J’ai dit très vite que Dupont-Moretti m’inspirait les plus vives craintes. Ce n’était pas préjugés de ma part, juste la constatation que ses premières déclarations laissaient transparaitre une adhésion sans faille à la culture de l’excuse et au politiquement correct judiciaire.
Nous en avons eu une nouvelle confirmation lors de sa visite dans un Centre Educatif Fermé, une structure qui accueille des mineurs en général déjà bien avancés sur le chemin de la délinquance.
Il a déclaré, face aux caméras et aux micros : « J'ai toujours pensé qu'il valait mieux construire une école qu'une prison » et « ces gamins-là, qui pour la plupart n’ont pas eu de chance, il faut les aider. »
Je tiens Victor Hugo pour un immense poète, mais a-t-il jamais existé de phrase plus naïve et aux effets plus pernicieux que « Qui ouvre une école ferme une prison » (peut-être n’a-t-il pas dit exactement ça, mais cette formule qui lui est attribuée traduit incontestablement sa pensée en la matière) ?
Encore Victor Hugo avait-il quelque excuse pour sa naïveté : à une époque où la révolution industrielle modifiait profondément les équilibres sociaux, notamment en grossissant les rangs du prolétariat urbain, à une époque où aller à l’école était encore le fait d’une minorité relativement privilégiée, à une époque où la réhabilitation des délinquants était encore une idée presque neuve, on pouvait comprendre qu’un esprit un peu exalté puisse croire sincèrement que le crime se combattait par l’instruction et que l’instituteur était le concurrent du gardien de prison.
Mais aujourd’hui ce rousseauisme mal digéré n’est même plus de la naïveté, c’est de la stupidité, ou de l’idéologie, ce qui revient finalement au même.
Comment en France, en 2020, un ministre de la Justice peut-il oser resservir ce genre de cliché cent fois, que dis-je, mille fois réfuté par la réalité, contraire à la fois à la raison et à l’expérience ?
Déjà, en 1833, Tocqueville et Beaumont constataient l’échec des efforts mis en œuvre dans les pénitenciers américains pour obtenir une « réforme radicale » des condamnés, c’est-à-dire pour transformer les criminels en honnêtes gens, essentiellement grâce au travail et à l’instruction.
Dans un rapport au retentissement mondial, publié en 1975, trois chercheurs américains ont évalué 231 programmes de réhabilitation mis en œuvre durant les trois décennies précédentes et sont parvenus à la conclusion que « à de rares exceptions près et qui sont des cas isolés, les efforts de réhabilitation qui ont été jusqu’ici rapportés n’ont pas d’effet appréciable sur la récidive. » (Douglas Lipton, Robert Martinson, Judith Wilks, The effectiveness of correctional treatment : a survey of treatment evaluation studies, Praeger, 1975)
Nous ne sommes pas plus avancés qu’en 1975, pas plus avancés qu’en 1835. Nous ne savons toujours pas comment transformer les criminels en honnêtes gens. Ou, plus exactement, il n’existe aucune politique publique qui ait prouvé qu’elle était capable de réhabiliter à grande échelle les délinquants. Aucune.
Mais même sans avoir lu Tocqueville, même sans s’être plongé dans la littérature spécialisée et les arcanes de la criminologie, même sans avoir regardé de près le phénomène de la criminalité, il pourrait suffire de tirer la conclusion qui s’impose de ces faits connus de tous : en France, la massification de l’enseignement a été parallèle à l’augmentation de la délinquance. La loi Haby sur le collège unique date de 1975. Entre 1964 et 1984, le taux de criminalité est passé de 13,54 pour mille à 67,14 pour mille. Depuis, ce taux fluctue tout en restant à un niveau très élevé par rapport à ce qu’il était il y a une soixante d’années, aux alentours de 60 pour mille. Ce sans parler des transformations qualitatives de la délinquance, notamment de la délinquance des mineurs, beaucoup plus violente et sans scrupules qu’il y a cinquante ans.
Nous avons ouvert des écoles tant et plus, l’Education Nationale est devenue l’équivalent de l’Armée Rouge par ses effectifs (et aussi parfois, hélas, par sa mentalité), nous avons dépassé les 80% d’une classe d’âge au bac. Avons-nous vu décliner la délinquance ? Point du tout. C’est même tout le contraire.
Aujourd’hui, quelqu’un qui déclare sérieusement : « J'ai toujours pensé qu'il valait mieux construire une école qu'une prison » devrait être considéré de la même manière que quelqu’un qui déclare croire que la terre est plate, ni plus ni moins.
Quant au « ces gamins-là, qui pour la plupart n’ont pas eu de chance, il faut les aider », que dire, si ce n’est que la compassion qui n’est pas éclairée par la raison n’est pas une vertu, et même, lorsqu’elle est au pouvoir, un dangereux poison.
Il est certes bien connu que les délinquants multirécidivistes sont très souvent issus de familles dites « à problèmes ». Certains tirent de ce fait incontestable la conclusion que c’est la pauvreté qui cause la délinquance. Ce qui est faux.
En réalité, les mêmes facteurs qui tendent à produire la pauvreté des parents tendent aussi à produire la délinquance des enfants.
Par exemple, se montrer impulsif, irrespectueux des règles, préférer le plaisir de l’instant à l’effort, consommer des stupéfiants, devenir parent très jeune, avoir arrêté l’école très tôt, tous ces facteurs sont évidemment très fortement corrélés avec la pauvreté à l’âge adulte.
