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Retour à l'esprit traditionnel 2/3

Il y avait une partie saine, normale, de l'humanité, où les traditions étaient fortes, où la vie, intérieure et extérieure, demeurait inchangée dans la Contemplation, il y a encore quelques années, s'affirmait souverainement, et toute la vie extérieure était un rite, donc l'approximation plus ou moins efficace, selon les individus et les groupes, d'une vérité que la vie extérieure, en soi, ne donne pas. Mais celle-ci, lorsqu'elle est vécue de manière pure, permet de réaliser intégralement ou partiellement la vérité. Dans cette partie du monde vivaient des peuples dont la vie était entièrement orientée vers le Supra-monde : ces peuples pensaient, agissaient, aimaient, haïssaient, s'entretuaient de manière sainte, ils avaient sculpté un temps unique dans une forêt de temples, par où le torrent des eaux grondait, et ce peuple était le lit du fleuve, la vérité traditionnelle, la sainte syllabe dans le cœur du monde. Car, si l'existence est un fleuve, alors un est le lit de cette existence, lit très profond dont les traditions scrutent les profondeurs.

Ces peuples appartenaient aux régions du monde que je nommerai Orient au sens large. Face à cet Orient encore intact il y a quelques années, et qui vivait normalement, voici l'Europe déjà pervertie par l'obscurcissement de sa tradition, l'Europe en proie à tous les paroxysmes qui ont annoncé l'époque actuelle : philosophies prolétariennes et philosophies individualistes, esthétiques humanitaires et esthétique monopolisatrices, politiques niveleuses et politiques exclusives, tumulte de voix rivalisant de folie novatrice. Au-dessus de ce cirque où toutes les aberrations s'affirment avec des sonorités variées et immodérées, la Science, la Grande Profane, crée ou, pour mieux dire, achève la construction du Temple Profane, du temple sinistre, d'où toute présence est bannie à l'exception du grondement des machines et de la succession convulsive des hypothèses.

La Science est responsable de la prostitution de toute valeur vraiment spirituelle, elle tend à présenter aux hommes la réalité pour ce qu'elle n'est pas : voilà pourquoi la Science, née, malgré la myopie des savants, pour contrefaire ce que l'action seule peut contrefaire, à savoir la face du monde, s'intègre à l'industrie, et depuis les laboratoires où les profanes les plus ineptes découpent la réalité purement symbolique de la création, descend dans les officines et fabrique le monde des fantasmes. La Science a déchaîné la plèbe sur les pays d'Europe : elle a créé les utopies socialistes, arrachant l'homme à la terre et à la mer pour lui donner accès à un système de vérités faciles, de quatre sous, où la petite intelligence résout à elle seule des énigmes très compliquées et parfaitement vides de sens. C'est la Science qui a soutenu la supériorité de la culture laïque niveleuse, c'est elle qui a profané le sens profond du mot “aristocratie” en créant la légende du génie, puis celle de l'homme cultivé, du savant, enfin la bourgeoisie professionnelle et la plèbe ouvrière. On doit à la Science la profanation absolue du monde - absolue parce qu'étant aussi profanation de la vérité -, la contamination de la vie sous son aspect le plus interne de pensée appliquée à la connaissance et sous son aspect le plus externe d'expression ; la socialisation de l'Europe, donc la révolte des masses serviles qui, grâce aux laboratoires et aux officines, aux grandes facilités des études scientifiques et des applications industrielles, croient que l'étude, l'activité, donc le développement de cette partie impure de la pensée qu'est l'organe de production et de maintien du fantasme scientifique, assurent seules la vérité dans le domaine théorique et la justification de l'action dans le domaine pratique.

Cette expression de la Science a été favorisée par les Philosophies et les Arts, de plus en plus stérilisés, les unes dans subtilités rationalistes, les autres dans des paroxysmes expressifs, s'isolant, avec un féroce individualisme, dans des opacités illusoires et permettant ainsi que tout, en fait, débouche sur la réalisation de l'idéal scientifique.

