« Être de gauche ou être de droite c’est choisir une des innombrables manières qui s’offrent à l’homme d’être un imbécile; toutes deux, en effet, sont des formes d’hémiplégie morale » (1). Tel est le fameux aphorisme de José Ortega y Gasset que l’on trouve dans le Prologue pour les français (1937) de La révolte des masses récemment réédité par Les Belles Lettres (2). À l’heure ou tant d’observateurs politiques déplorent la « fracture entre le peuple et les élites », « l’épuisement de la dichotomie droite-gauche » et « la multiplication des coupures transversales à l’intérieur de chaque camp », il n’est pas inutile de se tourner vers les enseignements de l’illustre figure du libéralisme espagnol.
Un riche parcours intellectuel
José Ortega y Gasset naît à Madrid le 9 mai 1883. Son père est un écrivain connu ; sa mère, est la fille du fondateur du journal madrilène El Imparcial. Dès sa plus tendre enfance, José vit dans une atmosphère à la fois littéraire, journalistique et politique. Élève brillant, il est bachelier à quinze ans. Licencié en philosophie et lettres à dix neuf ans, il est docteur à vingt deux. Fidèle à la tradition familiale, le jeune Ortega se tourne d’abord vers la culture française. Il domine très tôt le français, mais aussi le latin et le grec. Plus tard il parlera l’allemand.
Au lendemain du désastre de la guerre de Cuba, un conflit qui dans sa phase finale oppose l’Espagne aux États-Unis, une pléiade d’intellectuels brillants s’engage en politique. La « Génération de 98 » prétend régénérer la nation, réveiller le pays de sa léthargie. Ortega s’enthousiasme en particulier pour l’une de ses principales figures : Joaquin Costa (1846-1911).
Mais il subit vite une seconde influence importante, celle du « krausisme ». Karl Christian Friedrich Krause, philosophe libéral organiciste, disciple de Fichte et de Hegel, bénéficie d’un surprenant crédit d’opinion en Espagne. Les grands intellectuels libéraux et socialistes de l’époque, Giner de los Ríos, Besteiro ou Madariaga, sont tous des épigones de Krause et de son disciple Ahrens. Tous se réclament de la démocratie organique. Tous rejettent la notion rationaliste, abstraite, individualiste et atomistique du citoyen, qui ne prend pas en compte les relations sociales essentielles pour assurer l’équilibre et l’harmonie de la société. Krause et Ahrens sont francs-maçons, et leurs « frères » des loges espagnoles sont autant de propagandistes de leurs thèses.
Ortega subit enfin une troisième série d’influences. Entre 1905 et 1911, il effectue plusieurs séjours en Allemagne. Dans un premier temps, il est imbu de néokantisme, mais c’est très vite Fichte, Hegel, Schelling et les idéalistes de l’école historique, qui le marquent le plus. Lorsqu’il obtient une chaire de métaphysique à l’Université de Madrid, il manifeste ouvertement sa volonté de ne pas être un penseur isolé dans sa tour d’ivoire. Il sera journaliste, fondateur de publications, conférencier, essayiste et homme politique.
