Jusqu'à l'islamisation, la répartition en fonctions modela la société iranienne. Cependant, celles-ci étaient au nombre de quatre. Ainsi, sous les Sassanides, au VIe siècle précisément, soit un siècle avant l'islamisation, outre les prêtres et les guerriers qui constituaient les deux premières fonctions, les scribes, les écrivains, poètes, comptables, biographes, médecins, astrologues, formaient la troisième fonction. La quatrième fonction étaient notamment composée des marchands, des cultivateurs, des négociants et de tous ceux qui n'entraient pas dans les trois autres fonctions. Un texte de cette époque affirme : « Cette répartition des hommes en quatre classes est pour le monde une garantie durable de bon ordre. »
Avec l'islamisation, une transformation s'opère. L'idéologie tripartite disparaît peu à peu. Peut-être a-t-elle survécu plus ou moins longtemps dans les faits ? Sans doute, mais il est difficile de répondre avec exactitude dans quelle mesure. Elle était encore connue quelques siècles après l'islamisation, mais comme modèle de société lié à l'Iran pré-islamique et mazdéen.
III. Le cœur et le carrefour de l'Eurasie
Par sa situation géographique, l'Iran est le cœur et le carrefour de l'Eurasie. Le plateau iranien est un pont entre les pays du Proche-Orient et l'Inde ; mais aussi entre le Proche-Orient et l'Extrême-Orient ; ainsi qu'entre l'Extrême-Orient et l'Occident, notamment par le biais de la célèbre route de la soie par où sont passées aussi bien des marchandises que des doctrines religieuses.
L'Iran ne s'est pas contenté de recevoir mais a autant donné, sinon plus. Son influence fut principalement religieuse et philosophique, culturelle et artistique.
Commençons par l'Occident, plus précisément par la Grèce. Pythagore aurait été initié par un Zoroastrien selon des auteurs antiques. On retrouve dans l’œuvre de Platon plusieurs thèmes iraniens. Signalons que Platon connaissait des écrits mazdéens. À la suite des conquêtes d'Alexandre le Grand, toute la littérature traitant des doctrines iraniennes et de Zoroastre vit le jour. Autre legs iranien à l'Occident : le culte de Mithra. Citons encore le catharisme, lointain rejeton du manichéisme.
Continuons par le Proche-Orient. De nombreux auteurs ont relevé une influence iranienne dans la tradition hébraïque, notamment à partir de l'exil à Babylone, soit à partir du VIe siècle avant notre ère. L'apport iranien s'est fait sentir dans l'eschatologie, l'importance croissante des anges, la soudaine réprobation de Yahvé vis-à-vis des sacrifices d'animaux, thème important de la réforme zoroastrienne, mais aussi sans doute sur la conception monothéiste. Yahvé, dieu d'abord tribal, devient peu à peu le dieu universel des chrétiens. Il est significatif que Cyrus le Grand est le seul souverain non-juif appelé “Oint” dans la Bible par Isaïe (451), titre prestigieux jusqu'alors réservé aux rois d'Israël. Cette influence se révèle également dans les tentatives de récupération de Zarathustra par les Hébreux. Celui-ci fut tour à tour identifié à Ézéchiel, à Nemrod ou encore à Baruch.
L'influence iranienne est également présente dans les Évangiles en plus de celle véhiculée par le judaïsme. Les similitudes sont nombreuses dans l'enseignement sur l'eschatologie, le paradis et la fin des temps qui, comme dans le mazdéisme, voit la venue d'un sauveur et une rénovation du monde. Remarquons aussi la fréquente évocation de la lumière dans l'Évangile de Jean. Enfin, comment ne pas mentionner la mystérieuse présence, qui a tant intrigué les chrétiens, de trois mages, c'est-à-dire de prêtres mèdes, donc iraniens, venus saluer Jésus peu après sa naissance.
Mazdéisme et zoroastrisme dans l'islam
L'islam, dès le commencement, reçut une influence iranienne non négligeable. Le Coran contient des images et des traits que l'on retrouve dans des textes mazdéens antérieurs à la prédication de Mohamet. Celui-ci connaissait le mazdéisme. Il aurait dit : « Ne tenez jamais de propos irrévérencieux contre Zoroastre, car Zoroastre fut en Iran un envoyé du Seigneur très aimant ». Il a accordé un statut égal à celui des chrétiens et des juifs à la communauté zoroastrienne du Yémen. En effet, depuis 571, le sud de la péninsule arabique était une province de l'empire sassanide. L'un des proches compagnons du prophète de l'islam était iranien : il s'agit de Salman, surnommé le “pur”. Signalons aussi qu'un petit-fils de Mohamet, Hussein, qui est le troisième Imâm des Shî'ites, aurait épousé une fille du dernier roi sassanide. Ainsi, ne serait-ce que par ce mariage, le shî'isme prend le relais de l'ancien Iran. Mais l'influence iranienne dans le monde musulman se fait surtout sentir à partir de l'avènement du califat abbasside au milieu du VIIIe siècle. Les Abbassides furent portés au pouvoir par une révolte iranienne. Puis, ils s'entourèrent d'une élite militaire, politique, culturelle et artistique iranienne. Ainsi, plusieurs caractéristiques de l'architecture sassanide se retrouvent dans l'architecture abbasside.
Les influences iraniennes en Chine
Terminons ce très rapide tour d'horizon par l'influence iranienne en Chine. Au début de notre ère, il y avait des échanges commerciaux suivis entre l'Iran et la Chine. Ainsi, les Chinois appréciaient beaucoup le fard iranien pour les sourcils. Il y eut une influence religieuse par le biais du manichéisme qui, à la suite de persécutions en Iran, s'est développé dans le Turkestan chinois. Des branches du bouddhisme ont reçu des apports iraniens, nous pensons notamment à la doctrine bouddhique de la “Terre pure”. Il y avait également quelques temples mazdéens en Chine, comme à Canton, mais ils devaient être fréquentés presque uniquement par les marchands iraniens. L'influence artistique fut sensible lors de l'exil des derniers Sassanides à la cour de l'empereur de Chine. On assiste alors à une floraison de motifs iraniens dans les broderies, les divers tissus, le mobilier, la vaisselle, la poterie, l'art statuaire, etc. Certains ont même parlé d'un art irano-chinois. Notons enfin que par l'intermédiaire de la Chine, l'art iranien s'est étendu jusqu'au Japon.
Conclusion
En conclusion, nous espérons que ces quelques aperçus ont suffit à vous faire comprendre la place éminente et originale du monde iranien en Eurasie. Ce rameau indo-européen s'est avéré, jusqu'à aujourd'hui, extrêmement fécond. Sans doute parce que, comme nous l'avons souligné dans l'introduction, il a conservé sa mémoire. Encore aujourd'hui, Le Livre des rois [Shâh-Nâme] de Firdousi [ou Ferdowsi, 940-1020], vaste épopée qui narre l'histoire mythique de l'ancien Iran, est toujours la première référence littéraire en Iran. Les légendes et les textes sacrés de l'ancien Iran affirment que l'Iran est au centre du monde. Sauf d'un point de vue symbolique, nous n'irons pas jusque là. Cependant, incontestablement, l'Iran a été et reste un des centres culturels, religieux et parfois même politique, du monde.
Christophe Levalois, Vouloir n° 59-60, 1989.