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Brocéliande contre le monde moderne 1/2

Notes pour servir à la constitution d'un Front Brocéliande contre le monde moderne

« J'ai revêtu plusieurs aspects
Avant d'atteindre ma forme naturelle.
J'ai été le fer étroit d'une épée
(Je le croirai si je le revois)
J'ai été une goutte dans l'air
J'ai été une étoile scintillante
J'ai été un mot dans un livre...
J'ai été un tisonnier dans le feu
J'ai été un arbre dans un fourré »

Câd Goddeu (Le Combat des Arbres)

« ... l'intuition, qu'il y a quelque vaste processus à l'œuvre qui réalise l'acmé de la création, l'entéléchie de toute lutte vitale, dans ces larges et fraîches feuilles d'extase magique, qui s'ouvrent et frémissent dans l'air invisible ».

John Cowper Powys

La forêt était vivante. Par les rumeurs, les grands gestes, les hauteurs mouvantes, les silences tapis, les lueurs vertes, les éclats soudains lorsque le soleil tombe, la forêt vive nous parlait. Nous étions, en quelque sorte, ses enfants. Nous aimions la verticalité de la forêt, les cimes perdues, presque indiscernables, les racines tels de gros serpents, l'humus, le pourrissement délicieux des feuilles. Les troncs, plus ou moins espacés, évoquaient de longues notes de musique qui finissaient par s'accorder dans le tumulte polyphonique de la forêt. Mais chaque arbre avait son message, sa présence propre. Les arbres ont de si fortes individualités que nous en oublions les essences et les espèces. Comme les humains, les arbres ont leurs histoires et, je m'aventure à l'affirmer, leurs consciences !

Je crois à cette individualité ancrée dans la terre et doucement vaguante, en son faîte, avec le vent, le ciel ! Je crois à l'individualité farouche des arbres, des terres, des animaux et des hommes. L'homme moderne ne reconnaît que ce qu'il peut classer dans quelque abstraite catégorie. Aussi bien, je ne suis pas un homme moderne. La densité de l'être, sa force, sa vertu, son bonheur témoignent de l'intense singularité de toute chose…

Cet arbre qui m'adresse un signe de bienvenue lorsque le chemin tourne et revient du côté du soleil n'a pas son égal et je me soucie fort peu de ce qu'en pensent les naturalistes. Il verdoie doucement dans l'air encore pâle d'Avril. Toute la mélancolie du renouveau bruit avec le vent venu des hauteurs qui retourne vers elles les paumes cendrées des feuilles, comme des mains, avec leurs nervures intelligentes. Cet arbre me salue quand je passe — mais il me semble que sa grande tâche est un colloque avec des présences que je ne vois pas mais dont la profusion architecturale des branches est le Temple. Les Tibétains croyaient que la symétrie attire les démons. Mais ils croyaient aussi à l'harmonie et à l'interdépendance universelle, et je vois ce matin qu'il n'est rien de moins symétrique ni de plus harmonieux que ce Temple feuillu…

Je veux bien être traité de panthéiste ! C'est en effet la grande manie des abstracteurs modernes. Pourtant, ce mot, pour moi, ne veut rien dire. Car ce que disent les arbres à mon entendement est d'un ordre trop subtil pour convenir à de grossières terminologies. Panthéiste ? Si l'on y tient ! Mais avec Plotin et Saint­-François, avec Taliesin et Novalis ! Je sais fort bien que la beauté — où s'unissent la transcendance et l'immanence — n'est pas omniprésente, que souvent la transcendance s'éloigne, et que l'immanence devient lourde en cet âge de fer. J'aime les arbres car ils nous enseignent la légèreté. Certes, les arbres ne volent pas mais ils accueillent les oiseaux, hôtes et protecteurs des libertés les plus fragiles. Il faut bien voir que les racines des arbres ne sont pas moins dans le Ciel que dans la terre. La plus haute branche est l'éloge ultime de la terrestre légèreté. Veulent-ils nous enseigner l'esprit ceux qui ne frissonnent point avec le souffle à la plus haute branche de leur désir ?

