Résumé du discours tenu par Robert Steuckers au Parlement Flamand, le 8 septembre 2001, dans le cadre d'un colloque pluraliste, organisé par le Vormingsinstituut Frank Goovaerts, présidé par le député Karim Van Overmeire. Y ont également pris la parole : André Monteyne, économiste et historien, auteur d'une Histoire des Bruxellois (parue en 3 langues : F, NL, Anglais), Maître Fernand Keuleneer, du Barreau néerlandophone de Bruxelles, le député Dominiek Lootens, l'ancien Commissaire-en-chef de Schaarbeek et député de Bruxelles, Johan Demol et Bernard Daelemans, rédacteur en chef de la revue Meervoud, qui s'inscrit dans le cadre d'un nationalisme de gauche.
L'identité de Bruxelles est particulièrement complexe
◊ En 1884, les associations catholiques de province organisent une manifestation contre la politique scolaire des libéraux bruxellois. Les Bruxellois ripostent par une contre-manifestation violente. Depuis lors, une césure profonde sépare Bruxelles de ce qui vit et se développe en province. Les entreprises bruxelloises sont boycottées. Pourquoi Bruxelles est-elle devenue, à cette époque, une ville libérale et progressiste, alors qu'elle avait été auparavant très croyante et abritait en son sein un grand nombre d'institutions religieuses ? Ce glissement constitue la première mutation dans l'identité de Bruxelles depuis 1789, année où la ville était encore conservatrice à l'extrême et très catholique.
◊ À l'époque des bourgmestres Karel Buls (Bruxelles) et Léon Vanderkinderen (Uccle) régnait à Bruxelles une certaine “flamandophilie”, liée à des idéaux démocratiques, fédéralistes et libéraux. Ce “compositum” constitue en fait une “révolution conservatrice”, dans le sens où elle souhaite, en même temps, conserver une identité (l'identité brabançonne et thioise) et forcer l'établissement à parfaire les innovations nécessaires. Remarquons que ce “compositum” ne connaît pas encore de césure entre la droite et la gauche : les conservateurs culturels et les socialistes (ou les libéraux progressistes) travaillent main dans la main pour donner à Bruxelles un “visage” brabançon et flamand.
Un art libertaire, enraciné et émancipateur
◊ Chez Karl Buls, la révolution conservatrice (ante litteram) se lie à une volonté de promouvoir une architecture spécifique à Bruxelles. Cette architecture trouve son expression la plus pure et la plus originale dans le style “Art Nouveau” ou “Jugendstil”, dont les premiers bâtiments sont érigés en 1893 par le célèbre architecte Victor Horta. Tant chez Horta que chez Henry Van de Velde, entre autres génial concepteur de mobiliers, ce style “organique” tente de se démarquer clairement des notions “géométristes” issues de la révolution française et des pratiques jacobines de l'administration politique. Les opposants à ce nouveau courant artistique l'appellent avec mépris “le style nouille”. Dans son orientation organique, l'Art Nouveau” était d'inspiration conservatrice, tandis que son soutien au jeune mouvement socialiste était considéré à l'époque comme un acte révolutionnaire. Partout en Europe, on trouve des mouvements artistiques similaires, surtout à Vienne (avec la Wiener Sezession) et à Barcelone, avec l'architecte Gaudi. Pour ce qui concerne plus spécifiquement les conceptions politiques, qui sont liées à cette révolution culturelle, nous pouvons dire qu'elles ont toutes pour noyau central la notion de liberté. L'idée de liberté est perçue comme “flamande”, comme un héritage des Artevelde gantois (cf. les travaux que leur a consacrés Vanderkinderen, célèbre historien et médiéviste), et, dans la foulée, comme “germanique”, lato sensu, ou comme “thiois” (Diets). Chez Karel Buls, Léon Vanderkinderen, Alphonse Wauters et Emile de Laveleye la liberté est toujours définie comme “germanique”, tandis que les formes de tyrannies sont qualifiées de “françaises”, de “jacobines” ou d'“espagnoles” (voir à ce sujet, la figure de Tijl Uilenspiegel chez Charles Decoster, où l'ironie sert d'arme contre la puissance étrangère et aliénante). Il nous paraît remarquable de constater que ces idées fondamentales du mouvement flamand au XIXe siècle ont d'abord été exprimées en français et lancées dans le débat.
Une terrible mutation démographique
◊ À cette période, une glissement s'opère dans la structure démographique de notre ville. C'est la deuxième mutation dans l'identité de Bruxelles, après le passage d'un conservatisme catholique extrême, celui des Statistes de la révolution brabançonne de 1789, à un libéralisme selon Karel Buls, qui est émancipateur, libre-penseur, enraciné et conscient de l'identité du peuple. Entre 1880 et 1900, la population de Bruxelles augmente de 1700 % (i. e. un Bruxellois de souche pour 17 nouveaux arrivants de toutes les provinces belges). Cela signifie que la population bruxelloise et brabançonne de souche disparaît, pour laisser la place à un melting pot belgo-belge, avec des gens venus de tous les coins du pays, des gens qui se sentent détachés de leurs communautés villageoise ou citadine d'origine et qui perçoivent à tort ou à raison ce sentiment de déracinement comme une émancipation. Quelques chiffres : à l'époque en Belgique, le rapport entre Flamands et Wallons était de 51/49. À Bruxelles, la répartition se chiffrait comme suit : 21 % de Flamands, 43 % de bilingues (pour la plupart Flamands d'origine) et 26 % de francophones purs.
