En 1997, un général français expliquait à des militaires qui s’apprêtaient à partir pour la Bosnie-Herzégovine que la situation de l’ex-Yougoslavie était comparable à celle de ces vieux appartements dans lesquels, au gré de la succession d’une multitude de locataires, les couches de papiers peints s’étaient superposées les unes aux autres.
Un jour, l’idée prend à un nouvel occupant d’enlever tout cela pour repartir sur de bonnes bases. Et c’est là que, malheureusement, sous l’effet de la spatule ou de la décolleuse à vapeur, les cloisons s’effondrent en même temps que le papier se décolle ! L’Histoire ne se résume pas, comme dans les westerns américains, à la lutte entre les gentils et les méchants, comme on veut le faire croire depuis plus de trente ans que les cloisons de l’ex-Yougoslavie se sont écroulées. Un western qui, d’ailleurs, n’en a pas terminé son cinéma : dimanche soir, sur les réseaux sociaux, le petit et très artificiel Kosovo était comparé à la malheureuse Ukraine, petits drapeaux à l’appui, et, évidemment, la vilaine Serbie à la méchante Russie - il est vrai alliées de toujours…
En tout cas, le cas du Kosovo dans sa dimension démographique devrait nous amener à nous questionner sur notre propre situation française. En 2011, le géographe Laurent Chalard, dans la revue Géostratégiques, écrivait : « Le cas du Kosovo est particulièrement intéressant car il montre bien comment les évolutions démographiques peuvent avoir des conséquences géopolitiques majeures, quand deux populations vivant sur un même territoire ont des dynamiques démographiques différentes. En l’occurrence, pour reprendre la terminologie du géographe Gérard-François Dumont, les populations albanaises répondent à la loi de la stimulation alors que les populations serbes répondent aux lois de la langueur et du repoussement, conduisant à l’application de la loi du différentiel. Le groupe politiquement dominé par la Serbie depuis sa reconquête du Kosovo sur l’Empire ottoman a fini par prendre un poids démographique tel qu’il a renversé à son profit la primauté politique. »
En effet, en 1948, les Serbes ne représentaient plus que 24 % de la population du Kosovo, pourtant berceau de la nation serbe car berceau de l’Église orthodoxe serbe, alors que les Albanais, eux, représentaient déjà 68 %. En 2006, les Serbes n’étaient plus que 5 % et les Albanais pesaient désormais d’une majorité écrasante : 92 %. Globalement, cette évolution sur deux ou trois générations fut d’abord liée à un écart important du taux de natalité entre les deux populations. En 1961, ce taux était de 4,6 % pour les Albanais, 3,1 % pour les Serbes. En 1990, ce même taux était de 2,8 % pour les Albanais, 1,7 % pour les Serbes. Ajoutons à ce phénomène une migration importante des Serbes, notamment des jeunes, vers la Serbie centrale, migration qui s’est accélérée lors des frappes de l’OTAN en 1999 et depuis l'instauration du régime albanais de Pristina, soutenu par les États-Unis, et l’on n’a pas besoin d’être géographe ou politologue pour comprendre que la domination politique des Albanais au Kosovo était, malheureusement, d’avance écrite dans les chiffres.
Comparaison n’est pas raison, mais rien n’empêche donc de réfléchir raisonnablement à la situation de notre pays, non pas globalement mais au moins localement. Après tout, le Kosovo, ce n’est jamais qu’un territoire de 11.000 km2, soit deux fois la superficie des Bouches-du-Rhône, moins de deux millions d’habitants, l’équivalent de la population de ce même département. Des zones, des villes, des quartiers entiers ne connaissent-ils pas cette loi du différentiel entre stimulation d’un côté et langueur et repoussement de l’autre, pour reprendre les expressions des géographes ? En 2011, la mère supérieure d’un couvent orthodoxe niché au-dessus de Mitrovica, enclavé dans un secteur albanais, lui-même inséré en zone serbe, me disait : « Ne laissez pas faire en France ce que nous avons laissé faire au Kosovo. »
Georges Michel