L'opinion publique en est consciente. D'ores et déjà, « les indices de confiance des ménages sont inférieurs à la moyenne historique dans tous les grands pays occidentaux sans exception » (4). Un sondage Ifop rendu public en juin 2011 par des économistes réunis sous la bannière du « Manifeste pour un débat sur le libre-échange » a révélé qu'une vaste majorité de Français sont désormais favorables au protectionnisme et parfaitement conscient des « méfaits de la mondialisation ». Plus de 70 % d'entre eux estiment que l'ouverture des frontières n'a eu que des conséquences négatives sur l'emploi (84 %), le niveau des salaires (78 %) et les déficits publics (73 %), 65 % se déclarent ouvertement favorables à une hausse des taxes douanières et ce, quelle que soit leur couleur politique (69 % à gauche, 72 % à droite, 69 % au Front national, 75 % à l'UMP !). L'affaire grecque est évidemment exemplaire de ce qui attend les Européens.
Dans un premier temps, l'euro avait paru offrir aux Grecs l'aubaine d'une monnaie stable et d'un crédit presque illimité, ce qui leur épargnait d'avoir à corriger les graves défauts de leur économie. Ils furent hypnotisés par une croissance en trompe l'œil uniquement stimulée par le recours à l'emprunt. Mais l'euro s'est très vite révélé un piège les Grecs fabriquant peu de produits à forte valeur ajoutée, ils se sont trouvés hors d'état d'exporter. Et comme ils n'avaient plus de monnaie nationale à dévaluer, c'est tout naturellement l'emprunt et l'emploi qui sont devenus les principales variables d'ajustement.
Aujourd'hui, le montant de la dette publique de la Grèce est d'au moins 350 milliards d'euros, ce qui correspond à plus de 160 % de son PIB, avec un déficit de la balance des transactions courantes proche de 10 %. S'y ajoutent évidemment la dette des entreprises, financières ou non, et celle des ménages. Sans oublier la fuite des capitaux que la perte de confiance envers les banques grecques a largement favorisé Dimitri Kousselas, secrétaire d'État au ministère grec des Finances, évalue à 280 milliards d'euros, soit 120 % du PIB, le seul montant des fonds helléniques qui ont été transférés vers la Suisse !
Ne pouvant plus, du fait de leur situation, se financer à long terme sur les marchés financiers, les Grecs se sont tournés vers le FMI et l'Union européenne. Un premier appel au secours a abouti, en avril 2010, au déblocage d'une aide de 110 milliards d'euros sur trois ans 80 milliards alloués directement par les Etats de la zone euro ou au travers des mécanismes européens, la contribution de chaque pays étant calculée sur la base de sa participation au capital de la BCE - soit pour la France 16,8 milliards d'euros (21 %), l'équivalent d'un tiers de l'impôt sur le revenu - et 30 milliards alloués par le FMI. Mais il est apparu très vite que cette somme ne suffirait pas. En juillet 2011, au sommet de Bruxelles, un nouveau plan de sauvetage a prévu l'octroi à la Grèce de 109 milliards d'euros supplémentaires, 79 milliards provenant du FMI et du Fonds européen de stabilité financière (FESF) créé quelques mois plus tôt, 30 milliards devant résulter d'un plan de privatisations.
Dans cette affaire, les banques allemandes et françaises sont les plus exposées. Fin 2010, les établissements français possédaient déjà dans leurs bilans 15 milliards de dette publique grecque (4,5 milliards pour BNP-Paribas, 2,5 milliards pour la Société générale, 2 milliards pour Groupama, etc.). L'exposition du Crédit agricole passe par sa filiale grecque Emporiki, sixième banque du pays, qui possède à elle seule 21,1 milliards d'euros d'engagements. Sauver la dette grecque revient alors à sauver les banques françaises (ce qui explique que l'agence Moody’s ait déjà placé trois d'entre elles sous « surveillance négative » du fait de leur exposition au risque grec). La France emprunte donc auprès des banques de l'argent qui sera donné à la Grèce pour rembourser les banques ! Situation quasi surréaliste. Mais on mesure du même coup quelles seraient, pour les établissements financiers français, les conséquences d'une faillite définitive de la Grèce. Si le défaut de paiement se propageait à d'autres pays, l'ensemble du système bancaire européen pourrait se retrouver en défaut de paiement.