Après Buls : un vandalisme sans frein
◊ La révolution culturelle de Buls et Vanderkinderen, qui est émancipatrice et consciente de l'identité populaire, ne peut plus atteindre ses objectifs dans de telles conditions démographiques. Le bourgmestre Demot, qui prend la succession de Buls, ne mène plus une politique d'embellissement architectural comme son prédécesseur et suit, dès 1900, une voie purement utilitariste, dépourvue de tout projet esthétique, ce qui nous a donné, après quelques décennies, ce vandalisme culturel typiquement belge et bruxellois. Le patrimoine est aveuglément sacrifié sur l'autel de Mammon. Dans les dix premières années du XXe siècle, certains immeubles de style “Art Nouveau” sont abattus, alors que leurs architectes étaient encore en vie ! Ce vandalisme culmine avec la démolition de la Maison du Peuple socialiste que Horta avait fait construire dans la Rue Stevens. Ainsi, les socialistes ont délibérément trahi leurs propres racines culturelles et idéologiques, car les projets d'embellissement de la ville, caressés par le bourgmestre Buls, avaient effectivement un volet socialiste et parce qu'Horta lui-même voyait le socialisme comme un instrument pour émanciper les masses et leur donner une esthétique.
◊ Ce vandalisme culturel a reçu un nom dans le jargon des architectes du monde entier : la bruxellisation ! Ce vandalisme est l'héritage de tous les partis traditionnels qui ont géré notre ville. La “Déclaration de Bruxelles”, rédigée par des architectes et par des étudiants de l'École d'architecture de la Cambre à Ixelles, peut nous servir aujourd'hui comme source d'inspiration pour promouvoir un nouveau projet culturel pour Bruxelles.
Les lamentables contradictions de la gauche dite “progressiste”
◊ Cette évolution déplorable (ou, pour être plus pré: cette involution) de la vie culturelle bruxelloise nous amène à poser une question : existe-t-il encore au sein du peuple une aspiration réelle à faire démarrer une nouvelle révolution culturelle à Bruxelles, calquée sur celle dont avaient rêvée Buls et Vanderkinderen ? Les forces progressistes de la gauche ne semblent pas conscientes de leurs propres contradictions : d'une part, elles exigent des autorités de mettre un terme à la bruxellisation, dont à la destruction de notre patrimoine architectural (ce qui est une bonne idée conservatrice), mais, d'autre part, toute tentative de restructurer la conscience de notre identité est disqualifiée de “raciste” ou de “fasciste”. Dans ce sens, les étudiants, qui se disaient de gauche et qui ont co-rédigé la Déclaration de Bruxelles, ne seraient rien d'autres que des fascistes déguisés, tandis que le pauvre Karel Buls n'aurait été rien d'autre qu'un fasciste ante litteram.
◊ Pour ce qui concerne l'immigration et l'intégration, on peut affirmer tranquillement que Bruxelles, aujourd'hui, ne propose rien, n'a plus d'épine dorsale culturelle. La politique culturelle connaît certes des événements très intéressants, mais, dans l'ensemble, cette politique apparaît comme un patchwork incompréhensible, où l'on trouve tout et le contraire de tout. Comment les immigrés, quelle que soit leur origine, pourraient-ils dès lors respecter une ville qui n'offre rien de sacré, aucune valeur ?
◊ Conclusion : le renouveau de la culture flamande à Bruxelles devra immanquablement renouer avec les idées et les créations esthétiques de la fin du XIXe siècle. Car ces idées sont l'expression de la nouvelle synthèse bruxelloise des années 1880-1900. Et bien qu'elles soient spécifiquement flamandes, thioises ou brabançonnes (ou affirmaient l'être), elles possèdent néanmoins une aura universelle par leur beauté et leur qualité. Elles appartiennent aujourd'hui au patrimoine de l'humanité toute entière et sont respectées à ce titre. Si notre ville, en tant que capitale des institutions européennes, veut obtenir le respect à l'étranger, elle devra développer un projet culturel inspiré par ces grands modèles mais adapté aux exigences de notre temps. Dans cette perspective la dualité belge entre Flamands et Francophones à moins d'importance que dans la vie politique quotidienne, car cette unique et dernière révolution culturelle née en nos murs a réalisé des œuvres issues de cerveaux tant néerlandophones que francophones, tout en considérant ses productions comme partie intégrante de l'héritage thiois et brabançon. Tant les néerlandophones que les francophones de Bruxelles peuvent trouver aujourd'hui encore un accès aisé à ce patrimoine.
Robert Steuckers, Nouvelles de Synergies Européennes n°55-56, 2002.
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