Entretien avec Pierre Manent Propos recueillis par François Bousquet
« Comment imaginer une rencontre heureuse entre un islam "fort" et une nation "faible" ? » C'est tout l'enjeu du dernier livre de Pierre Manent, Situation de la France qui n'est pas sans évoquer les « situations » de Péguy. Son auteur propose un nouveau contrat social : accepter les moeurs de nos concitoyens musulmans en contrepartie d'une allégeance à la communauté nationale. Un livre qui bouscule les certitudes des uns et des autres. On parle souvent de la ligne claire à propos du style, mais il y a aussi une ligne claire dans l'ordre de la pensée. Autrement dit une aptitude à penser élégamment avec clarté et profondeur. En somme, la rigueur française. Depuis la mort de Raymond Aron, Pierre Manent en est le plus beau fleuron.
ÉLÉMENTS : Dans Situation de la France, vous dressez un état des lieux alarmant de notre pays face à l'islam. Qu'est-ce qui vous a poussé à écrire un tel livre, qui est le plus engagé de tous vos livres ?
PIERRE MANENT. Ce qui caractérise notre situation, après les massacres des mois de janvier et novembre 2015, ce n'est pas seulement qu'elle est difficile, c'est qu'elle est inédite. Nous ne savons comment la penser. Le Père Gaston Fessard sous-titrait l'un de ses livres, lors de la crise des Années trente, « un examen de conscience international ». D'une certaine façon, j'ai voulu proposer un examen de conscience national. Dans la dernière période, notre pays a de plus en plus renoncé à être un corps politique véritable et complet. On a abandonné l'objectif primordial de la vie politique, qui consiste à produire un bien commun en engageant dans des actions partagées une communauté de citoyens. Ce projet a été délaissé. Le signe en est dans le renoncement à l'indépendance nationale, renoncement avoué et pour ainsi dire revendiqué comme une preuve d'« ouverture » et de « compétence ». Or, le souci de l'indépendance est consubstantiel à la vie d'un corps politique, qu'il s'agisse d'une cité ou d'une nation. Notre classe politique y a d'abord renoncé sous l'attraction de l'idée européenne et au profit de la « construction de l'Europe » perçue comme achevant le mouvement naturel de notre civilisation, notre horizon ne pouvant plus être désormais limité par des frontières nationales. La démarche comportait, il est vrai, une équivoque dont nous sommes en train de sortir. Si le miroitement du projet européen paraissait si irrésistiblement captivant, c'est qu'il s'agissait de rester nous-mêmes tout en devenant tout autres que nous n'étions ainsi disparaîtrions-nous heureusement, et même glorieusement, dans la métamorphose de la larve nationale en papillon européen. Nous cesserions d'être certes, mais pour devenir meilleurs. Les Européens qui ne croient plus aux miracles crurent au miracle européen.
L'autre horizon qui fixa les regards de notre classe politique, c'est celui de la mondialisation. De fait, « le monde » a pris sur nos âmes une autorité inédite avec l'accroissement des échanges, le développement des nouveaux outils de communication, l'extension du sentiment démocratique du semblable, la constitution de « l'humanité » en réfèrent de ce qu'il faut appeler une nouvelle religion, la religion de l'humanité précisément. L'autorité que le « monde » ainsi compris et ressenti a acquise sur les Européens est telle que la seule tâche que nos hommes politiques sachent encore envisager consiste à « s'adapter » au monde tel qu'il est, autrement dit à céder à toutes les tendances qui s'y déploient ou paraissent s'y déployer. Ils oublient que s'il est nécessaire de s'adapter aux circonstances extérieures, et pour s'y adapter, il faut d'abord exister, c'est-à-dire posséder un principe intérieur.
ÉLÉMENTS: La poussée de la demande des droits individuels - ce que vous appelez l'« extrémisme du droit subjectif » - n'a-t-elle pas entraîné elle aussi un recul du politique ?
PIERRE MANENT. Les droits individuels, les « droits de l'homme », ne sont évidemment pas une idée récente, mais jusqu'à il y a peu, ils étaient inséparables des droits du citoyen. Or, ce qui est frappant aujourd'hui, c'est que les droits individuels sont supposés tenir sur eux-mêmes, se suffire à eux-mêmes. Dans ces conditions, l'espace public n'est plus que le domaine dans lequel les individus font valoir leurs droits, comme si nous pouvions vivre durablement sans la contrainte d'une règle objective susceptible de prévaloir dans certaines circonstances contre le droit, c'est-à-dire le désir de chacun. Il n'y a plus de chose commune à laquelle tous doivent allégeance. Au contraire, l'ordre commun doit se donner pour tâche exclusive et seule légitime de garantir les droits individuels. La vie sociale, loin d'être le domaine où les projets communs cristallisent, devient alors l'espace de mise en scène des vies individuelles, y compris dans leurs aspects les plus intimes.
À suivre