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Notre hommage à Jacques Julliard : « J’ai toujours milité pour une gauche qui croirait au péché originel » 1/2

Notre hommage à Jacques Julliard : « J’ai toujours milité pour une gauche qui croirait au péché originel »

Jacques Julliard est souvent apparu dans nos colonnes, comme Alain de Benoist dans celles de « Mil neuf cent », la revue chère au cœur de Julliard. Quoique éloignés politiquement, une amitié intellectuelle liait les deux hommes. « Éléments » s’associe tout particulièrement au deuil de la famille tant Julliard fut à tous les égards un des derniers honnêtes hommes intellectuels, toujours disposé à échanger, à vous recevoir chez lui, tout récemment encore pour l’un de ses derniers entretiens consacré à l’une des figures qu’il a le plus étudiée, Georges Sorel (« Éléments », n° 202, mai 2023). Tour à tour éditorialiste à L’Obs, à Marianne, au Figaro, essayiste prolifique, auteur d’une monumentale – et à ce jour indépassable – histoire des Gauches françaises, lecteur de haut vol de Péguy, Bernanos ou encore de Claudel, il nous avait dit ses quatre vérités – sur la gauche, la laïcité, l’école, l’immigration, les classes populaires, les « néo-réacs » – en avril 2016. Un entretien choc que nous reproduisons, en attendant de lui rendre hommage dans le prochain numéro d’« Éléments », en kiosque fin septembre.

ÉLÉMENTS : Le dénominateur commun des différentes gauches françaises, dites-vous, c’est l’alliance de la justice sociale et de l’idée de progrès. Or, l’idée de progrès est aujourd’hui en crise. Quant à la justice sociale, elle semble en panne depuis que la gauche s’est ralliée au principe du marché. Est-ce la cause première de la crise que traverse la gauche ?

JACQUES JULLIARD. Le cœur de la crise structurelle de la gauche est en effet là. Si, comme je crois l’avoir montré, la gauche est l’alliance – mieux encore : l’alliage – de l’idée de progrès et de l’idée de justice, alors la crise de ces deux idées entraîne nécessairement celle qui est issue de leur fusion. Or, le progrès, nous n’y croyons plus, et la justice, nous n’y arrivons plus. Du moins sous leurs formes canoniques.

Permettez-moi, pourtant, pour compliquer encore les choses, de dire un mot d’une idée, contemporaine de l’émergence de la gauche moderne au XVIIIe siècle : l’idée de nature. Pour la plupart des philosophes des Lumières, et pas seulement pour Rousseau, la nature est fondamentalement bonne, et le mal ne s’introduit dans le monde qu’avec la constitution de la société. Les formulations varient selon les auteurs, mais le fait est là : d’emblée, la gauche se définit comme en état de guerre contre la société existante, au nom de la nature. On retrouve aujourd’hui ce schéma de pensée chez les écologistes ; il est sous-jacent dans la plupart des idéologies révolutionnaires.

C’est donc la société qu’il convient de transformer de fond en comble. D’où l’idée de progrès. Le XVIIIe siècle, comme l’a montré Jean Ehrard dans sa grande thèse sur l’idée de nature à l’aube des Lumières, ne pouvait pas avoir l’idée de progrès, parce qu’il concevait cette nature comme immuable et définitivement bonne. Toutefois l’idée pratique d’une transformation de la société, propre aux philosophes, a pour corrélat philosophique le passage de cette immuabilité à la notion de changement, dans le sens d’une amélioration constante. Cette idée est traduite à la fin du siècle par Turgot et surtout Condorcet, dans un schéma d’une admirable linéarité : l’esprit humain génère la technique, qui produit la prospérité matérielle, qui à son tour se traduira par l’amélioration morale du genre humain.

L’idée de progrès est née, qui va s’épanouir au XIXe siècle, d’Auguste Comte à Karl Marx. Car entre-temps l’idée de progrès a rencontré au milieu du XIXe siècle l’idée de justice, l’aspiration à la justice incarnée par le prolétariat industriel naissant.

L’idée de gauche est née ! Sur cet idéal, il n’y a pas de différence notable entre les républicains bourgeois et les socialistes révolutionnaires, qui ne s’opposent que sur les moyens. Les premiers font confiance au suffrage universel, les seconds, Marx en particulier, en appellent au rôle de rédempteur de la classe souffrante par excellence, le prolétariat.

L’idée de socialisme est née, avec son arrière-plan sotériologique et même christique… Et c’est à ce moment-là (fin XIXe, début XXe) que la gauche resplendit dans sa pureté de cristal !

