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Le libéralisme, voilà l'ennemi ! (texte de 2014)

Charles Robin vient de publier aux éditions Krisis La Gauche du Capital, un livre qui fait la somme de ses travaux sur l'idéologie libérale. Venant d'un autre bord, comme autrefois Philippe Muray ou comme son maître à Montpellier Jean-Claude Michéa, il retrouve sans le vouloir et sans le savoir le vieux diagnostic social et politique des papes antilibéraux de la fin du XIXe siècle... Un prodigieux raccourci !

Vous ne vous cachez pas d'être un ancien du Nouveau Parti Anticapitaliste d'Olivier Besancenot, mais vous montrez dans votre livre que les vieilles catégories de « droite » et de « gauche » sont périmées par le lent avènement d'une idéologie globale partagée peu ou prou par l'ensemble de la classe politique - idéologie du Marché que vous appelez le libéralisme. Comment le définiriez-vous en quelques mots ?

Le pire contresens que pourrait commettre toute personne réellement soucieuse de comprendre la situation présente serait dé croire que le libéralisme ne désignerait rien d'autre qu'une doctrine économique, visant à assurer la prospérité des nations sous l'égide providentielle du modèle arithmétique. Une telle définition, en effet, évacue totalement le fait que l'économie (qui implique, de façon immanquable, les notions d'« échange » et d' « intersubjectivité ») est nécessairement subordonnée à un complexe de paramètres humains, à défaut desquels elle ne dispose plus d'aucun substrat sur lequel faire reposer l'ensemble de ses « calculs ». Le libéralisme, de ce point de vue, ne peut être saisi dans son essence profonde qu'à partir d'une compréhension de l'« anthropologie » qui lui fait fonds, laquelle repose essentiellement sur une représentation de l'être humain comme atome social , égoïste et calculateur, seulement attentif à son intérêt personnel et à son profit privé. En ce sens, l'« homme économique » - celui pour lequel l’amour-propre et l'ingratitude constituent désormais une norme comportementale a priori - représente parfaitement, à mes yeux, l'idéal anthropologique poursuivi chaque jour un peu plus par nos maîtres libéraux.

Or, on voit bien qu'une telle définition (qui reconduit la question économique à sa souche sociale et anthropologique) déborde de toutes parts le clivage idéologique classique droite/gauche. Il y a bien longtemps, en effet, que l'idée selon laquelle l'individu serait d'abord un être porteur d'« intérêts » (redéfinis, par les soins de la philosophie libérale des Lumières, en « droits ») - et dont il ne saurait se défaire sans être aussitôt amputé d'une part de sa « liberté » - a intégré le logiciel idéologique dé ce que nous nommons aujourd'hui la « gauche ». (…)

Cette idéologie du Marché propose avant tout une nouvelle anthropologie, une conception de l'homme détaché, de l'homme délié : n'est-on pas en train de nous vendre l'idée d'un homme sans valeurs ? Quelle serait la morale d'une telle idéologie ?

Dans le contexte de l'anthropologie libérale que nous venons de décrire, toute référence à une quelconque notion de « morale commune » ou de « valeurs partagées » ne peut apparaître que comme fondamentalement autoritaire et liberticide, dans la mesure, où elle continue d'accorder à un au-delà de l’individu un sens et une légitimité philosophiques rendus injustifiables. Autant dire que, pour le libéralisme, la seule morale est : « Pas de morale ! », puisque cela reviendrait, de fait, à mer à l'individu son droit - supposé inné - à l'autodétermination et au « libre choix ». (…)

N'est-on pas en train de voir émerger une France à deux vitesses, France de la diversité ouverte aux exigences libertaires du Marché et France franchouillarde, économiquement faible et repliée sur des valeurs de la sociabilité ordinaire? La survivance de ces structures de sociabilité identitaire a-t-elle un sens ?

La réaction privilégiée d'une partie des franges les plus vulnérables de la population est la stratégie du repli défensif, autrement dit cette tendance à surinvestir les codes de valeurs et de représentations diabolisés par l'« ennemi ». Or, on remarque très vite les limites d'une telle manœuvre, puisqu'elle ne représente, en fin de compte, que là reproduction inversée du système qu'elle prétend combattre.

La seule morale est pas de morale

Il est donc clair qu'une telle radicalisation idéologique^des catégories les plus singulièrement touchées parles innombrables catastrophes libérales qu'ont produites les quarante dernières années arrange parfaitement les affaires médiatiques de l'oligarchie libérale, laquelle disposera, en retour, de tout un arsenal de « reportages », d'« enquêtes » et d'« émissions de débat » lui permettant d'asséner, avec suffisamment d'aplomb (celui, par exemple, d'un Yves Calvi ou d'un David Pujadas) que la menace principale qui pèserait sur la sécurité - physique, autant que morale - de nos concitoyens serait l'inquiétante nébuleuse d'« extrême-droite ». Une reductio ad lepenum qui présente l'extraordinaire avantage de ne pas avoir à s'expliquer sur le fond (l’augmentation du chômage, la baisse des salaires, les profits des multinationales), celui-ci ayant été définitivement rejeté dans les catacombes du « débat démocratique » par les canalisations de l'« infamie».

Pour ma part, je considère donc qu'une résistance sérieuse au mouvement libéral de nos sociétés (c'est-à-dire-une résistance susceptible de se traduire dans les faits) passera moins par la rivalité mimétique de ses productions que par le dessaisissement patient à l'égard de ses commandements.

Ce qui veut dire que c'est d'abord par la reconstitution du tissu social qui structure toute vie en « société » (à commencer par nos amis et notre famille) que pourra avoir une chance d'aboutir et aboutira certainement - le projet d'une société délibéralisée.

Ce que, je crois, vous nommez également une communauté fraternelle.

Propos recueillis par l'abbé G. de Tanoüarn

monde&vie 2 novembre 2014 n°899

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