Le débarquement de Normandie
En politique, on est friand de récit et de symbolique, et la ville du Havre ne déroge pas à la règle, tant les références se multiplient. À commencer par la région. Longtemps hermétique au Rassemblement national, la terre d’élection du ministre macroniste Lecornu, ancien président du conseil départemental de l’Eure, est aussi le fief de Michel Onfray, qui en a fait pendant des années le berceau de ses universités populaires destinées à combattre le Front national… La Normandie n’était pas une terre frontiste. Mais dans ce fief du Havre, le vent tourne et le RN l’a bien senti.
Terre ouvrière subissant de plein fouet les affres du mondialisme et de la désindustrialisation, le bastion de l’ancien Premier ministre Édouard Philippe (« Édouard Philippe, c’est la retraite à 67 ans », a rappelé le vice-président de l’Assemblée Sébastien Chenu) est devenu le théâtre d’un défi envoyé par Marine Le Pen et Jordan Bardella. Ce dernier l’a promis : Le Havre aura un maire RN en 2026. « Mais bien sûr », a ironiquement répondu Édouard Philippe, sur Twitter. Pourtant, dans l’Eure voisine, terre d’élection de Sébastien Lecornu et Bruno Le Maire, quatre circonscriptions sur cinq sont passés au RN. La présence de Christine Loir, Katiana Levavasseur, Kévin Mauvieux et Timothée Houssin en est un doux rappel pour les troupes de Marine Le Pen.
Hier territoire interdit, la Normandie, comme l’immense majorité des territoires périurbains, tombe progressivement dans l’escarcelle du Rassemblement national. « Ce sont des territoires ruraux abandonnés par Paris », explique le député RN de l’Eure Kévin Mauvieux. « La Normandie fait partie de ces territoires touchés par la désertification médicale, les ZFE… Tous ces textes punitifs qui pénalisent les travailleurs », poursuit le député normand, qui confie : « L’élection de quatre députés RN dans l’Eure était absolument impossible à concevoir avant les législatives. »
L’événement a par ailleurs provoqué une mobilisation de la gauche locale emmenée par le rappeur Médine. Si la journée du RN s’est déroulée sans heurts, des affrontements ont eu lieu à proximité entre forces de l’ordre et casseurs d’ultra-gauche.
Les européennes en ligne de mire
« Nous ne sommes qu’à une marche, une toute petite marche du pouvoir. » Les mots de Jordan Bardella résonnent dans les docks havrais. Ce n’était pas seulement le travail et la nation qui ont rythmé ce raout havrais. La veille, l'annonce de la nomination d'Alexandre Loubet comme directeur de campagne des élections européennes au RN a bel et bien donné une dimension européenne à ce 1er mai havrais. Elles constituent la prochaine échéance et étaient dans tous les esprits. Dans un an, les élections européennes entraîneront au mieux une victoire du souverainisme européen, au pire une étape fondamentale dans la course à la présidentielle. Jordan Bardella le sait. Le président du RN a clôturé la journée avec un discours où, curieusement, l’Europe était absente mais la France bien présente. « L’Europe, c’est d’abord des nations », sourit un député RN. D’autant que la dernière fête de la nation avait eu lieu en 2019, juste avant les élections européennes gagnées par Jordan Bardella et le RN.
Jeanne d’Arc au second plan, Bardella s’empare de l’Histoire
Si elle a évoqué la France de Richelieu, Marine Le Pen n’a pas évoqué Jeanne d’Arc pendant son discours. Un « oubli » que Jean-Marie Le Pen a bien saisi. Le fondateur et ancien président du Front national a tweeté : « Chaque premier mai depuis 1988, nous honorions Jeanne d’Arc et le travail, le spirituel et le temporel, l’amour de la patrie et le goût de l’effort. Souvenirs ineffaçables. » Jordan Bardella l’a brièvement évoquée pendant son discours : « Célébrer la nation, c’est s’incliner devant Jeanne d’Arc, petite paysanne de Lorraine qui défie sa destinée pour restaurer le royaume de France. » Au fond, Jeanne d’Arc n’est plus la figure exclusive du premier mai du RN, mais plutôt une composante de l’histoire de la nation française. Que Jean-Marie se rassure, l’état-major du RN est néanmoins allé déposer une gerbe devant la statue de la sainte lorraine à Rouen, lieu de son martyr. « On est davantage dans la notion de continuité de l’histoire de la nation que dans un changement brusque », soutient Kevin Mauvieux.
La pensée printemps du RN
« L’homme du chaos et du désordre est à l’Élysée, il s’appelle Emmanuel Macron. » Jordan Bardella n’a pas manqué de le noter : la Macronie est à bout de souffle, un an après la réélection d’Emmanuel Macron. « Il voulait mettre la France en marche, il l’a mise en panne », avait abondé Marine Le Pen pendant son propre discours. L’homme du « penser printemps », du rassemblement et de l’incarnation est plus isolé que jamais, « un funambule au-dessus du peuple français », poursuivait Bardella. Comme s’il réinstallait un clivage entre une majorité relative face à la « majorité ordinaire » que le RN incarnerait.
On l’écrivait plus haut : la politique est une affaire de récit et de symbole. Et le Rassemblement national vient d’opérer un choix : sacrifier le symbole de Jeanne d’Arc au profit d’une dynamique politique. Jean-Marie Le Pen parlait de temporel et de spirituel ; depuis, c’est le premier qui a pris le pas sur le second. Jusque dans la scénographie utilisée, on perçoit un changement. Les tribuns ont troqué la verticalité du pupitre et le micro pour un discours mobile sur scène. Ils ne sont plus face à la foule mais au milieu des leurs, de manière bien plus horizontale. Un RN moins historique, moins symbolique, mais un RN en mouvement et sans complexe. Un RN sauce Bardella. Non content de remplacer LR, le Rassemblement national veut prendre le pouvoir. Et cela se sent.
Marc Eynaud
https://www.bvoltaire.fr/au-havre-le-rn-en-marche-vers-le-pouvoir/