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Petite généalogie du Pacte budgétaire européen

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L'objet du présent article est de repérer la filiation néo-libérale dans l'histoire de la construction européenne* et de montrer en quoi le Pacte budgétaire, innovant par certains aspects, s'inscrit cependant pleinement en continuité avec des choix fondamentaux exprimés dès les années 1980, au moment de la diffusion des idées néo-libérales en Europe** et de l'adoption de l'Acte unique européen (1986), qui traduit en langage juridique les principes du néo-libéralisme

« Dans le contexte de la montée générale du néo-libéralisme, écrit Perry Anderson, l'autosatisfaction des élites européennes et de leurs porte-parole accompagne le mépris des populations »(1).

Ce mépris des populations n'est cependant pas de la condescendance, mais un projet politique, qui transparaît très clairement dans un rapport de la Commission Trilatérale, en 1975, intitulé The Crisis of Democracy(2). Invités à formuler un diagnostic, les experts, Michel Çrozier, Samuel Huntington et Joji Watanuki, constataient que les gouvernants étaient devenus incapables de gouverner du fait de la trop grande implication des gouvernés dans la vie politique et sociale et se lamentaient de l'excès de démocratie. Le développement de l'Union européenne est depuis venu compenser cet excès démocratique par un déficit qui n'est donc pas un défaut, mais un projet. Que le fonctionnement de l'Union ne doive pas être trop démocratique, c'est aussi ce que s'est attaché à démontrer et à justifier l'historien américain Andrew Moravcsik dans un ouvrage qui est aujourd'hui un classique de l'histoire de la construction européenne, The Choice for Europe(3). Nul doute que le Pacte budgétaire européen - un « pacte contre la démocratie »(4) - qui doit entrer bientôt en application illustre cette tendance.

Le Pacte budgétaire européen ou Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG) est un traité par lequel vingt-cinq États de l'Union européenne (à l'exception de la Grande-Bretagne et de la République tchèque), en réponse à la crise des dettes souveraines, s'engagent et s'obligent pour l'avenir, de manière irrévocable, à avoir des budgets perpétuellement équilibrés ou en excédent sur un cycle économique et, plus précisément, à n'avoir pas de déficit structurel supérieur à 0,5 % du PIB. Autrement dit, ils s'engagent à n'avoir pas un endettement structurel, qui les obligerait à emprunter sur les marchés financiers et donc à reporter le remboursement sur les générations futures, supérieur à 0,5 % du PIB.

Si un État ne parvient pas à réduire son déficit structurel dans la limite autorisée par le TSCG, des mécanismes de correction automatiques sont mis en œuvre, consistant principalement en des ajustements des recettes (augmentation des impôts) et des dépenses (réduction). Si ces mécanismes ne suffisent pas, des mesures plus contraignantes peuvent être imposées par la Commission européenne sous le contrôle de la Cour de Justice de l'Union européenne. C'est donc une véritable tutelle que les États choisissent, collectivement, de mettre en place sur leurs propres budgets nationaux, de manière à mutualiser le contrôle et la contrainte, l'objectif étant de parvenir à l'équilibre budgétaire et de diminuer la charge du remboursement qui pèse sur les générations futures(5).

Ce Pacte budgétaire soulève deux types d'interrogations qu'il faut bien distinguer(6). Les unes sont relatives à la pertinence du choix d'instaurer une règle aussi rigoureuse qui fera peser la charge de la quasi-totalité des investissements de l'État (construction des routes, des hôpitaux, des Universités, et d'une manière plus générale tout ce qui relève des dépenses structurelles, prévisibles indépendamment des circonstances économiques, c'est-à-dire de la conjoncture) sur les générations présentes (augmentation de la pression fiscale) plutôt que sur les générations futures (qui bénéficieront pour partie du produit de ces investissements).

La souveraineté populaire violée

Les autres sont relatives au caractère non démocratique d'un engagement - le Pacte - qui prive de facto les Parlements nationaux de leur liberté dans l'établissement de la loi de budget et viole le principe de la souveraineté populaire, qui veut qu'il n'y ait pas d'imposition sans représentation. À partir du moment où l'augmentation des impôts peut avoir un caractère automatique en raison de l'accentuation d'un déficit structurel au-delà de 0,5 % du PIB, les Parlements nationaux se trouvent dépossédés de leur faculté de discuter du montant de l'impôt. Celui-ci leur est dicté par les règles du Pacte. Le Pacte budgétaire étant un engagement perpétuel créant un mécanisme de correction automatique, il porte atteinte au principe de l'annuité de la loi budgétaire, c'est-à-dire au principe de sa rediscussion annuelle. Il enlève la faculté de choix aux Parlements nationaux. Il est vrai que le principe de l'annuité de la loi budgétaire est de toute façon une fiction, puisque la représentation nationale est contrainte par les dépenses structurelles existantes : on ne remet pas chaque année en question l’embauche des fonctionnaires au motif que le Parlement pourrait ne pas voter le budget qui permet de les payer(7) sans quoi l'existence même d'une fonction publique serait impensable. On ne remet pas en question chaque année le financement des services publics, la construction de ponts ou l'aménagement du territoire, sans quoi il n'y aurait pas de politiques publiques possibles. Il n'en reste pas moins vrai que le Pacte budgétaire introduit une nouvelle contrainte qui ne procède pas d'une nécessité inhérente au fonctionnement de l'Etat, mais d'un choix idéologique en faveur des principes du néo-libéralisme.