Or, au XXe siècle, on assiste à la fois à l’apogée et à l’effondrement de cette conjonction d’idées. On voit se mettre en place l’État social, l’État-Providence (socialement, le XXe siècle est un siècle de gauche), mais en même temps que cette idée progresse sur le plan pratique, elle explose sur le plan théorique. Le nazisme met fin à l’idée de progrès telle que l’avait conçue Condorcet, puisque l’on voit alors un pays intellectuellement et économiquement avancé sombrer dans l’horreur morale absolue. Quant à l’idée de justice, c’est le communisme qui se charge de la liquider en s’avérant incapable d’instaurer la démocratie. Simone Weil l’avait déjà observé : jamais la révolte des esclaves n’a produit une société démocratique. Les deux idées se retrouvent donc simultanément en crise. D’où, par conséquent, la crise de la gauche elle-même, et son éclatement. D’une part, une gauche qui s’efforce de rester fidèle à l’idée de progrès, la gauche technocratique, libérale et bourgeoise dont le blairisme a été l’expression presque caricaturale et que Hollande représente aujourd’hui en France, et d’autre part une gauche qui renonce implicitement au progrès économique et se replie sur des positions social-démocrates classiques, mais sans le moteur de la croissance.

ÉLÉMENTS : Le fait dominant de ces dernières années, qui explique aussi le surgissement du « populisme », c’est que la gauche a perdu le peuple. Le Front national est devenu le premier parti ouvrier de France, tandis que la bourgeoisie de gauche remplace le peuple par les « people », et la lutte des classes par la lutte pour le préservatif. Comment en est-on arrivé là ?

JACQUES JULLIARD. D’abord parce que le peuple ne croit plus au progrès. Plus exactement, il ne croit plus que le progrès engendre mécaniquement la justice sociale. On l’avait convaincu dans le passé que le progrès, même s’il pouvait prendre la forme du capitalisme ou de la technocratie, était forcément une bonne chose pour lui. Durant une grande partie du XXe siècle, et singulièrement durant les « Trente Glorieuses », c’est en effet ce qui s’est produit. Le peuple a suivi parce qu’il y trouvait son compte. Mais est arrivé le moment où, comme le disait André Bergeron, il n’y a plus eu de grain à moudre. Ou mieux : parce que le capitalisme international a décidé que, vue la faiblesse de ses partenaires sociaux traditionnels, il n’y avait plus lieu de leur faire des concessions. On est entré dans l’ère de la mondialisation, et les classes populaires, au sens large, ont eu le sentiment que celle-ci menaçait directement leurs intérêts. Tous les économistes le constatent : en une vingtaine d’années, la part du salaire dans le revenu global a reculé de 10 points par rapport à la richesse produite. La défiance de ces classes repose donc sur une réalité. L’idée que les choses iront nécessairement mieux demain a déserté les classes populaires, qui ont aujourd’hui le sentiment d’être les grandes sacrifiées du mouvement général des choses. Elles sont donc devenues objectivement conservatrices et nostalgiques du passé. Les électeurs du Front national d’aujourd’hui sont des déçus de l’État-providence d’hier.

ÉLÉMENTS : Pourquoi les classes populaires, qui ne se reconnaissent plus dans la « gauche de progrès », ne se reportent-elles pas massivement vers cette partie de la gauche qui prétend rester fidèle à l’idée de justice sociale ?

JACQUES JULLIARD. On ne peut échapper ici à une réflexion sur le phénomène de l’immigration. On pourrait dire que la quasi-totalité de la gauche a choisi toutes les formes possibles de prolétariat, sauf le prolétariat existant. Le fait n’est pas tout à fait nouveau : nous avons connu l’époque où, par volonté d’élargissement, on misait déjà sur les « exclus », ceux que Marcuse appelait les « sinistrés du progrès ». Il y avait certes les immigrés, mais aussi les femmes, les jeunes travailleurs, les étudiants, les personnes isolées, les chômeurs, les handicapés, etc. Mais à une date récente, la gauche qui prétendait se soucier de justice sociale est allée beaucoup plus loin. Elle a voulu changer radicalement de prolétariat, au seul motif que l’ancien par son conservatisme l’avait déçue. Elle a donc tout misé sur les immigrés, dont elle a décidé de faire un prolétariat de rechange. Ce faisant, elle a rejoint la gauche de progrès qui a évolué dans le même sens. Sur ce point, le raisonnement des bobos et de Terra Nova ne diffère pas fondamentalement de celui des gauchistes. Le peuple s’est alors détourné de la gauche sociale tout simplement parce qu’il a eu à son tour le sentiment d’être exclu, d’être abandonné : « Hier nous étions le prolétariat et on nous respectait, aujourd’hui nous ne sommes plus que des Dupont-Lajoie ». C’est un immense sentiment de déréliction. Le vote Front national est la conséquence de ce sentiment : le passage d’un ostracisme subi à une sécession volontaire.

ÉLÉMENTS : Précisément, pourquoi cette volonté de changer de prolétariat, surtout au profit de milieux immigrés qui n’ont aucune tradition des luttes sociales ?

