Si la Prusse-Brandebourg fut le “pôle nord” et l'Autriche le “pôle sud” de l'histoire allemande moderne, la politique et la civilisation helléniques furent marquées pendant des siècles par l'opposition entre Athènes et Sparte. L'Autriche et la Prusse ne furent pas seulement des constructions étatiques : elles ont également incarné une manière d'être, un état d'esprit, un style, une éthique. Il en est de même pour Athènes et Sparte. Ce dualisme resta d'ailleurs bien vivace longtemps après que les 2 cités-États grecques eurent perdu leur puissance et même leur indépendance.
À l'instar de l'ancien Empire allemand, qui comprenait une multitude d'États dont certains étaient de taille microscopique, la Grèce antique ne formait pas une unité politique ; c'était une mosaïque de villes et de confédérations, toutes jalouses de leur indépendance. Certaines de ces poleis jouèrent, en leur temps, un rôle éminent, politiquement ou culturellement. Citons par ex. les villes grecques d'Asie mineure, Éphèse, Milet et Smyrne, les colonies grecques de la Mer Noire, de Sicile ou d'Italie du Sud. Sur le continent hellénique, ce furent Corinthe et Thèbes, Argos et Némée, Éleusis et Delphes, sans oublier les nombreuses villes-États de la Mer Égée : la Crète, Chypre, Rhodes, Samos, Lesbos, Delos, Chios, etc...
Chacun de ces noms renvoie à une facette de “l'hellénité”, incarne un aspect unique, irréductible, de la culture grecque. Pourtant, seules Athènes et Sparte ont acquis une dimension historique mondiale. C'est qu'elles furent, avant tout, des “idées” [archétypes] au sens platonicien, c'est-à-dire susceptibles, selon les circonstances, de se réactualiser, de se réincarner sans cesse. Elles ne furent pas des concepts abstraits mais des modèles vivants d'existence historique pouvant à tout moment orienter l'histoire réelle. La Guerre du Péloponnèse, cette “guerre mondiale grecque” selon la formule magistrale de Thucydide, constitue l'épiphanie de cette opposition, où se résorbe l'insurmontable dualité Sparte-Athènes. Pour Platon mais aussi pour Rousseau et, plus récemment, pour Maurice Barrès, Sparte était l'archétype de “l'État vrai”. Or, cet archétype sert depuis longtemps de repoussoir à une politologie qui s'est dégradée en “science de la démocratie” au service de “l'esprit du temps”.
Sparte ou Spartacus ?
On peut, bien entendu, être spartakiste, puisque ce terme ne renvoie pas à un groupe d'extrême-droite mais à un mouvement communiste (le communisme passant déjà pour une forme de démocratie). Être spartakiste, cela n'a plus rien de dégradant. Le spartakisme, c'est de gauche, donc c'est bien. Le mot n'évoque-t-il pas l'esclave Spartacus, originaire, non de Sparte, mais de Thrace, qui avait organisé la révolte contre ses maîtres romains ? Sparte, en revanche, voilà le diable. La “spartitude”, c'est synonyme de rudesse, de dureté, de vexations inutiles... Mais que valent les beaux discours sur la “démocratie” quand survient l'Ernstfall (le cas d'urgence, la situation périlleuse, exceptionnelle) ? L'instant où la question n'est plus de savoir si l'on va se permettre un peu plus ou un peu moins de confort “démocratique” ? Où le défi existentiel se résume en 2 mots : se battre ou disparaître...
Combien pèsent, sur le plateau de la balance, les sophismes libéraux-démocratiques le jour où les armées ennemies franchissent la frontière, saluées par des cinquièmes colonnes qui déroulent joyeusement le drapeau de l'étranger et s'alignent pour la collaboration ? À ce moment-là, la seule alternative n'est-elle pas : Aut Spartiates aut Spartacus (Ou bien Spartiate ou bien Spartakiste) ?