De Weimar à la Communauté européenne

La création de la Communauté économique européenne a d'abord été, on n'y insiste pas assez, un projet inspiré par les principes de l'ordo-libéralisme allemand, c'est-à-dire la version allemande du néo-libéralisme(8) ou « libéralisme autoritaire », pour reprendre la formule de Hermann Heller(9). Selon cette doctrine, formulée dans les années 1930 à Fribourg par Walter Eucken, Franz Bôhm, Wilhelm Rôpke (second président de la Société du Mont-Pèlerin(10), l'État doit garantir juridiquement et institutionnellement les principes du libéralisme économique, c'est-à-dire une compétition libre et non faussée entre les acteurs économiques. À la différence du néolibéralisme de Mises et de Hayek, puis des représentants de l'École de Chicago, qui préconisent une abstention de l'État dans le domaine économique, les représentants de l'École de Fribourg sont favorables à une intervention de l'État. Toutefois, à la différence de Keynes et des keynésiens, pour qui l'intervention de l'État consiste en la mise en place de politiques économiques, les ordo-libéraux limitent cette intervention à la seule garantie du fonctionnement d'un marché efficient. Il faut bien comprendre que le courant ordo-libéral ne représente pas une troisième voie ou une improbable synthèse des idées néolibérales et des idées keynésiennes. Il appartient fondamentalement au grand courant néo-libéral, dont il est une variante. Alors que les néo-libéraux de l'École de Chicago pensent que l'équilibre du marché est une loi naturelle qui se réalise d'autant mieux qu'aucune autorité n'interfère avec le marché, les ordo-libéraux soutiennent que l'État doit garantir le libre marché, toujours menacé par des dysfonctionnements comme la constitution de monopoles ou d'oligopoles.

Marché commun, ou marché intérieur ?

Cette doctrine allemande, qui a inspiré l'action du chancelier Erhard après la Seconde Guerre mondiale et contribué au spectaculaire redressement économique de l'Allemagne, a également influencé la construction européenne comme marché institutionnel(11). Sa nouveauté, pour reprendre l'analyse de François Denord, « réside moins dans l'objectif qu'il poursuit - la libération des échanges - que dans les voies par lesquelles il prétend y parvenir une construction progressive, gommant les disparités entre les économies nationales, et attribuant à des institutions communautaires dotées de pouvoirs définis une fois pour toutes le soin de créer le marché commun et de le défendre contre les entreprises tendant à en tourner les dispositions »(12).

Cette politique a longtemps eu un effet limité parce que la Communauté économique européenne avait des compétences restreintes et que les États restaient souverains. Cependant, au début des années 1980, on assiste à un tournant important dans l'histoire de la construction européenne le passage d'un marché commun mais international à un marché unique et intérieur, dans le contexte d'une offensive des doctrines néo-libérales, qui s'imposent comme la nouvelle orthodoxie économique. Le marché unique (ou marché intérieur) appelle à son tour la réalisation d'une monnaie unique, l'euro, laquelle ne peut efficacement fonctionner qu'à la condition que les États adoptent des règles budgétaires communes. De l'Acte unique européen au Pacte budgétaire européen, la ligne théorique est donc droite, même si le chemin est parsemé d'embûches.

Du consensus de Washington au Pacte budgétaire européen

L'expression «consensus de Washington» désigne les principes qui ont servi aux organisations internationales (FMI, Banque mondiale) ainsi qu'au gouvernement américain pour gérer la crise de la dette intérieure et extérieure des pays en voie de développement durant les années 1980. Il peut se résumer à quatre idées principales « libéralisation », « privatisation », « ouverture extérieure » et « bonne gouvernance »(13). Il est contemporain d'une offensive des doctrines néo-libérales, symbolisée par l'arrivée au pouvoir de Ronald Reagan aux États-Unis (1981) et Margaret Thatcher en Grande-Bretagne (1979). Cette offensive affecte aussi les États européens(14) et la Communauté européenne. Elle va se traduire par la transformation du projet de marché commun en marché unique, avec toutes les conséquences que, par un effet d'engrenage, provoque cette transformation. La justification donnée à l'approfondissement de la construction européenne est tirée de la théorie néo-fonctionnaliste et peut se résumer sous l'expression de «déséquilibre créateur» la réalisation de chaque étape de la construction européenne appelle la suivante comme une nécessité dont la remise en question coûterait si cher qu'il n'est pas possible de ne pas l'accepter. Les États - et les peuples - n'ont pas le choix. Les ratifications parlementaires ou populaires sont de pures formes, appelées à être renouvelées lorsqu'elles donnent des résultats négatifs. La mise en place de chaque étape implique de toute façon des abandons croissants de souveraineté de la part des États, et donc des peuples. Ceux-ci se voient ainsi obligés de céder des parcelles croissantes de leur pouvoir sous peine de remise en cause des progrès déjà réalisés dans le cadre de la construction européenne. Cette justification, purement technocratique, guide le passage du marché commun au marché unique, puis à l'Union économique et monétaire, au marché financier unique, au Pacte budgétaire.

À suivre

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