Yves-Marie Adeline s'est beaucoup engagé dans le mouvement royaliste à la tête de l'Alliance royale. Mais il a commencé à faire parler de lui avec une thèse d'esthétique La musique et le monde. Aujourd'hui il intervient dans plusieurs domaines de la création artistique poète, peintre, romancier, auteur pour le théâtre d'une belle Marie-Antoinette et d'une très juste pièce sur l'athéisme contemporain : Teresa (consacrée bien sûr à la figure de Mère Teresa de Calcutta). Il est aussi musicien. Son site personnel permet de le suivre dans les multiples directions créatrices qu'il emprunte, ainsi que dans son œuvre d'historien et de philosophe de la politique.
Yves-Marie Adeline, vous venez de publier un texte sur Internet, que vous avez intitulé Les nouveaux seigneurs. Quelle est votre nouvelle thèse ?
C'est une étude qui se fonde sur l'analyse marxienne de l’évolution historique des rapports sociaux, selon laquelle l'évolution des rapports sociaux détermine l'évolution des outils de production. Marx a construit abusivement tout son système avec cette seule perspective. De notre côté, sans céder à la tentation de la monocausalité, nous pouvons nous servir de l'instrument conceptuel qu'il nous offre. Deux exemples aujourd'hui. L’évolution de nos outils de production d'images engendre une évolution des rapports de domination entre informateurs et informés qui va dans un sens plus démocratique, par la multipolarité des informations. En revanche, l'évolution de nos outils de production de richesse engendre une confiscation de la richesse, donc du pouvoir. Pourquoi ? Parce que notre richesse repose sur des produits à haute valeur ajoutée, confiée à une minorité de producteurs extrêmement compétents, les autres (la majorité) étant réduits au rôle de consommateurs. On va donc vers une société de plus en plus massifiée, avec un chômage systémique, au sein de laquelle une élite restreinte accapare le pouvoir.
Ce que je décris là est une tendance lourde. Je veux dire que nous entrons dans une nouvelle époque des rapports sociaux et politiques entre les hommes, et cela n'est nullement dû à une idéologie, mais seulement à l'évolution de nos modes de production de la richesse.
Cette évolution est-elle récente ?
L'accélération de l'accaparement de la richesse par une minorité est clairement observable, ce qui invite à croire que le phénomène est récent, mais ce n'est pas exact. En 1914,2 % des Américains possédaient 50 % de la richesse nationale des États-unis. Cent ans plus tard, on est tombé à 1 %. Il n'y a rien à faire. Ce n'est pas une option, ce n'est pas un choix politique. L accaparement du pouvoir par ceux que j'appelle « les nouveaux seigneurs » - la petite oligarchie qui a en main l'outil de production et qui jouit forcément d'une prépondérance politique à l'échelle mondiale - est un mouvement irrépressible. Puisque notre croissance repose sur des logiciels ou sur des satellites, alors l'oligarchie qui a la main sur ces systèmes ultra-sophistiqués se forme d'elle-même. En dépit de l'effort de redistribution de la richesse, on voit bien que l'écart entre les riches et les pauvres ne cesse de se creuser. On peut le vérifier partout dans le monde, même en Suède, un pays réputé comme un symbole de la social-démocratie, où le taux d'immobilisme social augmente comme ailleurs.
Alors que pouvons nous faire ? Déserter le champ politique ?
Les votes s'évaporent dans tout un mécanisme de captation du pouvoir par les vrais décideurs. Ainsi, quand on élit un député français, il n'intervient que sur 10 % de la législation, les 90 % restants revenant à la Commission européenne, c'est-à-dire à des gens non élus et que personne ne connaît. Un seul exemple de cette ère oligarchique dans laquelle nous sommes entrés : pour préparer le Traité de commerce transatlantique entre l'Europe et les États-unis, cent douze rencontres sont prévues entre la Commission européenne et les instances représentatives de la vie économique de la population mais sur ces cent douze rencontres, cent dix ont lieu avec les syndicats du patronat européen, les représentants des entreprises, ceux des banques; et seulement deux rendez-vous sont prévus avec les représentants du bas de la pyramide sociale un rendez-vous avec les syndicats de travailleurs, et un autre avec les représentants des consommateurs. Cent dix rencontres pour les uns, qui forment une minorité, deux rencontres pour les autres, qui forment l'immense majorité - au sens démographique du terme... On ne peut pas imaginer démocratie moins réelle et plus purement rituelle... Vous me demandez qu’est-ce qu'on y peut ? On peut essayer de transformer cette oligarchie en une aristocratie. Plus la minorité infime qui détient le pouvoir a de moyens d'actions, plus il faut moraliser cette élite. Il faudrait que les grands oligarques puissent ensemble fonder une aristocratie véritable. Mais en tout état de cause, on ne sortira pas de ce gouvernement des hommes par une élite, parce que tout est lié à nos outils de production de richesse. Peu importe ceux qui sont au pouvoir un Mélenchon prenant le pouvoir ne ferait que se substituer à un Bernard Arnaud; il n'aurait d'ailleurs pas le choix, puisque tout est lié au mode de production de la richesse.
Si je comprends bien ce passage de l'oligarchie des profiteurs à une aristocratie attentive au bien commun, vous considérez que l'action politique devient une action purement morale ?
Dans la mesure où c'est en effet la morale ou l'immoralité des puissants qui change tout... Aujourd'hui, un nouvel esclavage pourrait fort bien advenir : si je suis un homme puissant, je peux imposer mes règles, quelles qu'elles soient - je te loge, je te nourris, mais je ne te salarie pas. Et aujourd'hui des salariés au chômage qui peinent à trouver le gîte et le couvert (plus seulement des immigrés sans papiers, mais les nouveaux « working poors » préféreront être non salariés ou bien salariés pour un prix dérisoire ou bien dédommagés sans salaire véritable - plutôt que de manquer de l'essentiel. Les nouveaux seigneurs ont leurs nouveaux pauvres. Certes ces nouveaux pauvres n'appartiennent pas officiellement à leur maître, mais concrètement ils dépendent de lui en tout.