En 1923, il fonde la prestigieuse Revista de Occidente, revue qui se veut « ouverte » et « apolitique ». Il y publie d’importantes traductions de Brentano, Nietzsche, Bergson, Dilthey, Husserl, Heidegger, Jung, Scheler, Spengler et Keyserling. Sa vocation politique s’éveille. Il se déclare libéral. « J’appelle libéral, écrit-il, la pensée politique qui préfère la réalisation d’un idéal moral à tout ce qu’exige l’utilité d’une portion de l’humanité, qu’il s’agisse d’une caste, d’une classe ou d’une nation ». À l’instar du libéralisme du catholique Miguel de Unamuno, autre figure de proue de l’intelligentsia ibérique, le libéralisme agnostique d’Ortega est aux antipodes du néo-libéralisme anglo-saxon. Nuls critiques plus radicaux et plus acerbes de « l’homo economicus », de « l’homo insipidus », de « l’homme apatride », « asexué », « proprement monstrueux », que les deux auteurs du Sentiment tragique de la vie (1913) et de la Révolte des masses (1929)
Défense des droits de l’individu souverain, non culte du marché
La défense de l’individu et de ses droits souverains, l’apologie de la liberté individuelle, de la pluralité des opinions et de la propriété privée n’a rien à voir chez Ortega avec le culte du marché. Comme Pérez de Ayala, Gregorio Marañon, Unamuno, et toutes les grandes figures libérales de l’Espagne du tournant du XXème siècle, il est un libéral au sens politique, éthique et civico-culturel. Il sait que sans la liberté économique et sans la ferme garantie légale de la propriété privée, la démocratie politique et les libertés publiques sont médiatisées et menacées, mais il n’est pas pour autant un défenseur aveugle de l’autonomie de l’économie. Dans l’ordre des précellences il y a, selon lui, d’abord la culture, ensuite la politique et enfin l’économique. Il écrit d’ailleurs à ce propos sans hésiter : « Un peuple ne peut pas choisir entre différents styles de vie. Ou il vit conformément au sien ou il ne vit pas » (3)
Bien que sa vision du monde soit en contradiction totale avec le matérialisme marxiste, il n’en flirte pas moins quelque temps avec les socialistes. Dès 1912, il réclame la « nationalisation du socialisme ». Le socialisme n’est, selon lui, acceptable, que lorsqu’il agit dans le cadre de la démocratie libérale. Il en déplore d’ailleurs le particularisme, l’exclusivisme, l’égoïsme de classe, l’absence de préoccupation globale, intégratrice, la méconnaissance de l’intérêt communautaire et national. Réformiste, Ortega refusera toujours la voie radicale et révolutionnaire.
Père spirituel de la Seconde République espagnole
Père spirituel de la Seconde République espagnole, son activité politique culmine avec la fondation de l’Association au Service de la République (1931), groupement d’intellectuels, dont le premier acte public rassemble Antonio Machado, Gregorio Marañon et Pérez de Ayala. Aux élections de juin 1931, Ortega obtient un siège aux Cortès constituantes. Mais le désenchantement succède à l’espoir. Lors de l’adoption de la « Loi de défense de la République », qui permet d’épurer l’administration, d’attenter à la liberté de la presse et de suspendre les libertés individuelles, les passions se déchaînent. Aux yeux d’Ortega, la démocratie prend de plus en plus les traits d’une caricature. République ne rime pas avec radicalisme. Déçu, il lance, dans un article retentissant de Crisol, le 9 septembre 1931 : « Ce n’est pas ça, ce n’est pas ça ! ». Homme de lettres, et plus encore philosophe, Ortega se retire définitivement de la politique dès le lendemain de la dissolution de son Association (4)
Échec politique, succès des théories politiques
Sa carrière politique tourne court, mais ses théories sociopolitiques marquent durablement un bon nombre de personnalités et d’intellectuels de l’entre-deux guerres. Avec Miguel de Unamuno, José Ortega y Gasset, est incontestablement l’auteur le plus lu et le plus apprécié des milieux républicains libéraux et conservateurs espagnols mais aussi, paradoxalement, des jeunes cadres de la Phalange. L’avocat madrilène, fondateur de la « Falange », José Antonio Primo de Rivera, retient plus particulièrement, chez l’auteur de La révolte des masses, la politique d’équilibre entre les forces opposées – ni capitalisme ni communisme, ni droite ni gauche, ni cléricalisme ni anticléricalisme, ni séparatisme ni centralisme, ni matérialisme ni idéalisme -, la recherche de l’intégration des masses dans la communauté nationale, l’idée d’une aristocratie spirituelle promotrice du développement, le désir d’élever la condition morale et culturelle de tout le peuple et la conviction que la démocratie n’est pas seulement une forme mais un contenu que la forme doit servir. Il est vrai que ces idées sont alors très en vogue et qu’on les retrouve non seulement dans les mouvements fascistes et socialistes-nationaux, mais aussi dans le courant personnaliste chrétien français et, plus généralement, chez tous les non-conformistes réformistes ou révolutionnaires européens.
