Les gerbes d'hommages n'ont pas manqué après la disparition de Claude Lévi-Strauss, le créateur de l'anthropologie française. Voici un bouquet plutôt, non-conformiste !
« Le paradoxe des sciences humaines, au fond, c'est que nous avons un objet d'étude qui est l'homme, mais nous ne devons pas oublier que cet objet n’est pas dissociable de la vie d'abord et ensuite de l'ensemble des phénomènes qui constituent le monde et l'univers ». Ainsi parle Lévi-Strauss alors qu'il tente de faire un bilan de son existence. Nous sommes en 2002. La Gauche des Maîtres penseurs a vécu. L'Homme majusculaire aussi. Le monde n'accepte plus qu'une seule représentation, désormais dominante et sans même une alternative imaginable : celle de la consommation. « Je n'aime pas ce monde » confie le centenaire Lévi-Strauss à qui veut l’entendre. Mais quelle est donc sa référence ? Quel est son message ?
« L'homme dans un ensemble de phénomènes », qu’est-ce que cela signifie ? Claude Lévi-Strauss a commencé sa vie étudiante résolument à gauche, faisant partie à la fin des années Vingt d'un « Groupe des Onze » crânement intitulé « révolution constructive ». En novembre 1930, par exemple, le jeune agrégé de philosophie qu'il est, polémique contre Marcel Déat et défend contre le socialisme autoritaire de Déat, une vision marxienne de l’action politique : « Le marxisme, écrit-il, a su garder sa place, dans la continuité de l’évolution historique, à l'absolu de la négation de l’ordre existant comme à l'absolu de l'affirmation de l'ordre futur. » Quand on lui dit que le but du socialisme est de libérer l'homme, il répond, impavide : « C'est aussi de le transformer, afin qu'il vaille la peine d’être libéré. » On pense à ce Jean-Jacques Rousseau qui est le maître de tous les régimes totalitaires : « Celui qui ose entreprendre d'instituer un État doit se sentir capable de changer pour ainsi dire la nature humaine elle-même ». Comme beaucoup d'intellectuels de gauche à l'époque, Lévi-Strauss donne alors tranquillement dans l'antiparlementarisme et, pour changer l'homme, exalte la planification, cette grande idée du socialiste belge Henri de Man.
Le Front populaire, triomphant un peu plus tard, aurait dû lui paraître bien tiède. Au lieu de réaliser l’ordre futur, au lieu de réaliser l'homme nouveau, la gauche française reprend alors une vieille idée des chrétiens sociaux : les congés payés !
Mais en 1936, déjà, il est loin de tout cela, même s'il n'a pas rompu avec le groupe des Onze, qui n’existe plus comme groupe politique, mais qui continue de se réunir. Au tournant des années 30, une idée fait son chemin dans son esprit : l'idée de nature. « Le contact avec la nature représente la seule expérience humaine éternelle » écrit-il dans L’Étudiant socialiste en 1931. « Nous autres révolutionnaires, nous condamnons les valeurs actuelles, mais celles que nous voulons instaurer n’ont pas d'existence réel ». Réel. Le grand mot est lancé. Dans son Discours de réception au Collège de France, beaucoup plus tard, en 1959, Lévi-Strauss insistera sur l'importance des « realia ». En pleine explosion idéologique du Quartier latin, une telle mention est significative. Claude Lévi-Strauss, dont les ignorants se contentent de dire qu'il est « le père du structuralisme », n'a pas de système précis. Il cherche des structures pour unifier une diversité d'observations qu'il refusera toujours de sacrifier à la cohérence factice d'une théorie.
C'est vers 1933 qu'il découvre l’œuvre de l’Américain Robert Lowie et, avec elle, l'ethnologie : « Comme un citadin lâché dans la montagne, je m’enivrais d'espace, tandis que mon œil ébloui mesurait la richesse et la variété des objets » écrit-il dans cette manière d'autobiographie intellectuelle qu'est Tristes tropiques, son maître livre. J'aime beaucoup cette image du citadin lâché dans la montagne. Elle définit la répudiation par Lévi-Strauss de toutes les idéologies de sa jeunesse. C'est en s'intéressant à l'homme primitif qu'il s’en est définitivement libéré.
On fait souvent, et avec raison de Lévi-Strauss le penseur de la diversité. Il faut ajouter que dès les années 60, il n’a pas hésité, sous le signe de la diversité justement, à indiquer quelles étaient ses préférences politiques : « Si l’ethnologue osait se permettre de jouer les réformateurs, il préconiserait sans doute une décentralisation sur tous les plans, pour faire en sorte que le plus grand nombre d activités sociales et économiques s'accomplissent à ces niveaux d'authenticité où les groupes sont constitués d'hommes qui ont une connaissance concrète les uns des autres ». La dernière fois que j'ai lu semblable apologie du principe de subsidiarité, c'était sous la plume du chrétien Chesterton… Preuve s'il en est que la pensée n'a pas de frontière, et qu'il n’existe que des « structures », toujours analogiques et partout reproductibles !
Joël Prieur monde&vie 21 novembre 2009 n°819