par Michel Pinton
Voilà un titre qui peut sembler absurde. L’Union européenne vient de prouver, depuis presque deux ans, que la guerre en Ukraine a au contraire renforcé la détermination de ses vingt-sept membres à agir ensemble sous l’impulsion de la Commission de Bruxelles. Le texte qui suit, veut montrer qu’il s’agit d’une apparence. Le temps qui passe est en train de la dissiper. La guerre mine souterrainement l’unité des vingt-sept. La question de la survie de l’Union telle qu’elle existe, pourrait se poser dès 2024.
Résumons les faits : au début de l’an dernier, l’armée russe pénétrait sur le territoire ukrainien. Moscou violait sans vergogne des «valeurs universelles» que l’Europe considère comme sacrées : respect des frontières internationalement reconnues, droit de tout peuple à disposer de lui-même et exercice des libertés démocratiques. Dans un sursaut d’indignation unanime, les vingt-sept condamnaient «l’agression injustifiée» des troupes envoyées par Poutine, infligeaient à l’attaquant des «sanctions» d’une étendue telle que son activité économique semblait promise à un effondrement proche et accordaient au gouvernement de Kiev une aide militaire massive. Pour bien montrer leur inébranlable détermination, les gouvernements européens promettaient que leur soutien durerait «aussi longtemps qu’il le faudra» jusqu’à ce que les envahisseurs quittent le territoire ukrainien. L’Occident tout entier, de Tokyo à Washington, était entrainé par la même vague d’indignation. À l’exemple de l’Union, ses gouvernements décidaient de punir la Russie et de soutenir l’Ukraine.
Dans les mois qui suivirent l’invasion russe, il sembla que l’élan occidental serait irrésistible : la combinaison de ses sanctions commerciales contre l’agresseur et de ses dons d’armes à l’agressé, promettait une victoire rapide. Son évidente supériorité morale et le désintéressement de ses actions allaient faire entrer dans son camp la quasi-totalité de la communauté des nations. La Russie, isolée, appauvrie et battue, céderait bientôt.
Presque deux ans plus tard, il apparaît que les évènements n’ont pas suivi le cours prévu. Les «sanctions» n’ont pas provoqué l’effondrement de l’économie russe ; les armes fournies à l’Ukraine ont été impuissantes contre des défenses soigneusement organisées ; la communauté mondiale des peuples, loin de reconnaître la supériorité morale et le désintéressement de l’Occident, prend ses distances avec lui. Mais ces déboires ne semblent pas impressionner l’Union européenne : la Commission de Bruxelles, soutenue par la majorité des États-membres, refuse de transiger sur l’application des valeurs universelles. La Russie les a bafouées. Elle doit être punie. L’Union renforce ses sanctions, livre de nouvelles armes au gouvernement de Kiev et continue de proclamer qu’elle continuera «aussi longtemps qu’il le faudra».
On peut estimer que sa persévérance prouve une fermeté morale digne d’éloges ; je crains qu’elle ne soit qu’un entêtement voué à s’effondrer sous le poids des réalités.
La première réalité qui dérange l’Europe, c’est la guerre en Palestine. Elle apporte un éclairage inattendu sur celle d’Ukraine. Dans les deux cas, en effet, un peuple lutte pour obtenir sa souveraineté : sur notre continent, les Ukrainiens se battent contre l’emprise russe ; au Proche-Orient, les Palestiniens rejettent l’étouffement israélien.
Or, en quoi consiste la souveraineté d’un peuple ? Elle a deux composantes indissociables : d’une part le droit de vivre librement sans être opprimé par un gouvernement étranger ; d’autre part le devoir de ne pas porter de tort à la sécurité des autres, à commencer par ses voisins. Pour l’Ukraine, l’Europe n’a voulu connaître que le droit ; elle a rejeté toutes les objections russes quant aux devoirs de Kiev à son égard. Mais s’agissant des Palestiniens, halte là ! Leur droit à vivre librement ne peut, selon l’Union européenne, s’exercer que s’ils acceptent d’abord des devoirs minutieux touchant la sécurité de son voisin israélien. Deux poids, deux mesures ! Tel a été le cri des gouvernements du monde entier. Mais l’Europe continue, impavide, de réclamer deux applications inconciliables d’un même principe universel. Elle en vient à des conséquences absurdes : elle condamne avec véhémence, comme «crime de guerre», chaque mort de civil victime d’un missile russe, mais elle trouve beaucoup d’excuses au bombardement massif de la ville surpeuplée de Gaza par l’armée israélienne. Elle ne voit pas que sa politique internationale est désormais marquée, au vu et au su de tous, par une partialité cruelle, très éloignée de l’équité humanitaire qu’elle affiche. Sa cause en est affaiblie jusque dans l’opinion publique européenne.