Les banques en position de force, les contribuables paieront
Au sommet de Bruxelles, alors que l'Allemagne avait proposé un « partage de la douleur » (haircut) entre créanciers publics et privés de la Grèce, pour que les contribuables européens ne soient pas les seuls à assumer le fardeau de la dette grecque, le sauvetage de l'économie grecque a été conçu de façon telle à épargner le plus possible les grandes banques. Exonérées d'emblée de la taxe bancaire qui aurait pu les frapper, celles-ci se sont vu accorder trois options. vendre leurs obligations au prix du marché au FESF, les échanger contre des obligations à 30 ans dans des conditions qui n'ont pas été précisées, ou tout simplement « rouler » leur dette lorsque celle-ci arrivera à échéance (dans ces deux derniers cas, la dette ne sera pas réduite, mais seulement étalée dans le temps). On s'est également gardé de toucher aux prérogatives de la Banque centrale européenne, qui auraient pu être étendues au rachat partiel de la dette(5). En définitive, ce sont les contribuables qui paieront pour les Grecs. Les banques, soutenues par les banques centrales, les marchés financiers et les agences de notation, se retrouvent plus que jamais en position de force. Et donc en situation privilégiée pour faire monter les enchères. C'est ce qui leur a permis d'exiger à Bruxelles, en même temps qu'elles cherchaient à démanteler les règles prudentielles adoptées dans le cadre de Bâle III, d'obtenir le maximum de garanties et d'intérêts comme prix de leurs participations futures. En 2008, les États s'étaient endettés pour sauver les banques. En 2011, en inventant de nouvelles institutions censées venir à l'aide des États, ils les ont sauvées une seconde fois.
En contrepartie de l'aide apportée à la Grèce, les institutions européennes et le FMI ont exigé de ce pays des plans d'austérité et d'économies drastiques. vagues de privatisations sans précédents, des services publics aux aéroports et aux ports (celui du Pirée est déjà sous contrôle chinois) en passant par les industries de défense, dérégulation généralisée, réduction du nombre des fonctionnaires, diminutions de salaires, réformes fiscales dont les classes moyennes et populaires feront les frais, coupes claires dans les programmes sociaux, les retraites et les budgets de santé, etc., toutes mesures qui devraient se traduire à une baisse du pouvoir d'achat de près de 40 % - un coût social qu'aucun peuple n'a jamais eu à subir en temps de paix. Dans ces conditions, il sera aisé pour des groupes étrangers de racheter le pays à bas prix et de réinvestir ailleurs leurs bénéfices. On sait déjà que les « plans de sauvetage » appliqués à la Grèce devraient faire passer la part de la dette hellénique aux mains des contribuables étrangers à 64 % en 2014, contre 26 % en 2010. Dans l'immédiat, on s'oriente vers la vente à l'encan des biens du pays. Comme l'ont déclaré avec cynisme les députés allemands Josef Schlarmann (CDU) et Frank Schaffler (FDP) : « Les Grecs n'ont qu'à vendre leurs îles et leurs monuments pour nous rembourser » !
