L'été : l'occasion pour beaucoup de se plonger enfin dans ce fameux livre dévoré des yeux toute l'année sans pour autant avoir eu le temps de s'y plonger. À cette occasion, BV vous propose une sélection de ses meilleures recensions. Aujourd'hui, pourquoi pas redécouvrir Ces petits renoncements qui tuent, de Carine Azzopardi. Le cri d'alarme d'un professeur contraint à l'anonymat.
Le livre est paru chez Plon en août dernier mais son actualité, à deux jours du deuxième anniversaire de l’assassinat de Samuel Paty, n’a jamais été aussi brûlante. Ne cherchez pas l'auteur. Vous ne le trouverez pas.
Pour pousser son « cri d’alarme », ce « professeur de lettres » - trente ans de métier, dont vingt dans une « banlieue difficile » en région parisienne - est « contraint à l’anonymat ». On l’appellera donc « le témoin » ou encore « Laurent Valogne », nom d’emprunt choisi par le co-auteur, Carine Azzopardi, journaliste à France Télévisions, dont le conjoint est mort au Bataclan. On pourrait ne pas aller plus loin. Cet effacement de l'identité suffit. Quel est donc ce pays où les professeurs ont peur de parler à visage découvert ? Depuis quand le métier d’enseignant est-il devenu hautement à risque ? Ce sont les soldats des forces spéciales, combattant en Afrique l’État islamique, qui gardent le visage caché pour enterrer l’un des leurs. Chair à canon de l’Éducation nationale, l’auteur intitule l’un des chapitres « L’un des nôtres est tombé ». L’école est devenue un champ de bataille non dit, et si le sort tragique de Samuel Paty, le 16 octobre 2020, l'a plongé « dans un état d’accablement total », il raconte n’être « même pas surpris » : « souvent, avec certains collègues dont je suis proche, nous nous sommes dit que quelque chose de grave allait un jour arriver ».
Ces petits renoncements qui tuent est moins intéressant pour les provocations, coups de butoir ou menaces qu’il égraine - déjà bien connus, en particulier depuis l’affaire Paty qui a délié les langues - que pour les « lâchetés », « lassitudes » mais aussi les aveuglements volontaires dont il est le témoin permanent : le corps enseignant est une armée de petits soldats dont la défaite n’est pas seulement liée à la détermination de l’ennemi mais aussi à sa propre ambivalence, qui annihile ses défenses. Lorsque l’auteur refuse que deux jeunes filles participent à une sortie scolaire avec leur voile intégral, « deux de ses collègues le prennent à partie en salle des profs » : « Qu’est-ce que tu as contre l’islam exactement ? Tu as fait du zèle hier ! Il ne faut pas céder à ce genre d’extrémisme qui fait le jeu de l’extrême droite ! C’est de l’islamophobie, ce que tu fais. » Leur vieux logiciel de gauche ne peut se reconfigurer. Ces lointains héritiers des hussards d’une République résolument laïque ont embrassé une foi inébranlable dans la figure christique de l’étranger, qui est une victime, forcément une victime. Même quand il se révèle bourreau. Parce que la prise de conscience serait source d’une souffrance trop grande, nombre d'entre eux préfèrent fuir et se reconvertir.
L’auteur lui-même n’est pas exempt - même s’il se soigne - de ce syndrome fascinant : il a tout vu, tout compris - la contestation des savoirs, les dégâts du pédagogisme et les errances du collège unique, la trahison des syndicats, la prise en main par des « grands frères » censés « sortir les gamins de la délinquance », qui ont peu à peu fait de foyers de quartiers des antichambres de la mosquée, « l’embarras de la hiérarchie », la convergence de la gauche et de l’islamisme sur fond de post-colonialisme, les accusations paralysantes de racisme, la trouille des mots trop réels…
Pour autant, alors même qu’il est lui-même montré du doigt , il continue de dénigrer ce qu’il nomme « la fachosphère » ou « l’extrême droite », sans se demander si l'inique étiquetage stigmatisant dont il fait l’objet pour ses courageuses prises de position ne vise pas aussi, de façon tout aussi injuste, d'autres que lui.
En attendant, un prof de l'Essonne et prof du Haut-Rhin affirment, ces derniers jours, avoir été menacés de mort : « On va lui faire une Samuel Paty. » Le nom propre est devenu nom commun. Pour des avertissements devenus tragiquement communs, eux aussi.