La seconde réalité qui sape le soutien de l’Europe à l’Ukraine, c’est la prolongation des combats. Le début de la guerre, l’an dernier, a pu faire illusion parce que la victoire semblait à la fois facile et imminente. Les vingt-sept voulaient tous y avoir leur part. Maintenant qu’elle apparaît lointaine et difficile, que son coût augmente fortement, qu’elle attise des divisions internes dans chacun de nos pays et enfin qu’elle suscite les critiques du reste du monde, le décor d’unanimité au service d’une cause universelle se fissure. Les intérêts propres à chacun de nos États viennent en pleine lumière et ils commencent de diverger.
Donnons quelques exemples.
Les puissances anglo-saxonnes, qui n’appartiennent pas à l’Union, mais sans lesquelles cette dernière n’aurait rien pu entreprendre, voient l’Ukraine comme un pion sur un échiquier mondial. Elles veulent conserver leur suprématie universelle, conquise il y a plus de deux siècles. Leur préoccupation, ce n’est pas le sort de ce lointain pays, mais leur rivalité avec Moscou et Pékin. Si leur intérêt exige de sacrifier le pion ukrainien à un enjeu plus important, elles le feront sans hésiter. En ce moment même, les errements de Washington sur le montant du financement à accorder au gouvernement Zelensky, l’illustrent clairement. Le conflit de Palestine les soucie bien davantage.
La Pologne a une préoccupation plus étroite. L’histoire lui a appris à se méfier de ses deux puissants voisins, l’Allemagne et la Russie, surtout lorsqu’ils s’entendent. Elle a toujours cherché à échapper à leur étreinte. Le meilleur moyen, pense-t-elle, c’est pour elle, d’être protégée par une autre puissance, la France jadis, les États-Unis à notre époque. L’Ukraine au fond, l’intéresse peu ; elle n’y a que de mauvais souvenirs. En ce moment encore, elle se chamaille avec sa voisine au point de fermer la frontière commune aux produits ukrainiens. Tout ce que veut le gouvernement de Varsovie, c’est sa propre sécurité. Si Washington la lui garantit, il abandonnera Kiev en silence.
La Suède et la Finlande poursuivent un but qui a peu en commun avec celui de la Pologne. Leur attitude est en apparence surprenante. Voilà deux nations que leur neutralité a protégé des grands conflits européens, la première depuis deux siècles, la seconde plus récemment. Pourquoi diable ont-elles renoncé à un statut profitable pour se précipiter sous la tutelle américaine sitôt la guerre en Ukraine commencée ? En dépit de déclarations alarmistes, ni l’une ni l’autre n’étaient le moins du monde menacées d’invasion russe. Leur inquiétude inavouée allait ailleurs : vers la Lettonie et l’Estonie, jadis dans leur zone d’influence, mais passées dans l’orbite de Moscou au XVIIIe siècle. L’effondrement de l’empire soviétique a renoué des liens très anciens entre les deux rives de la Baltique. La Suède et la Finlande entendent les conserver. Là s’arrête leur ambition ; elles ont adhéré à l’OTAN pour protéger leur avantage récupéré il y a vingt ans. Le sort de l’Ukraine ne les concerne que dans la mesure où il peut être un exemple pour les deux nations baltes. Leur aide à Kiev s’en ressent : dans les circonstances actuelles, elle est modeste et aucune augmentation n’est à l’ordre du jour. Les deux gouvernements attendent de voir plus clair dans les intentions de Poutine.
Afin de ne pas alourdir cet article, contentons-nous de mentionner l’attitude dissonante de la Hongrie et de la Slovaquie, auxquelles l’histoire a appris l’utilité de ménager la Russie. Venons-en à l’Allemagne qui est le cas le plus intéressant de tous.
