forme sécurisée des circuits courts comme alternative aux géants de la mondialisation comme Amazon.
– La Coopération et la Mutualisation comme modèles de développement.
– Les quartiers comme unités de vie et de base pour la transition.
– L’information indépendante comme garante de la construction de notre libre-arbitre.
– La Culture comme expression de la créativité et catalyseur de futurs durables.
– Les réseaux de l’économie sociale et solidaire comme réseaux de la transition.
– Prendre la bonne sortie de crise.
Je garde un excellent souvenir de mes visites à l’APRES Genève. APRES ? Quel drôle de nom, qui fait penser à la chanson de Saint-Germain-des-Prés… C’est l’acronyme de l’Association pour la PRomotion de l’Économie Sociale et solidaire, l’équivalent des CRESS françaises. Je suis donc peut-être un peu partial. Cette Chambre genevoise est sympathique et dynamique. Les choix qu’ils ont faits, notamment de ne pas reconnaître comme des leurs les grandes coopératives historiques de la Suisse, ne regardent qu’eux et je ne veux pas les commenter. Mais il est clair que ce qui va de soi à Genève ne peut se transposer que difficilement ailleurs.
Ville riche peuplée de gens riches, qu’ils soient de souche ou cadres de passage, Genève – qui est une ville-État – possède des moyens et des aménités dont peu de métropoles peuvent se prévaloir. Et si on y trouve des pauvres, c’est que la richesse agit comme un aimant sur toute la misère du monde ; ceci étant, ne séjourne pas à Genève qui veut, et les « pauvres » dont il s’agit, pouvant constituer un champ d’action pour une partie de l’Économie Sociale, y sont d’un genre assez particulier.
L’opulence permet, entre autres, de traiter de la prostitution et de la toxicomanie d’une toute autre manière que dans les bas-fonds de tel ou tel grand port méditerranéen.
Entre le Léman et la montagne du Jura, l’espace disponible pour des activités agricoles, même maraîchères, est plus que réduit. Autrement dit, lorsqu’un Genevois parle de circuits courts, il pense approvisionnement en France. Mais il y a une frontière, et c’est même la frontière avec l’Europe. D’où quantité de problèmes bien spécifiques, qui sont aussi ceux des migrants quotidiens exerçant divers petits boulots plus ou moins déclarés.
Il m’étonnerait beaucoup qu’à Genève, le monde d’après se rapproche du monde d’APRES et soit différent du monde d’avant.
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* Spécialiste de l’économie sociale et solidaire (ESS) en France, le statisticien Philippe Kaminski a notamment présidé l’ADDES et assume aujourd’hui la fonction de représentant en Europe du Réseau de l’Économie Sociale et Solidaire de Côte-d’Ivoire (RIESS). Il tient depuis septembre 2018 une chronique libre et hebdomadaire dans Profession Spectacle, sur les sujets d’actualité de son choix, afin d’ouvrir les lecteurs à une compréhension plus vaste des implications de l’ESS dans la vie quotidienne.