"Respecter les musulmans, c’est considérer qu’ils sont des Français comme les autres et qu’ils ne doivent pas être réduits à leur religion. Ce que permet la discrétion propre à une République qui met à distance les signes extérieurs d’appartenance", argumente Natacha Polony, directrice de la rédaction de "Marianne".
Une « guerre contre les musulmans ». Voilà ce qu’aurait lancé la France, selon ces grands démocrates que sont les dirigeants turcs, saoudiens ou qataris ; selon, également, les dirigeants de ces associations bienveillantes qui, depuis des années, prospèrent sur le sentiment d’abandon des populations françaises issues de l’immigration ; selon, enfin, Edwy Plenel et quelques autres, pour qui la figure abstraite du « musulman » (vu de si loin, on a du mal à distinguer entre les individus) sert à se constituer à peu de frais la stature d’un Zola. Une « guerre contre les musulmans », quand il s’agit de combattre ceux qui décapitent un professeur ou justifient qu’on le fasse. Qui pratique l’amalgame ?
On aura compris que se joue au Proche-Orient une lutte d’influence sur l’« umma », la communauté des croyants. Mais en France ? Comment justifier que certains jouent sur ce registre pour créer une fracture qui serait, non plus entre les citoyens, toutes origines confondues, et les terroristes ou leurs soutiens, mais entre les musulmans et les non-musulmans ? C’est exactement ce à quoi aboutit la rhétorique d’un Edwy Plenel, ou celle, strictement parallèle, de Valeurs actuelles qui mêle à souhait la dénonciation de l’islamisme et la thématique du « choc des civilisations ». Soyons clairs : la stratégie des Frères musulmans, telle que nous l’avions décryptée il y a déjà un an, consiste, depuis leur création dans les années 1930, à « réislamiser » les musulmans en exerçant une pression pour les inciter à adopter une pratique littérale et rigoriste de l’islam afin d’imposer un ordre théologico-politique dans lequel la religion affirme son emprise sur la société. Depuis trente ou quarante ans, les populations musulmanes d’Europe sont une cible privilégiée pour cette propagande.
Un pas de plus vers la guerre civile
Face à cette offensive soutenue financièrement par nos sympathiques alliés et clients du golfe Persique, deux écueils mortels : laisser faire au nom d’un racisme compassionnel qui consiste à croire que tout musulman vivrait sa foi comme Brahim Chnina, ce père de famille adepte de l’« agit-prop » contre l’école de la République, et peindre la laïcité en une sorte de religion qui oppresserait les seuls musulmans, ou voir en ces mêmes musulmans une communauté uniforme impossible à intégrer et brandir contre la laïcité le spectre d’une France blanche et chrétienne (dans laquelle, d’ailleurs, on ne montrerait plus de caricatures parce qu’on ne plaisante pas avec le sacré). Bref, dans les deux cas, un pas de plus vers la guerre civile.
Bien sûr, on entend l’angoisse sincère de nombre de Français musulmans : ils ont l’impression d’être sans arrêt montrés du doigt, sommés de s’expliquer, scrutés par des études d’opinion. Mais ils sont surtout les proies désignées d’une propagande destinée à liquider le seul modèle politique dans lequel un individu peut véritablement, s’il le souhaite, s’émanciper de sa communauté d’origine et vivre sa vie, mais aussi sa foi, comme il l’entend. Et c’est justement pour cela qu’est totalement criminel l’abandon par nos élites, soit par idéologie, soit par facilité, de toute défense de la laïcité à la française. Quand des Français de confession musulmane se plaignent, en une sorte de renversement aberrant, de ne pouvoir exercer « librement » leur religion en France, il y a dans cette posture victimaire la rencontre entre le travail de sape des intégristes et la culture du narcissisme propre aux sociétés consuméristes. L’intégrisme religieux consiste justement à laisser croire qu’il n’est de religion que visible dans l’espace public et que le ritualisme est la mesure de la foi. Mais cet intégrisme est magistralement servi par l’obsession identitaire de sociétés occidentales qui cultivent l’exposition de soi.
La maladie du ressentiment
La philosophe Cynthia Fleury vient de publier une réflexion sur cette maladie à la fois individuelle et collective qu’est le ressentiment. Une forme de narcissisme blessé dans lequel l’impression de n’avoir pas été traité équitablement devient obsessionnelle, jusqu’à dévorer l’ensemble du moi. On sait combien les personnalités paranoïaques se croient autorisées à toute forme de violence au motif qu’elles se vivent perpétuellement comme attaquées. Le ressentiment est donc une maladie dangereuse pour une société. Et soigner ce narcissisme blessé est un acte politique essentiel. Deux pistes parallèles à suivre pour cela. D’abord, rétablir l’État dans son rôle, pour que la question sociale, dans des quartiers gangrenés par les trafics et constituant des poches de pauvreté au fur et à mesure qu’on y entasse les nouveaux arrivants sur le sol français, ne se transforme plus en question identitaire et religieuse. Ensuite, ne plus rien concéder à la logique communautariste, mais marteler systématiquement que la laïcité implique la discrétion. Vivre librement sa foi, ce n’est pas la porter en étendard. Un message qui s’adresse non seulement aux croyants, quels qu’ils soient, mais à toute une jeunesse imprégnée de communautarisme anglo-saxon.
Respecter les musulmans, c’est considérer qu’ils sont des Français comme les autres et qu’ils ne doivent pas être réduits à leur religion. Ce que permet la discrétion propre à une République qui met à distance les signes extérieurs d’appartenance.
Source : https://www.marianne.net/