L’hostilité de José Ortega y Gasset devant l’arrivée au pouvoir du Front populaire et la stratégie d’« union avec le communisme », ne laisse pas de place au doute. En août 1936, deux mois après le déclenchement de la guerre civile, alors qu’il est menacé par la presse d’extrême gauche, Ortega fuit en France avec sa famille. A l’abri de la terreur socialo-marxiste, il dévoile clairement ses sympathies pour le camp national ou combattent ses fils José et Miguel. Son article « Sur le pacifisme » et sa correspondance avec son ami Gregorio Marañon sont sans ambigüités. Son attitude est d’ailleurs partagée par les principaux intellectuels libéraux espagnols, Unamuno, Marañon et Pérez de Ayala, qui tous ont des positions plus ou moins favorables aux troupes nationales.
Après la guerre civile, Ortega revient en Espagne. Il crée l’Institut des humanités (1948) et se consacre exclusivement à des travaux philosophiques jusqu’à sa mort en 1955. Un simple coup d’œil sur les douze volumes et les huit milles pages de ses Œuvres complètes suffit à prendre la mesure de leur importance. Les titres les plus connus sont : Méditations du Quichotte, Espagne invertébrée, Le thème de notre temps, Ni vitalisme ni rationalisme, Mirabeau ou le politique, Méditation sur la technique, Méditation sur l’Europe et La révolte des masses, qui est de loin l’essai le plus célèbre à l’étranger.
La révolte des masses : une vision aristocratique de la société
Dans La rebelión de las masas Ortega soutient que la société, organisation hiérarchique normale et spontanée de la vie humaine, est fondée sur l’inégalité psycho-vitale des membres qui la composent. La société est toujours aristocratique parce que l’aristocratie n’est pas un État ou une classe mais un principe spirituel, indestructible par nature, qui agit dans le monde sous différente forme. « Une société sans aristocratie, sans minorité éminente, n’est pas une société ». L’homme exemplaire n’est pas un homme né avec des privilèges et des droits refusés aux autres, c’est simplement l’homme capable d’une plus grande vision et d’un plus grand effort que le reste du genre humain. C’est celui qui rejette les croyances et usages insatisfaisants, qui se rebelle pour construire et non pas pour détruire.
Avec une pléiade d’auteurs traditionalistes, nationalistes, conservateurs-révolutionnaires, anarcho-syndicalistes, libéraux et socialistes élitistes, Ortega partage une même confiance en la vertu des minorité « éclairées », « éminentes » ou « sélectives ». « Contrairement à ce que l’on croit habituellement, écrit-il, c’est l’être d’élite et non la masse qui vit “essentiellement” dans la servitude. Sa vie lui paraît sans but s’il ne la consacre au service de quelques obligations supérieures. Aussi la nécessité de servir ne lui apparaît-elle pas comme une oppression, mais au contraire, lorsque cette nécessité lui fait défaut, il se sent inquiet et invente de nouvelles règles plus difficiles, plus exigeantes qui l’oppriment ». La liberté c’est au fond la possibilité de choisir ses chaînes.
Pour Ortega, le nivellement par le bas à partir de l’élimination des meilleurs n’a rien à voir avec la démocratie. Il ne reflète au contraire que hargne et ressentiment. L’idée que l´égalité politique doit s’accompagner d’égalité dans tout le reste de la vie sociale est erronée et dangereuse. Une société vraiment démocratique doit tenir compte des différences individuelles pour ne pas sombrer dans le règne de la vulgarité et de la médiocrité.
L’homme masse
Selon Ortega, l’Europe traverse la plus grave crise que les nations, les peuples et les cultures puissent pâtir : la révolte des masses. L’homme-masse est un type d’homme qui apparait dans toutes les classes d’une société. Il représente à la fois le triomphe et l’échec de l’ethos bourgeois. C’est l’individu qui refuse toute forme de supériorité et se sent le droit inné d’exiger toutes sortes de commodités ou d’avantages de la part d’un monde auquel il n’estime ne rien devoir. Il ne se croit pas meilleur que les autres, mais il nie que les autres soient meilleurs que lui. C’est l’ « homme moyen », qui « n’a que des appétits », « ne se suppose que des droits » et « ne se croit pas d’obligations ». C’est « l’homme sans la noblesse qui oblige ». C’est l’homme en qui « manque tout simplement la morale, laquelle est toujours, par essence, un sentiment de soumission à quelque chose, la conscience de servir et d’avoir des obligations ». A l’opposé de l’homme masse, Ortega affirme que l’homme noble ou exemplaire vit au service d’un idéal. Il est celui qui exige d’abord tout de lui même. « L’homme d’élite, dit-il, n’est pas le prétentieux qui se croit supérieur aux autres, mais bien celui qui est plus exigeant pour lui que pour les autres, même lorsqu’il ne parvient pas à réaliser en lui ses aspirations supérieures ».