JACQUES JULLIARD. Non seulement ils n’ont aucune tradition de ce genre, mais il n’est pas dit non plus qu’ils soient décidés à voter perpétuellement pour la gauche ! Cela s’explique à mon sens par le fait que la gauche française, qu’elle soit gauchiste ou modérée, est essentiellement une gauche bourgeoise. Contrairement à ce qui s’est passé dans plusieurs autres pays, il n’y a jamais eu de véritable gauche ouvrière en France. La classe ouvrière n’a pas produit sa propre élite, sauf parfois à l’intérieur des syndicats. Le parti socialiste n’a lui-même jamais été un parti ouvrier. C’est ce que lui reprochait si souvent Pierre Mauroy. De Jaurès à Mitterrand, en passant par Blum ou Mendès France, les leaders de la gauche française sont tous sortis des rangs de la bourgeoisie intellectuelle. Les intellectuels socialistes peuvent être très « avancés » ; ils ne se sentent pas viscéralement solidaires des classes populaires. La France représente donc un cas presque extrême de dissociation entre une bourgeoisie mondialisée et un prolétariat ou des classes populaires qui refusent la mondialisation et se sentent totalement abandonnées.

ÉLÉMENTS : Dans cette crise, quelle place donnez-vous au recentrage des programmes politiques, qui fait qu’aux yeux de beaucoup droite et gauche sont devenues indiscernables ?

JACQUES JULLIARD. J’ai l’impression que c’est moins le recentrage dont vous parlez qui suscite ce sentiment que le fait que, sous la droite comme sous la gauche, les résultats ne sont jamais à la hauteur des programmes. Les classes populaires, par exemple, ne sont pas en désaccord avec le programme économique de François Hollande, mais elles déplorent l’absence de résultats au bout de trois ans et demi ; elles ont l’impression d’une inaction totale, qui a commencé avec Mitterrand, et qui s’est continuée avec tous ses successeurs. Rien depuis les années 90 n’a été fait pour renforcer et renouveler le tissu industriel du pays. On a mouliné, avec des versions de droite et de gauche, un industrialisme sans industrie et un étatisme sans innovation.

ÉLÉMENTS : Plutôt que de se préoccuper de justice sociale, le gouvernement actuel s’est lancé dans une sorte de frénésie sociétale fondée sur des valeurs individualistes. Comment interpréter ce virage ? La gauche aurait-elle définitivement abandonné, sauf à titre commémoratif, les valeurs collectives ?

JACQUES JULLIARD. Aujourd’hui, à cause de la sécession du peuple – ou plus exactement de l’ostracisme qu’il a subi et qu’il a transformé en sécession volontaire –, la bourgeoise éclairée met en œuvre à la fois une politique qui va dans le sens d’un formidable rééquilibrage au profit des revenus du capital et un programme sociétal qui correspond, encore une fois, à ce qu’il y a de commun entre les diverses branches de la bourgeoisie de gauche. Entre la gauche Libé et la gauche Macron, on voit bien qu’il n’y a pas beaucoup de différences. Les réformes sociétales ont en outre un gros avantage : c’est qu’elles ne coûtent rien, ce qui n’est évidemment pas le cas de la politique sociale. En même temps, c’est la marche vers une société à l’américaine, individualisée à l’extrême et où l’on constate une sorte d’atomisation des classes sociales. La société est ainsi conviée à s’aligner sur les valeurs individualistes de la bourgeoisie de gauche ; un sociologue aussi réputé qu’Alain Touraine allant même jusqu’à dire qu’aujourd’hui il n’y a plus de société du tout ! Manuel Valls n’a pas tort de dire que la gauche pourrait bien finir par disparaître ; ce qui est en cause, c’est moins son programme que sa composition sociologique.

ÉLÉMENTS : Les réformes sociétales ne coûtent rien financièrement, mais elles coûtent beaucoup politiquement, car elles aggravent encore la coupure avec le peuple, qui s’y reconnaît rarement.

JACQUES JULLIARD. Les classes populaires sont en effet réticentes. Mais vous pourriez aussi prendre l’exemple du débat sur la déchéance de nationalité. Les gens ne comprennent pas que ceux-là mêmes qui, depuis des années, ont vilipendé l’idée de nation et développé l’idéal du « sans-frontiérisme », s’affirment aujourd’hui aussi attachés à l’intangibilité de la nationalité française pour une poignée d’individus qui ont trahi leur pays. Il y a là un paradoxe auquel les gens ne comprennent rien. Le peuple suit tout cela passivement, de façon résignée, plus ou moins intimidé à l’idée d’apparaître comme réactionnaire, mais il est certain que l’aspiration à une libération totale de l’individu n’est pas le fait des classes populaires. Dans le succès actuel de Marion Maréchal par rapport à sa tante, je vois l’idée que les bonnes mœurs, comme on disait autrefois, ont repris de l’importance dans les préférences politiques populaires. Michéa parlerait ici fort justement de « décence ordinaire ». Mais il y a aussi un phénomène de génération : Marine Le Pen, c’est encore la génération Mai 68, Marion Maréchal, c’est la génération Manif’ pour tous !

À suivre

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