Loin de nous l'idée d'un culte de la “Nature” — car voici encore une abstraction. Je ne veux qu'honorer les arbres, comme il m'est arrivé d'honorer la mer, la neige, la nuit et le soleil. Lorsque ma conscience se prend à se considérer elle-même, elle découvre le Sans-Limite. À l'égard de moi-même, je suis infini. Je consens à cette belle idée légendaire du changement de forme. L'homme moderne doit avoir une notion fort contrainte et étroite de sa propre identité pour ne plus imaginer, comme jadis, pouvoir connaître d'autres formes et d'autres règnes. Je me suis trop attardé dans la contemplation des arbres, des animaux, des pierres pour ne pas avoir le sentiment de partager avec eux une essence ou une âme. Mon amour des forêts ne se fonde aucunement sur une quelconque détestation des villes. Car pour moi les forêts sont des villes, avec leurs peuples, leurs monuments et leurs lois. Et les villes, surtout la nuit, sont de grandes forêts mythiques où toutes les rencontres surnaturelles sont possibles. Dans la forêt comme dans la ville 2 réalités se confondent. Merlin l'Enchanteur danse sur les lisières de l'Autre monde et nous traduit en énigmes d'autres énigmes : il témoigne de la vertu métaphysique de la méditation forestière.

La forêt de Brocéliande — qu'aujourd'hui la modernité menace — est l'exemple de cette vision qui perçoit les apparences comme des miroirs féeriques. Des noms viennent résonner dans la mémoire comme des pierres qui heurtent les parois d'un puits… Je voudrai dire, sans entrer dans la querelle médiévale du nominalisme et du réalisme, que les dieux sont d'abord des noms. Mieux vaut parler d'ontologie. Le nom n'est pas abstraction, il est une possibilité de l'être, une puissance. Les Dieux celtes, dont la puissance survit particulièrement en Bretagne armoricaine, en Irlande et au pays de Galles, comme en témoignent les œuvres des poètes (là où les poètes règnent, les Dieux survivent !) convoquent dans leurs noms les puissances à la fois intellectuelles et magiques. Le Dieu Lug est nommé “Salmidanach”, ce qui veut dire à peu près polytechnicien, titre qui en l'occurrence évoquera davantage la méthode d'Abellio que celle de ses confrères ingénieurs d'étroite envergure technocratique. Lug, qui rassemble dans son nom certaines vertus de Mercure ajoutées à celle de Mars et d'Apollon réunit les fonctions héroïques et sacerdotales. Il est celui qui comprend et celui qui agit. Druide et champion, il est artiste au sens non profané du terme. C'est lui qui apporte aux Tuatha Dé Dân'ann la victoire contre les Fomoires dans un combat qui ne sera point sans évoquer celui des Ases et des Variés, ou celui qui oppose les Dieux et les Titans.

Comprendre les principes qui sont à l'œuvre dans ce combat des Tuatha Dé Dân'ann contre les Fomoires est loin d'être vain dans cet âge sombre finissant où les Fomoires et les Titans triomphent de façon si totale que l'on ne peut plus prévoir désormais que leur déclin. La nature de ces forces géantes opposées aux principes divins est de périr dans leur triomphe alors qu'il est dit des héros qu'ils “régneront sans fin”. Celui qui soumet le monde par le temps et par l'immanence est lui-même soumis au pouvoir qu'il détient. Le “réapparaître” lumineux de Lug marque le moment de son échec. Tout est possible tant que le nom du Dieu, tel un talisman, se transmet d'adepte en adepte dans le pressentiment des retrouvailles ardentes du nom et de sa puissance polyphonique.

Les poètes, depuis toujours propagent l'idée d'une grandeur, d'une beauté, d'une intensité, d'une plénitude perdue. Même lorsqu'ils se veulent révolutionnaires, les poètes rêvent le monde nouveau comme une reconquête du monde ancien. Aragon ne fut pas le moindre chantre de Brocéliande, cette « forêt qui ressemble à s'y méprendre à la mémoire de ses héros » :

« Chênes verts souvenirs des belles enchantées
Brocéliande abri célèbre des bouvreuils
C'est toi forêt plus belle qu'est l'ombre d'été

Comme je ne sais où dit Arnauld de Mareuil
Broussaille imaginaire où l'homme s'égara
Et la lumière est rousse où bondit l'écureuil

Brocéliande brune et blonde entre nos bras 
Brocéliande bleue où brille le nom celte
Et tracent les sorciers leurs abracadabras

Brocéliande ouvre tes branches et descelle
Tes ténèbres voici dans leur peaux de moutons
Ceux qui viennent prier pour que les eaux ruissellent
Tous les ans à la fontaine de Bellenton »

Évoquant, ailleurs, les Vestiges du culte solaire célébré sur les pierres plates de Brocéliande, Aragon s'interroge, en une sorte de prière au soleil invaincu que l'on songe merveilleusement exaucée :

« Est-ce la nuit du Christ est-ce la nuit d'Orphée
Qu'importe qu'on lui donne un nom de préférence
Celui qui ressuscite est un enfant des fées

Que la nuit se déchire et qu'il naisse à souffrance
C'est toujours le soleil, nous en sommes certains
Et ses Pâques seront les Pâques de la France ».

À suivre 

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