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Quelle souveraineté pour l’Europe ?

Quelle souveraineté pour l’Europe ?
 
Polémia prend ses quartiers d’été, tout en gardant un œil attentif sur l’actualité. En attendant la rentrée, en plus des articles inédits que nous continuons à publier, retour sur les articles les plus consultés et les plus appréciés depuis l’été dernier sur Polémia. Voici aujourd’hui un texte publié le 16 novembre dernier.

Par Georges Castro, responsable commercial au sein d’une entreprise industrielle française à caractère stratégique ♦ Le conflit ukrainien est synonyme de séisme pour notre continent. S’il a rappelé à bon nombre d’Européens que la fin de l’Histoire n’était que chimère, son onde de choc dans les domaines politiques et industriels sera sans doute colossale. Nous avions précédemment évoqué les conséquences désastreuses[1] des sanctions et du virage énergétique entrepris par l’Union Européenne en réaction à l’invasion russe. Leurs effets commencent à se matérialiser outre-Rhin, avec une récession anticipée pour 2023[2]. Cette guerre nous en dit aussi beaucoup en termes de grande politique et fait apparaître une Europe plus que jamais divisée sur des sujets pourtant majeurs tels que la Défense, l’approvisionnement énergétique ou encore l’idée même de souveraineté et sa mise en œuvre.

Le retour d’ambitions politiques assumées pour l’Allemagne, mais sous parapluie étasunien

C’est une nouvelle donnée majeure dans la géopolitique européenne contemporaine : l’Allemagne réarme… et cette initiative est saluée dans bon nombre de pays de l’Est, à commencer par les États baltes, qui ont pourtant subi maintes fois dans l’Histoire les conséquences des ambitions expansionnistes prussiennes puis allemandes. La création, fort commentée, d’un fonds spécial de cent milliards d’euros pour combler les lacunes capacitaires de la Bundeswehr doit permettre à Olaf Scholz de faire de l’Allemagne « la force armée la mieux équipée d’Europe ». « En tant que nation la plus peuplée, dotée de la plus grand puissance économique et située au centre du continent, notre armée doit devenir le pilier de la défense conventionnelle en Europe » ajoute le chancelier. Des propos sans précédent depuis 1945, qui pourraient donner des frissons à qui garde en tête que l’Allemagne fut à l’origine des deux conflits mondiaux qui ont ravagé l’Europe. Mais laissons de côté ces considérations de Cassandre. Ce fonds pourrait représenter une aubaine pour enfin faire éclore une défense européenne et nourrir l’industrie qui serait à même de l’alimenter.

Il n’en sera rien. L’Allemagne poursuit dans la ligne qui est la sienne depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale : elle privilégie la relation étasunienne. Et le chancelier d’annoncer l’achat d’équipements militaires sur étagère, faisant fi des programmes de coopération en cours avec la France. Ainsi le projet d’avion de chasse du futur franco-allemand prend du plomb dans l’aile avec les annonces berlinoises de se tourner vers l’acquisition du F-35 américain. Dans un domaine aussi fondamental que celui de la défense sol-air, l’Allemagne entend là-aussi s’appuyer sur les États-Unis, mais aussi sur Israël. Lors d’un discours à Prague, Olaf Scholz n’a pas daigné mentionner la coopération avec la France dans le domaine de la défense. Il s’est éloigné de la ligne de l’Élysée (qui préconisait de relancer l’Europe en se fondant sur un « noyau dur » de pays pour avancer plus vite sur certains sujets) en envisageant un élargissement oriental de l’UE à 30 voire 36 membres[3].

L’Allemagne renoue ainsi avec ses ambitions sur une Mitteleuropa qu’elle influence déjà par sa masse commerciale et industrielle et qu’elle entend fédérer maintenant autour d’aspects sécuritaires. Citons ici l’initiative de l’European Sky Shield, portée par Berlin au sein de l’OTAN, rassemblant 14 pays européens[4] autour d’un bouclier anti-aérien dont les systèmes de missiles mis en œuvre seraient allemands, américains et israéliens. La France et l’Italie, qui partagent des expertises inégalées dans ce domaine, demeurent étrangères à ce projet.