Depuis mille ans, ce grand peuple a reçu de l’histoire une mission éminente : ordonner, autant que faire se peut, le chaos de l’Europe centrale, déchiré à la fois par son relief et la présence de peuples aussi faibles que querelleurs. L’Allemagne n’y a pas toujours réussi, parfois parce qu’elle était en proie à ses propres divisions, parfois en raison de l’irruption d’une puissance extérieure attirée par des proies faciles. C’est ainsi que la Turquie parvint à dominer une partie de l’Europe centrale pendant près de cinq cents ans ; la Russie l’a fait à son tour de 1945 à 1991.
Depuis cette dernière date, l’Allemagne n’a plus de concurrent extérieur et tous les petits peuples qui vivent au centre de notre continent entre la Baltique et la Méditerranée, acceptent volontiers la suprématie allemande qui, par l’intermédiaire de l’Union européenne, leur apporte la tranquillité et la prospérité. La guerre en Ukraine a malheureusement mis les dirigeants de Berlin face à un choix qu’ils avaient soigneusement éludé depuis vingt ans : quelles sont les limites de l’Europe centrale ? Jusqu’où la suprématie allemande est-elle légitime ? À partir d’où empiète-t-elle sur le domaine d’influence d’une autre grande puissance ? Telles sont les graves questions que pose l’Ukraine. À vrai dire, le passé nous apprend que seule la population qui habite la partie occidentale de ce pays appartient à l’Europe centrale mais il est difficile de l’arracher au reste. Consciente de la situation embrouillée de l’Ukraine, l’Allemagne aurait pu faire le choix de la prudence. Elle avait pris cette voie jusqu’à l’an dernier. Un retournement soudain de politique lui fait maintenant prendre le chemin inverse. En soutenant la candidature de Kiev à l’Union européenne, elle a décidé d’étendre sa suprématie bien au-delà des limites de l’Europe centrale, en terre russe, presque jusqu’au Don.
Le choix du chancelier Scholz et de son cabinet a trois conséquences redoutables. D’abord, il coupe l’Allemagne de la Russie et notamment de ses immenses richesses naturelles dont l’économie germanique profitait abondamment ; ensuite, il oblige Berlin de se placer sous la tutelle étroite de Washington, dont la puissance militaire est seule capable de contrebalancer celle de Moscou ; enfin – évolution encore imperceptible mais qui s’accélèrera bientôt –, il éloigne Berlin de Paris et des autres capitales d’Europe occidentale. Jamais en effet les six États fondateurs du marché commun n’avaient imaginé qu’un jour, le gouvernement allemand les entraînerait si loin à l’est. Déjà la rupture avec la Russie leur coûte cher. Pour financer l’aide européenne à l’Ukraine, la Commission de Bruxelles réclame un alourdissement de leurs contributions aux budgets communs à venir. Ils seront de plus en plus conduits à se demander pourquoi leurs peuples devraient soutenir une guerre qui n’est pas la leur. En Allemagne même, une part grandissante de l’opinion publique exige de renoncer à une politique qui lui apparaît comme le produit de l’arrogance de ses élites. Ce n’est pas la première fois que les dirigeants germaniques, emportés par l’illusion de leur puissance, mènent leur peuple et toute l’Europe derrière eux, dans une aventure hasardeuse.
Je crois utile, pour terminer, de dire quelques mots sur la Commission de Bruxelles. On peut se demander pourquoi elle met tant d’ardeur à pousser les vingt-sept vers une politique de soutien à l’Ukraine, qui a pour seule limite l’envoi de soldats européens sur le front du Donbass. La réponse est simple : la présidence de la Commission est revenue à une Allemande qui partage d’instinct les ambitions et les illusions de la classe dirigeante de sa nation. Avec impatience et brusquerie, elle tire l’Union dans la direction souhaitée par cette classe dirigeante. Elle ne voit pas qu’elle sort de sa mission, qui est faite de compromis lentement construits, et prend le risque de détruire le fragile équilibre d’intérêts que constitue l’Union européenne.
Ni ses valeurs fondatrices ni les intérêts conjoints de ses États membres n’animent plus l’Union. Voilà pourquoi elle pourrait disparaître bientôt, du moins sous sa forme présente.
source : Centre Français de Recherche sur le Renseignement
envoyé par Dominique Delawarde
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