Revenons à l'autre exemple que vous avez donné, celui de la démocratisation de l'information... Là, au moins, les choses vont dans l'autre sens ?
Effectivement, nous allons vers une démocratisation de l'information due à la démocratisation des moyens de communication. Naguère encore, entre le déroulement des événements et la connaissance plus ou moins imparfaite que les peuples pouvaient en avoir, l'information transitait par des médias peu nombreux, parfois soumis à l'autorité de l'État, ou au moins complaisants à son égard. Aujourd'hui, en revanche, un événement peut être filmé par quasiment n'importe qui, puis mis en ligne sur Internet de sorte qu'il devient plus difficile pour des autorités officielles de canaliser cette information. Un événement survenu dans la journée est connu avant d'être annoncé par les journaux télévisés du soir, ce qui rend presque dérisoire le métier des informateurs traditionnels. Notez malgré tout, pour tempérer votre optimisme, que la possibilité de manipulation de l'opinion par les États reste très élevée, de même que leur pouvoir d'encadrement de l'information.
Pourquoi cette montée de l'oligarchie est-elle si peu lisible ?
La vision que l'on peut en avoir est brouillée parce que la société tout entière s'est « popularisée ». La démocratisation de la culture - alors même que la culture est d'une nature foncièrement aristocratique : fait que l'oligarque a les mêmes goûts que le populaire. Ainsi un nouveau seigneur peut-il s'habiller d'un jean déchiré de chez Balmain valant.. 3 500 euros ! N'incriminez pas là je ne sais quel mensonge social. En réalité, ce nouveau seigneur a les mêmes goûts que le peuple, c'est pour cela qu'il porte « les habits du peuple » , mais évidemment lui en achète des imitations beaucoup plus cher. Tout le monde aujourd'hui s'habille donc plus ou moins de la même façon, écoute les mêmes chanteurs (mais là encore, pas forcément au même prix les meilleures places pour un concert de Johnny valent 650 euros). Autre exemple la location annuelle de la loge présidentielle du Parc des Princes vaut quatorze ans de salaire d'un ouvrier. Pour voir du foot ! Ces écarts autour des mêmes produits culturels brouillent notre vision du monde contemporain.
Pour vous qui êtes monarchiste, si je comprends bien, le « Politique d'abord » de Charles Maurras ne pèse pas très lourd, face à ces tendances lourdes de la vie sociale ?
Évidemment il faut croire en la possibilité que nous aurions d'installer des institutions, donc des artifices, qui seraient chargés d'encadrer et de tempérer ce phénomène. Mais ces institutions sont toujours fragiles. Je pense par exemple aux circonstances qui ont entouré la chute de la monarchie brésilienne. L'empereur Pierre II avait fini justement par supprimer l'esclavage - en 1888. Le souverain avait en quelque sorte rempli son rôle en faisant le bien de son peuple, malgré les intérêts des possédants. Eh bien ! La bourgeoisie n'a pas pu revenir sur l'abolition de l'esclavage, mais elle s'est vengée en renversant le monarque et en instaurant la République brésilienne. C'est d'ailleurs pour effacer cette tache originelle qu'en 1992, il y a un peu plus de vingt ans donc, on organisa un référendum qui donnait enfin au peuple le choix entre monarchie et république. Il a choisi la république à 90 % des suffrages exprimés. C'était prévisible… On a donné la parole au peuple quand on a été vraiment sûr de son vote.
Paradoxalement, nous vivons dans une culture extrêmement démocratique; notre société est cimentée par la religion démocratique et en même temps, nous sommes pratiquement sortis de la démocratie réelle, réduite à une liturgie. Cela contribue encore à brouiller notre vision des choses.
Dans votre dernier livre Philosophie de la Royauté, vous vous en prenez violemment à un texte célèbre de Maurras, le texte sur le petit poussin qui sort de sa coquille, le texte sur l'homme animal naturellement politique...
Au nom du petit poussin et de sa démonstration brillante de ce qu'il appelle la politique naturelle, Maurras refuse que l'homme puisse légitimement demander des comptes et dire au roi qui es-tu pour imposer ta loi ? Or l'homme a forcément ce pouvoir, et cette question, s'il veut la poser, il la posera. Il faut donc mettre l'homme et le pouvoir en cohérence. La Cité doit rester à la mesure de l'homme, elle sert l'homme et c'est pour cela que quoi qu'en ait pensé Maurras, le principe du Contrat est nécessaire. Le bien commun, au fond, n'est pas accessible à la raison, c'est la première phrase du livre auquel vous faites allusion. On ne peut y adhérer que par une foi, quelle qu'elle soit, et cela suppose bien une abdication de chacun au profit d'un principe commun et salutaire. On ne peut pas forcer les gens à être ce qu'ils n'auraient pas envie d'être..
La foi dont vous parlez a-t-elle un rapport avec la religion démocratique que vous évoquiez en commençant ?
On peut l'y assimiler. La démocratie est devenue la religion de notre société, avec ses rites, ses excommunications, ses tabous. Mais une religion de croyants non pratiquants. Cela dit, puisque la politique est le royaume de l'imaginaire, le peuple ne demande pas à pratiquer, mais à croire en des valeurs qui cimentent la société.
✔︎Yves-Marie Adeline, Philosophie de la Royauté, éd. Via romana 2015, 15 euros.
Propos recueillis par l'abbé G. de Tanoüarn monde&vie 3 septembre 2015 n°912