L’autonomie européenne en matière de défense, ce n’est donc pas pour demain. L’Allemagne joue sa partition : lorgne vers l’Est, mais mise gros sur sa relation avec Washington, ce qui ne va pas forcément dans le sens d’une Europe souveraine.

La Pologne se construit en puissance régionale avec l’appui d’acteurs tiers au continent européen

Les ambitions politiques retrouvées de l’Allemagne ne remportent cependant pas l’unanimité à l’Est. La Pologne s’oppose fermement à Berlin sur deux points : l’intégration européenne (Varsovie défendant une conception proche d’une Europe des Nations face à un fédéralisme prôné par Berlin) et la politique affichée vis-à-vis de la Russie (dont l’Allemagne avait fait son principal pourvoyeur d’énergie). Les relations entre Berlin et Varsovie demeurent alors complexes et ambivalentes à l’heure où la Pologne apparaît comme un nouveau pôle de puissance sur le continent.

Tout d’abord, elle est à l’origine de l’Initiative des Trois Mers, que le Président Duda décrivait en 2016 comme « un nouveau concept pour promouvoir l’unité de l’Europe et sa cohésion ». Rassemblant douze pays situés entre les mers Adriatique, Baltique et Noire, ce nouveau centre de gravité voulait marquer son indépendance vis-à-vis de Bruxelles, Paris ou Berlin.

Varsovie, par ce biais, ne fait que renouer avec sa politique d’entre-deux guerres, à savoir celle de la Miedzymorze, l’Intermarium : la création d’une confédération menée par la Pologne afin de contrebalancer l’influence de l’Allemagne et de la Russie en Europe orientale en favorisant le patronage d’un acteur tiers. Dans les années 1920-30, cet acteur fut la France. Au grand dam de l’Europe, cet acteur est aujourd’hui l’inévitable Washington.

Car la Pologne, historiquement déçue par l’Europe de l’Ouest, a franchement fait le choix du parapluie américain. Les achats de matériels militaires et de plateformes de premier rang auprès des États-Unis se chiffrent en dizaine de milliards d’euros depuis dix ans. La Pologne se fournit aussi en capacités de défense auprès d’Israël, de la Corée, du Royaume-Uni, ignorant systématiquement les offres européennes et françaises. Elle sera dotée d’une armée conventionnelle qui à terme sera parmi les toutes premières du continent, mais dont les capacités matérielles seront fournies par des États complètement étranger à celui-ci[5].

Dans le domaine de l’énergie, fermement orientée vers le gaz naturel liquéfié, la Pologne a récemment fait le choix de l’américain Westinghouse pour bâtir sa première centrale nucléaire, sans considérer EDF.

S’affranchissant ainsi du fonctionnaire bruxellois pour mieux embrasser l’aigle étasunien, Varsovie ne fait finalement que tomber de Charybde en Scylla, remettant la souveraineté reprise au premier dans les serres du second.

La Hongrie, ne pas rompre avec Moscou, au risque de s’isoler dans l’Union Européenne

En termes d’autonomie, la Hongrie a fait fort. Viktor Orbán et son Fidesz n’ont jamais cédé aux sirènes européennes de l’immigration bien heureuse. Défenseurs de valeurs traditionnelles et d’une vision classique de la famille, ils ont sans cesse lutté contre les influences des lobbys LGBT et globalistes, parmi lesquels la fondation Soros. Surtout, concernant l’Ukraine, Budapest n’a ni livré d’armes à Kiev, ni suivi la politique de sanctions prônée par l’UE envers Moscou. La raison est simple : la Hongrie importe 65% de son pétrole et 80% de son gaz depuis la Russie. Couper ces approvisionnements radicalement, sans parade de court terme, ce serait saigner à blanc une industrie qui représente 24% du PIB hongrois et mettre encore plus à mal une population déjà touchée par des taux d’inflation en hausse exponentielle.

