L’histoire du syndicalisme est très riche, mais l’un de ses chapitres est rarement mis en avant : le syndicalisme jaune et le « propriétisme ». Dans un livre qui vient de paraître à la Nouvelle Librairie, Les Jaunes, un syndicalisme tricolore, Le syndicat qui défia la CGT, Didier Favre en retrace les grandes étapes – et en pointe les impasses. Champs communs, le laboratoire d’idées de la reterritorialisation de Guillaume Travers, se penche aujourd’hui sur ce syndicalisme alternatif.
Toutes les « troisièmes voies », par-delà capitalisme et lutte des classes, méritent que l’on s’intéresse à elles, ne serait-ce que par les leçons que l’on peut tirer de leur histoire. C’est pourquoi il faut faire étape sur le livre récemment publié par Didier Favre, qui explore un pan méconnu du syndicalisme français : celui des syndicats « jaunes » durant la décennie 1900, ainsi que l’histoire de leur principal meneur, Pierre Biétry, et de leur journal, Le Jaune, qui paraît de 1904 à 1909. Dissipons d’abord un malentendu : les « jaunes », ce ne sont pas alors les « briseurs de grève » qu’ils deviendront par la suite. C’est bien plutôt un syndicalisme de « collaboration de classes ».
Le récit de cette expérience vaut autant pour son originalité que par les éléments qui permettent de saisir les profondes limites du mouvement jaune. Au cœur des revendications, une doctrine : le « propriétisme ». De quoi s’agit-il ? Là où le socialisme issu de Marx entend résoudre la lutte des classes par l’élimination de la propriété, les jaunes entendent la généraliser par des dispositifs qui évoquent la participation : propriété d’une partie du capital des entreprises par les travailleurs, et participation des travailleurs aux bénéfices réalisés. « L’ouvrier sera émancipé quand il sera propriétaire », écrit Biétry. La propriété est en outre parée de nombreuses vertus, qui font écho au discours patriotique des jaunes : une fois propriétaire, l’homme est davantage moral et plus porté à s’attacher à sa patrie. Cette défense du « propriétisme » se construit par opposition au « socialisme » sous toutes ses formes, et se double d’un rejet virulent de l’État qui n’est pas sans rappeler le poujadisme.
L’angle mort du socialisme
Ces quelques éléments posés, on peut s’interroger sur les raisons de l’échec très rapide des jaunes. Tout d’abord, s’agissant du « propriétisme », il manquait probablement une doctrine claire sur la question de la propriété privée. Que chacun ait une « part » dans la totalité sociale, c’est évidemment souhaitable. C’est ce que le monde pré-moderne – monde de communautés et de liens réciproques – s’efforçait de garantir. Et les « propriétistes » ont raison d’affirmer que le drame de l’économie moderne est que de nombreux travailleurs n’ont plus aucune « part » dans la société. Mais encore faut-il préciser de quelle nature sont ces parts ? Parle-t-on de parts purement financières (une participation aux dividendes) ou d’une part « sociale » au sens fort du terme, c’est-à-dire non économique ? Les jaunes, qui mêlent raisonnement économique et appel au patriotisme, ne le précisent guère.
Dès lors que l’on comprend que les « parts » qu’il s’agit de recréer sont effectivement sociales – des liens organiques entre les hommes – alors la condamnation par Biétry de toute forme de socialisme paraît en partie artificielle. C’est ce qu’a bien vu l’Action Française, par exemple, avec laquelle le journal Le Jaune a tôt polémiqué. Mais c’est aussi cette ambiguïté qui a tenu les syndicats jaunes à l’écart des mouvements intellectuels corporatistes, alors très importants. Ainsi que le rappelle Didier Favre, selon Firmin Bacconnier, le principal penseur du corporatisme dans les cercles de l’Action Française, ce que proposent les jaunes est la seule propriété du capital, là où le corporatisme véritable vise la propriété d’un « état », d’un « métier » – donc des relations proprement sociales.
In fine, la condamnation sans appel de tout socialisme ainsi que les ambiguïtés théoriques du propriétisme ne pouvaient que jouer contre les jaunes, appelés à être vus comme alliés du capital. Malgré ses échecs et sa tombée dans l’oubli, le mouvement méritait d’être sorti de l’oubli. Car, faire en sorte que chacun ait une « part » dans le monde social, c’est un enjeu qui est plus que jamais actuel.
Didier Favre, Les Jaunes, un syndicalisme tricolore, Le syndicat qui défia la CGT, La Nouvelle Librairie.
Retrouvez Guillaume Travers dans Champs communs, le laboratoire d’idées de la reterritorialisation : www.champscommuns.fr