Beaucoup, pour échapper à l'artificialisme philosophique et esthétique, se réfugièrent dans la Science, sûrs au moins de toucher, de manipuler des choses et des systèmes de choses qui pouvaient se traduire immédiatement en action et en système d'action. On en est ainsi arrivé au mécanisme actuel, au règne des machines gouvernées par des machines : en haut, dans une sphère d'impuissance absolue, le théâtre philosophique et le théâtre artistique ; mais encore plus haut le théâtre politique avec l'État bourgeois et prolétarien.

Cette Europe profane et profanatrice s'abattit sur l'Orient, en quelques années sa fièvre s'est communiquée à ces peuples sains pour atteindre dernièrement un point si critique que l'Orient lui-même s'achemine vers la décomposition pour la plus grande allégresse des Barbares d'Europe. En s'européanisant, l'Orient court à sa propre ruine, et inexorablement s'accomplit le nivellement de tous les peuples du monde qui, en s'éloignant de l'axe traditionnel, marchent vers le déclin de l'esprit sacré à l'esprit profane, de l'intellectualité réalisatrice à la spiritualité rationalisante, des sciences traditionnelles aux sciences profanes, de la Symbolique à l'art, de la Sapience à la philosophie, de l'investiture royale et impériale à la politique du nombre. Il y a toujours eu des individus qui ont compris les raisons de cette décadence et cherché à ramener groupes et peuples au sens profond des diverses traditions, toutes les mentalités et toutes les époques ne pouvant adopter un même type traditionnel. En réalité, ce type traditionnel existe : il n'est autre que la Tradition Une, dont les différentes traditions offrent des possibilités réalisatrices tant dans le domaine de la Contemplation que dans celui de l'Action. Ces esprits ont compris que la décadence du monde était due à la décadence des traditions qui, perdant de vue le véritable axe traditionnel, s'étaient orientées vers un consentement purement extérieur et sentimental et vers une morale obscurcissante. À plusieurs reprises, ils eurent à souffrir d'avoir compris cela et d'avoir fait comprendre cela et auront toujours à en souffrir : il est juste, d'ailleurs, à une époque de décadence, que les rares hommes clairvoyants soient pris pour des aveugles par les aveugles de naissance ou d'élection ; il est normal aussi que ceux qui, au sein de leur tradition, considèrent comme le seul moyen de salut la restauration de cette tradition dans le véritable esprit traditionnel, soient mal vus ou persécutés par les détenteurs officiels, par les représentants, souvent purement apparents, de la tradition en question. Si l'on omet les traditions plus purement et nettement ascétiques de l'Orient proprement dit et si l'on envisage les deux traditions d'origine abrahamique, le christianisme et l'Islam, traditions de type plus proprement religieux, on sait que celles-ci ont concédé à l'extériorité sentimentale et au mécanisme rituel plus qu'elles n'auraient dû, se limitant souvent à la lettre au lieu de tenir éveillé et vivant l'esprit traditionnel. On sait aussi que des hommes droits et fidèles au véritable esprit traditionnel sont apparemment sortis du courant officiel de ces deux traditions et ont été mal vus ou carrément persécutés. Cela s'est produit surtout en Europe, où la manie profane grandissante a atteint même ceux qui avaient le dépôt des sciences sacrées. Ainsi s'explique la constitution de centres secrets, où le petit nombre communiquait selon l'esprit et non selon la lettre ; et cet esprit était vraiment l'Esprit Saint de l'unité traditionnelle et de l'intégration effective. Puisqu'on n'accepte donc qu'une autorité sacrée, réelle, qui soit vraiment effective, et dans le domaine de la Contemplation et dans celui de l'Action, on ne peut pas accepter des autorités profanes, laïques, hors de toute tradition. Le faire, c'est tomber dans le compromis opportuniste et céder, extérieurement, à une force non reconnue qui s'impose comme un poids mort en vertu de la chute des corps, et non en vertu d'une puissance lumineuse.

À suivre

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