Indiscipline des masses, démission des élites
Venons en enfin à son diagnostic de la crise historique que l’altération de la hiérarchie des valeurs et le désordre de la structure sociale manifestent. La raison en est double : d’une part, l’indiscipline des masses, d’autre part, la démission des élites. C’est parce que les minorités échouent dans leurs tâches d’orientation, d’éducation, de découverte et de direction que les masses se rebellent ou refusent toute responsabilité historique. Tôt ou tard l’aristocratie engendre une philosophie de l’égalité et la philosophie de l’égalité conduit au règne de nouveaux seigneurs.
Publié au début des années trente du siècle passé, La révolte des masses contient une étonnante et « prophétique » défense de l’Europe unie, communauté de destin dans laquelle les diverses nations peuvent fusionner sans perdre leurs traditions et leurs cultures. Ortega voit dans l’union de l’Europe la seule possibilité d’éviter la décadence, car le vieux continent a perdu son hégémonie historique au bénéfice des États-Unis et de l’URSS. Homogénéité et diversité sont, selon lui, les deux faces de la société européenne. L’Europe est à l’évidence une société plurielle, elle est une pluralité de peuples et de nations, non pas du fait d’inévitables flux migratoires, comme on le dit aujourd’hui, mais en raison de ses racines historico-culturelles. Pour Ortega, les racines européennes sont avant tout gréco-latines, chrétiennes et germaniques.
De la révolte des masses à la révolte des élites
Plus de soixante ans après la première publication de La révolte des masses, l’historien et politologue américain Christopher Lasch a complété et renouvelé la thèse d’Ortega y Gasset. Dans un ouvrage fondamental, The Revolt of the Elites and the Betrayal of Democracy (La révolte des élites et la trahison de la démocratie, 1994) (5), Lasch a montré que les attitudes mentales de l’homme masse sont désormais plus caractéristiques des classes supérieures que des classes moyennes et basses. « Avant moi le néant, après moi le déluge » semble être devenu la devise préférée d’une nouvelle classe dirigeante dont le style de vie est marqué par le rejet des valeurs communautaires, le mépris des traditions populaires, la fascination pour le marché, la tyrannie de la mode, le nomadisme, l’insatisfaction assouvie dans la consommation de la marchandise, l’obsession de l’apparence physique, le culte du spectacle, du succès et de la renommée. Ortega disait que la désertion des minorités n’est que l’envers de la révolte des masses.
Article d’Arnaud Imatz publié dans Polémia, 3 avril 2011.
Notes relatives à l’article :
1) José Ortega y Gasset, La révolte des masses, Paris, Le Livre-Club du Labyrinthe, 1986, p. 32.
2) La rebelión de las masas a été publiée pour la première fois à Madrid, en 1929, aux éditions de La Revista de Occidente. La traduction française date de 1937 (Éditions Delamain et Boutelleau). Elle a été rééditée à plusieurs reprises : chez Stock, en 1961, aux Éditions Le Labyrinthe, avec une introduction d’Arnaud Imatz, en 1986, et aux éditions Les Belles Lettres, avec une préface de José Luis Goyena, en 2010.
3) José Ortega y Gasset, España Invertebrada, Madrid, 2004, Alianza, p. 97.
4) Voir : Stanley Payne, La guerre d’Espagne : L’histoire face à la confusion mémorielle, Les éditions du Cerf, Paris, 2010 et, le livre collectif, La guerre d’Espagne revisitée, sous la direction d’A. Imatz, Préface de Pierre Chaunu, 2ème éd., Paris, Economica, 1993.
5) Le livre de Christopher Lasch a été traduit et publié en France en 1996. Voir : La révolte des élites et la trahison de la démocratie, Avant-propos de Jean-Claude Michéa, Castelnau-le-Lez, Climats, 1996.