La France, prochain pays sur la liste
En réalité, on ne fait que repousser les échéances, puisqu'aucune des mesures qui ont été prises n'est de nature à supprimer les causes premières de la faillite grecque. Chaque nouveau prêt à la Grèce aboutissant à une contraction de l'activité économique, le problème s'aggrave au lieu de se résoudre. L'« aide » financière accordée à la Grèce a ceci de semblable avec l'« aide » militaire accordée à l'Afghanistan quelle permet seulement d'acheter du temps. Ajoutés aux écarts d'inflation du passé, la surévaluation chronique de l'euro, l'aggravation des déficits et l'alourdissement des dettes extérieures qui en résultent, ne peuvent qu'aboutir à reposer le problème d'ici peu, les mêmes causes engendrant mécaniquement les mêmes effets. Il y a toutes chances pour que la Grèce ait d'ici peu à choisir entre la sortie de l'euro ou l'appauvrissement généralisé de sa population. Les conséquences de la crise grecque sont d'autant plus remarquables que la Grèce ne représente que 2,5 % du PIB de la zone euro. Son économie est six fois moins importante que celle d'un pays comme l'Italie. Qu'en sera-t-il lorsqu'il s'agira de sauver des pays de beaucoup plus grande taille ? Les choses peuvent aller très vite. N'oublions pas que des pays comme l'Irlande et l'Espagne, aujourd'hui en première ligne, étaient encore il y a peu considérés comme des emprunteurs particulièrement sûrs en raison de leurs excédents budgétaires. D'où la peur d'une contagion de la crise. Ce qui est en jeu aujourd'hui, ce n'est déjà plus la situation de la Grèce ou du Portugal, mais la prochaine entrée de l'Espagne et de l'Italie, voire de la France et de la Grande-Bretagne, dans la zone des tempêtes. Philippe Dessertine, directeur de l'Institut de la haute finance et professeur à Paris-X, estime que la France « est le prochain pays sur la liste » : « La question n'est pas tant de savoir si nous serons touchés, dit-il, mais plutôt quand ».
On ne voit pas, compte tenu des dégâts provoqués à eux seuls par l'affaire grecque, comment les institutions européennes pourraient faire face à une série de défauts souverains, successifs ou simultanés, de beaucoup plus grande ampleur. « Dans la réalité européenne présente, écrit Frédéric Lordon, plus il y a de secourus moins il y a de secouristes, et plus ces derniers se préparent à rejoindre les précédents dans leur catégorie », ce qui revient à dire que « les splendides mécanismes des marchés de capitaux concourent avec une rare élégance à l'organisation du pire en rendant insoluble la crise des dettes qu'ils ont eux-mêmes fait naître » (6).
Une chose est sûre : on se dirige vers la mise en œuvre d'une politique générale d'austérité en Europe, dont les principales victimes seront les classes populaires et les classes moyennes, avec tous les risques inhérents à pareille situation. Lorsque de nouveaux pays se retrouveront en état de cessation de paiement, ce sont encore les citoyens de toute l'Union européenne qui seront conviés à payer l'addition. Or, disons-le nettement, aucun pays n'a aujourd'hui les moyens d'arrêter la hausse de sa dette en pourcentage de son PIB, aucun n'a les moyens de rembourser le principal de sa dette. En dépit de toutes les manœuvres de retardement, une explosion généralisée semble inéluctable d'ici à deux ans. Comme beaucoup d'autres, Jean-Luc Gréau juge impossible un rétablissement spontané du système(7). L'économiste Philippe Dessertine va jusqu'à laisser prévoir une « profonde crise géopolitique, qui peut aboutir à une guerre mondiale » (8). Des propos qui peuvent paraître alarmistes. Mais le système capitaliste n'a jamais reculé devant l'éventualité d'une guerre, lorsqu'il n'y avait plus que cette manière de protéger ses intérêts. Que se passerait-il si la première puissance mondiale, les États-Unis, se retrouvait en défaut de paiement ? En Europe, le statu quo actuel conduit tout droit, par ses effets cumulés, à une dépression d'une ampleur encore jamais vue. L'année 2012 sera terrible !
Les politiques ont abandonné la maîtrise de la finance aux marchés. Les marchés soutenaient de leur côté que les affaires financières étaient trop sérieuses pour être abandonnées aux humeurs changeantes des politiques. On a vu le résultat : faillites en cascade, crise financière mondiale, inflation des dettes privées et publiques. La finance privée apparaît d'ores et déjà comme responsable de la plus énorme crise de l'histoire du capital. Comment peut-on en sortir ?
À suivre