
En parlant d’agriculture, de produits et de concurrence déloyale, 3 grands chefs : Laurent Mariotte, Philippe Etchebest et Alain Fontaine ont osé mettre en lumière une réalité rarement dite à l’antenne : la France est désormais tenue pour responsable de décisions qu’elle n’a plus le pouvoir de prendre. À travers le Mercosur, c’est toute l’impuissance politique de l’État dans l’Union européenne qui apparaît au grand jour.
Il est rare qu’une émission diffusée sur France Télévisions, en plein cœur du paysage audiovisuel mainstream, laisse passer une parole aussi claire, aussi peu filtrée, et surtout aussi politiquement signifiante que celle entendue récemment. Et ce qui frappe ici, ce n’est pas seulement la prise de parole de Laurent Mariotte, mais le fait qu’il n’est pas isolé. Il est appuyé, renforcé, confirmé par Philippe Etchebest et Alain Fontaine. Trois figures publiques, issues du même monde professionnel, mais aux profils différents, qui convergent pourtant vers le même diagnostic.
Aucun d’eux n’est un militant politique ni idéologue. Tous parlent depuis leur pratique, leur expérience concrète, leur responsabilité économique et humaine. C’est précisément ce qui rend cette séquence si inhabituelle car on n’est pas face à une opinion isolée, mais à une parole collective, transversale, incarnée, issue de la chaîne alimentaire elle-même : production, transformation, restauration.
Lorsque Laurent Mariotte affirme que la France ne peut pas, à elle seule, bloquer les accords du Mercosur, il ne cherche ni l’excuse ni la polémique, il énonce un fait institutionnel. Et ce fait est validé implicitement par les deux autres chefs présents, qui en décrivent les conséquences directes et immédiates sur leur métier, sur leurs fournisseurs, sur leurs cartes, sur leurs engagements vis-à-vis des consommateurs. Ensemble, ils dessinent un même paysage : celui d’une filière prise en étau entre des normes toujours plus strictes imposées localement et une ouverture commerciale qui autorise l’entrée de produits soumis à des règles radicalement différentes.
La politique commerciale relevant des compétences exclusives de l’Union européenne, la France ne dispose plus du levier décisif. Elle ne négocie pas seule, elle ne tranche pas seule, elle ne peut pas bloquer seule. Elle peut protester, temporiser, afficher un semblant d’opposition politique, mais elle reste réglementairement et juridiquement désarmée. Même lorsqu’un État s’oppose, les accords peuvent entrer en application provisoire, rendant le processus pratiquement irréversible. Ce cadre n’est ni conjoncturel ni accidentel : il est structurel.
C’est ici que se cristallise la phrase clé, celle qui éclaire l’ensemble de la situation : au sein de l’Union européenne, un État reste responsable devant son peuple sans disposer du levier de décision et cette dissociation est au cœur de la crise actuelle. Les gouvernements nationaux continuent d’être interpellés, contestés, sommés de répondre, alors même que les décisions stratégiques ont été transférées à un niveau où le citoyen ne peut ni sanctionner ni corriger. La responsabilité demeure nationale, le pouvoir est supranational, et la sanction démocratique se dissout.
Ce que montrent Mariotte, Etchebest et Fontaine, chacun à leur manière, c’est que cette abstraction institutionnelle se traduit désormais par des effets très concrets. Le risque de voir arriver dans la restauration des viandes importées produites avec des standards sanitaires interdits en France, la pression sur les prix, la fragilisation des engagements «fait maison», la mise en concurrence directe de modèles agricoles incompatibles. Ce ne sont pas des hypothèses, ce sont des scénarios opérationnels déjà envisagés par les professionnels.
Pendant longtemps, ce type de discours était cantonné aux marges, disqualifié comme excessif ou idéologique. Aujourd’hui, il émerge dans un cadre grand public, porté par des figures consensuelles, respectées, difficiles à caricaturer. Non parce que le système médiatique serait soudain devenu courageux, mais parce que la dissonance entre le discours officiel et le réel est devenue trop visible pour être contenue sans coût majeur de crédibilité. Nous sommes arrivés à un point où la propagande reconnaît ses limites.
Ce que cette émission laisse entrevoir, presque malgré elle, c’est un système de déresponsabilisation généralisée. Les décisions sont prises loin du terrain, les conséquences sont assumées localement, et la colère s’exprime là où subsiste encore une relation directe entre travail, valeur et réalité matérielle. La cuisine, l’agriculture, la restauration sont des domaines où le réel ne se laisse pas longtemps recouvrir par des récits technocratiques.
L’accord Mercosur n’est donc pas seulement un sujet commercial ou agricole, il est le révélateur d’un basculement politique plus profond : celui d’États devenus comptables de décisions qu’ils ne maîtrisent plus, sommés de rassurer des populations qu’ils ne peuvent plus protéger. Et lorsque cette réalité commence à être dite publiquement, non pas par des opposants politiques mais par des professionnels du quotidien, relayés par une chaîne publique, c’est que le verrou institutionnel commence à céder, ou du moins à grincer sérieusement.
Cette émission n’est pas un tournant, elle est un symptôme. Et les symptômes, lorsqu’ils apparaissent dans le quotidien le plus banal, indiquent toujours que la crise est déjà bien avancée.