Aujourd'hui, au nom de Sparte, qui se souvient du mythe d'Hélène, la plus belle femme du monde ? Qui se souvient que Castor & Pollux, le couple inséparable des 2 frères héros qui recevra plus tard une patrie céleste en devenant la constellation zodiacale des Gémeaux, étaient d'origine spartiate et furent honorés à Sparte ? On a oublié que Cythère, île fortunée dédiée à Aphrodite, faisait partie du territoire de Sparte. Révolu est le temps où les écoliers découvraient, le cœur battant, les légendes de l'Antiquité classique et s'enthousiasmaient de ce que Sparte, pourtant située au centre de la plaine de l'Eurotas, ait renoncé, jusqu'à la période hellénistique, à se construire des remparts. Si les Spartiates n'ont pas voulu ériger des fortifications artificielles et des forteresses, c'est parce qu'à Sparte, les hommes, c'était l'État. Ces hoplites, qui misaient sur la force de leurs poings et de leurs armes, savaient que chacun était une pierre d'un rempart vivant : l'esprit de défense de la Polis. Qui se rappelle enfin ce que rapportaient Aristote, Plutarque et d'autres écrivains antiques : nulle part ailleurs, dans aucun autre État grec, la femme n'avait autant de droits civils et publics que dans cette cité dorienne qui exaltait comme nulle autre la fraternité virile ?
La Gérousie
On oublie souvent, semble-t-il, que Sparte fut le premier État au monde à posséder une sorte de tribunal constitutionnel. Il s'agit des 5 éphores ou “gardiens des lois” qui pouvaient même traduire les rois (il y en avait toujours 2 à la tête de la polis) devant leur juridiction. Il faut rappeler que Sparte, justement parce que sa constitution était “spartiate”, a toujours su étouffer dans l'œuf l'émergence de tyrans populaires, ce qui ne fut pas le cas des autres cités-États grecques. Soucieux de donner une expression politique à la sagacité, à l'expérience et à la sagesse des Anciens, les Spartiates créèrent la Gérousie : aucune affaire importante de l'État ne pouvait être tranchée sans l'assentiment préalable de ce Conseil des Anciens qui, avec les 2 rois représentant le couple de Gémeaux mythologiques, Castor et Pollux, comprenait 30 membres au total. Pour siéger à la Gérousie, il fallait avoir au moins 60 ans. L'appartenance à ce corps, incarnation politique du principe de séniorité, était définitive : seule la mort pouvait y mettre fin. Il ne fait guère de doute que la stabilité politique de Sparte, pendant des siècles, était due en partie à cette institution, capable de déjouer à temps tous les projets précipités, les initiatives inconsidérées ou les idées non mûries.
Mais ni la belle Hélène ni les dioscures siégeant au firmament étoilé ni la sagesse du Conseil des Anciens n'ont aujourd'hui droit de cité lorsqu'il est question de Sparte. Même le poète Tyrtée, qui vivait au VIIe siècle avant notre ère et dont les éloges de Sparte sont nombreux, paraît oublié. Et pourtant, Tyrtée était Athénien de naissance. On dit qu'il boitait et avait été maître d'école. Ce n'est que plus tard qu'il devint panégyriste de Lacédémone et citoyen spartiate. Plus de 2.000 ans après, le Souabe Hegel allait bien à Berlin où il devint... philosophe de l'État prussien ! C'est dans la guerre, disait Hegel, que se manifeste la cohésion de chacun avec l'ensemble. Et il ajoutait que la guerre était l'esprit et la forme où se focalisait l'essentiel de la substance éthique d'un peuple ou d'une nation.
Quant à Tyrtée, j'hésite à le citer car, s'il vivait de nos jours, ses éloges de l'héroïsme spartiate lui vaudraient certainement d'être marqué du signe infamant d'“extrémiste de droite”. Une de ses élégies, consacrée aux héros de la deuxième guerre médique, paraîtrait presque obscène à des oreilles pacifistes, à l'instar du fameux vers d'Horace selon lequel « il est doux et honorable de mourir pour la patrie » (Carmina III, 2, 13), ou encore de Hölderlin dont on s'obstine — sans succès — à faire un Jacobin en puissance :
« Sois grande, ô ma patrie,
Et ne compte point les morts ;
pour toi, ma bien-aimée
Aucun mort ne sera de trop ! »
Le Romain Horace et l'Allemand Hölderlin sont en fait des fils posthumes de Tyrtée, Spartiate d'adoption, qui, dès le VIIe siècle avant notre ère, proclamait son mépris pour l'homme, fût-il par ailleurs de qualité ou de haut rang, qui ne fît pas ses preuves sur un champ de bataille. Voici les premiers vers d'une élégie à laquelle se réfère explicitement Platon dans son dialogue Des Lois (629, a-e) :
« Je ne ferais nulle mention ni ne tiendrais compte d'un homme,
Quand il serait couronné à la course ou à la lutte,
Aurait la taille et la force d'un cyclope,
Serait aussi rapide que le vent de Thrace,
Serait plus beau que Tithonos
Et plus riche que, jadis, Midas et Kinyras,
Quand il serait de sang plus noble que Pélops, fils de Tantale,
Et aurait la magie du verbe d'Adraste,
Et serait grand en toutes choses,
S'il n'est pas grand dans la tourmente du combat !