La raison d’État l’emportant, Viktor Orbán a fait un choix des plus souverains en ne s’alignant pas sur Bruxelles, en maintenant des relations stables avec Moscou, afin de protéger les intérêts de son pays. Pragmatique Hongrie qui s’emploie à demeurer attractive pour l’industrie lourde bavaroise (qui va puiser en terre magyare une main d’œuvre qualifiée et bon marché), ne rechigne pas à contracter avec le Turc en matière de défense, partage la ligne d’un Emmanuel Macron quand il s’agit de promouvoir une souveraineté européenne et miser sur le nucléaire[6].

Autonome, ce pays agit selon ses intérêts. Il apparaît pourtant bien isolé sur notre continent, sa relation avec Moscou demeurant difficilement acceptable pour ses voisins polonais notamment.

L’Europe éclatée

Par ces quelques exemples, nous souhaitions souligner l’éclatement de l’Europe en matière de souveraineté, d’autonomie.

S’il est naturel, pour les nations, de suivre avant tout leurs intérêts, le conflit ukrainien consacre un peu plus l’absence de « communauté » européenne. L’Allemagne, la Pologne, la Hongrie… mais aussi l’Espagne ou encore le Portugal avancent avec leur agenda particulier. Hélas celui-ci rime souvent avec le maintien, sinon le renforcement d’une vassalisation au bénéfice des États-Unis ou au moins à un alignement avec leurs intérêts.

L’autonomie, ce vieux concept légué des Grecs anciens, qui désigne le fait de se gouverner sans tutelle tierce, est un concept qui semble avoir périclité sur notre continent, alors même qu’il fut le moteur anthropologique de l’Européen, la sève qui permit son rayonnement mondial.

Or aujourd’hui, des domaines fondamentaux comme la défense, l’énergie, l’industrie échappent volontairement à un contrôle continental. L’Européen s’en remet à l’Américain, oubliant que ce dernier n’a pas les mêmes intérêts que lui, n’est pas de la même civilisation, ne partage pas la même géographie.

Une situation insupportable pour qui voit dans l’Europe autre chose qu’un marché commun et qu’un espace Schengen laissant libre circulation aux marchandises, aux capitaux et aux personnes.

Georges Castro
12/08/2023 – Initialement publié le 16/11/2022

[1]« Ukraine, énergie et industrie… Où sont les intérêts de la France ? », Polémia, Georges Castro, disponible sur https://www.polemia.com/ukraine-energie-et-industrie-ou-sont-les-interets-de-la-france/
[2] 0.4% de récession attendue pour 2023, « Le grand malaise de l’industrie allemande », Le Figaro, Pierre Avril, 13 octobre 2022.
[3] « Dans un virage stratégique, Berlin s’éloigne de Paris », Le Figaro, Pierre Avril, 24 octobre 2022
[4] Allemagne, Royaume-Uni, Slovaquie, Norvège, Lettonie, Estonie, Hongrie, Bulgarie, Belgique, République tchèque, Lituanie, Pays-Bas, Roumanie, Slovénie, Finlande
[5] « Le réarmement massif de la Pologne : causes, conséquences et controverses », The conversation, Frédéric Zalewski, 6 octobre 2022, disponible sur : https://theconversation.com/le-rearmement-massif-de-la-pologne-causes-consequences-et-controverses-191705
[6] « Macron et Orbán  affichent des intérêts communs sur l’Europe », Les Échos, Catherine Chatignoux, 13 décembre 2021, disponible sur : https://www.lesechos.fr/monde/europe/macron-et-orban-trouvent-des-sujets-dinteret-commun-1372211

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