Mais lorsque ce genre de personnes ont elles-mêmes des enfants, ces mêmes caractéristiques tendent à produire une structure familiale instable, avec de fréquentes ruptures et une multiplication des partenaires, ainsi qu’une éducation erratique, à la fois laxiste et brutale. Toutes choses qui multiplient grandement les risques que les enfants versent un jour dans la délinquance et l’usage de stupéfiants.
D’autres (souvent les mêmes) concluent de l’enfance souvent difficile des délinquants chroniques que ceux-ci sont à plaindre et qu’ils ne peuvent pas être tenus pour responsables de leurs crimes et délits. Ce qui est faux une fois encore.
Des facteurs de risque ne font pas un destin, comme suffiraient à le rappeler les innombrables individus à l’enfance semblable à celle des délinquants et qui pourtant n’ont pas versé dans le crime. La vie délinquante est une vie choisie, et la voie d’un éventuel amendement passe d’ailleurs par la reconnaissance du fait que nous sommes responsables de nos actes, et non pas le jouet de forces aveugles qui nous pousseraient à voler, à violer, à tuer.
Ce n’est absolument pas rendre service au délinquant, et particulièrement au délinquant mineur, que de le considérer comme une victime de la malchance ou de « forces sociales » sur lesquelles il n’aurait aucune prise, car c’est l’empêcher de prendre conscience de la gravité de ses actes et lui ôter toute incitation à changer.
Comme l’écrit le docteur Maurice Berger, qui justement exerce en Centre Educatif Renforcé : « Je constate donc que la décision judiciaire est très souvent le seul repère, le seul indicateur qui fournit à un jeune un reflet de la gravité de ses actes. C’est littéralement un miroir. » (« Sur la violence gratuite en France – Adolescents hyper-violents, témoignages et analyse »)
Disons-le de manière légèrement caricaturale, mais infiniment moins caricaturale que les propos de notre ministre : sans sanction, pas de rédemption.
Je citerais également Theodore Dalrymple, parce que lui aussi est un homme d’expérience et, à la différence de notre ministre, de bon sens :
« Un jour, un détenu qui avait déjà été emprisonné plusieurs fois pour des cambriolages vint me voir et me demanda si je pensais que son enfance avait quelque chose à voir dans le fait qu’il commettait continuellement des cambriolages.
« Absolument rien du tout », répondis-je. Jamais je n’encourageais les prisonniers à attribuer leurs crimes directement à leur enfance, à la manière dont une boule de billard (leur enfance) met en mouvement une autre (eux-mêmes).
Ma réponse le désarçonna.
« Mais alors, pourquoi est-ce que je fais ça ? » demanda-t-il.
« Parce que, répondis-je, vous êtes paresseux et stupide et que vous désirez des choses pour lesquelles vous ne voulez pas travailler. »
Loin de se mettre en colère, comme on aurait pu s’y attendre, il se mit à rire. Je pense que ma réponse plus que directe l’avait presque soulagé, comme s’il n’avait plus à jouer un rôle difficile qui lui aurait été assigné. Il n’est pas facile de jouer un rôle, du moins tant qu’il n’est pas devenu à ce point une seconde nature qu’il n’est plus un rôle.
La comédie ayant cessé, il devint possible de parler honnêtement avec lui de son enfance, qui, bien qu’elle ne l’ait pas conduit à rentrer par effraction chez les gens pour y prendre des objets de valeur à la manière dont une basse température conduit l’eau à se transformer en glace, était néanmoins toujours une vraie cause de souffrance pour lui.
(…)
Un autre cambrioleur vint me voir peu de temps après avoir été condamné à une nouvelle peine de prison. Il donnait toutes les apparences de la colère.
« La prison ne me sert à rien », disait-il. « La prison, c’est pas ce dont j’ai besoin. J’ai pas besoin de la prison. »
« De quoi avez-vous besoin ? », demandais-je.
« J’ai besoin d’aide », dit-il.
« De l’aide pour quoi ? »
« De l’aide pour que je ne cambriole plus. »
« Je ne suis pas sûr que ça existe », dis-je.
« La prison ne me sert à rien. »
« Mais elle me sert à moi », dis-je.
« Comment ça ? » demanda-t-il, l’air interloqué.
« Eh bien, en tant que propriétaire d’une maison, je sais que tant que vous êtes ici vous ne cambriolez pas ma maison. »
Il rit, sa colère, ou sa pseudo-colère, se dissipa.
En fait, ma réponse, à savoir que son emprisonnement était utile pour moi, aurait pu être interprété différemment.
En dépit du fait que je n’étais pas bien payé en comparaison de ce que j’aurais pu toucher ailleurs (cela a plus que divisé par deux la retraite à laquelle j’ai eu droit), du moins j’étais payé. Et ce n’était pas vraiment ma maison que le détenu aurait risqué de cambrioler s’il avait été libre, car s’il avait été un cambrioleur ordinaire il aurait cambriolé des habitations situées tout près de chez lui et très semblables à la sienne. On oublie souvent – je dirais même presque toujours – que si la majorité des criminels sont pauvres, la très grande majorité de leurs victimes sont également pauvres. Dans la mesure ou le groupe des victimes est beaucoup plus vaste que celui des malfaiteurs, chaque malfaiteur commettant en moyenne de nombreux méfaits chaque année, l’indulgence envers les criminels n’est pas équivalente à de la compassion pour les pauvres. » (The knife went in)
Le pseudo-humanisme pénal dont Eric Dupont-Moretti a déjà fait largement étalage depuis qu’il est devenu ministre de la Justice – et auquel tout indique qu’il croit profondément – est un fléau qui a fait des ravages incalculables depuis des décennies.
Je persiste et je signe : cet homme pourrait bien nous faire regretter ses deux prédécesseurs, pourtant de sinistre mémoire.