Car il ne sera pas brave à la guerre
Celui qui ne supporte pas de regarder la tuerie sanglante
Et n'attaque pas l'adversaire
En l'affrontant de près.
C'est la vraie vertu, le plus beau et le meilleur des prix
Que le jeune sang puisse un jour conquérir. » (1)
L'État guerrier
Les vers de Tyrtée, Spartiate d'adoption, nous rappellent sans équivoque possible que Sparte fut un État guerrier au sens le plus vrai du terme. Un État encaserné, a-t-on pu dire, un État pratiquant l'élitisme eugéniste et dont certains aspects évoquent le communisme de guerre. Le modèle de la politeia selon Platon, aristocrate athénien mais spartanophile. Une synthèse apparemment perverse entre prussianisme et socialisme. Et le cauchemar de tous les libéraux, de Wilhelm von Humboldt à Karl Popper et à Henri Marrou.
Il ne faut pas s'illusionner : toutes ces descriptions, même exagérées dans les détails, même caricaturales (et caricaturées pour les besoins de la polémique) ont un fond de vérité. Athènes exceptée, aucun autre État antique ne nous est mieux connu que celui des Spartiates qui se nommaient eux-mêmes Lacédémoniens (le Spartiate était l'homme libre, citoyen à part entière). Les anecdotes les plus effarantes reposent sur de solides témoignages. Il est hors de doute que Sparte, même et surtout à une époque avancée de l'histoire antique, était, comparée à Athènes, un État extrêmement archaïque, rude et xénophobe. Et il est indéniable que jusqu'à la fin, cet État a veillé jalousement et orgueilleusement à préserver cette différence-là. Inutile de broder sur l'orgueil ostentatoire, sur la morgue du Spartiate, fût-il citoyen ordinaire. Chaque Spartiate était moitié roi moitié brigand. Les textes authentiques de Tyrtée lui-même sont là pour infirmer toute tentative de banalisation.
Tyrtée nous montre sans conteste un État où le guerrier l'emportait sur le bel esprit et le marchand. Toute la culture était axée sur la chose militaire et l'idéal était le sous-officier d'active. Quand une mère avait perdu son fils à la bataille, elle refusait laconiquement (c'est le cas de le dire) toutes condoléances : « Je n'ignorais pas qu'il était mortel », et ce que proclame solennellement le chœur de la pièce de Schiller Die Braut von Messina : « La vie n'est pas le bien suprême » (acte 4, sc. 10), était, à Sparte, le b.a.-ba de la formation politique de n'importe quelle recrue. L'épigramme du lyrique Simonidès dédié aux Spartiates tombés aux Thermopyles exprime lapidairement ce que l'on attendait du soldat :
« Passant, va dire à Sparte
Que tu nous as trouvés, gisants
Conformément à ses lois. »
Vouloir minimiser a posteriori la sévérité spartiate est une entreprise vouée à l'échec. La civilisation lacédémonienne n'était guère littéraire mais très athlétique. À Sparte, la poésie fut un produit d'importation, comme en témoigne l'exemple des 3 grands poètes, Tyrtée, Terpandros et Thaletas : le premier venait d'Athènes, le second d'Antissa (île de Lesbos), le troisième de Crète. Sparte les fit venir comme poètes officiels, un peu comme la Prusse prendra à son service les Souabes Hegel et Schelling, le Baron de Stein, originaire de Nassau, le Hessois Savigny et le Saxon Ranke. La cuisine était austère, c'était le cauchemar des gosiers corinthiens, crétois ou sybarites. Les distributions collectives de “soupe au sang” étaient considérées, hors de Sparte, comme un vomitif.
À suivre