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1945-1949 : Les États-Unis et la gauche française, le point de vue du département d’État

par Franck Marsal

Je poursuis l’exploration des années 1945-1951 comme matrice de la vie politique et sociale française et européenne. C’est en effet dans cette période que sont établies la RFA, dont le développement sera la ligne directrice maîtresse de la politique US, la CECA qui est l’embryon de l’actuelle UE et l’OTAN. Cette situation est en cours de changements radicaux. Pour comprendre et se situer au sein de ces changements, il importe de saisir la manière dont la vie politique actuelle a été organisée, avec perspicacité et constance par le gouvernement et les forces d’influence des États-Unis d’Amérique.

C’est un peu par hasard, en travaillant sur le discours de Ambroise Croizat que nous avons publié récemment et qui analyse la position (qualifiée par Croizat de traîtresse à l’intérêt national) de la haute bourgeoisie française que j’ai trouvé ce texte, traduit par Deepl. Je ne connais pas Edward Rice-Maximin et je n’ai pas trouvé grand-chose sur sa biographie. Son travail présente est réalisé directement à partir des sources déclassifiées du département d’État (le ministère des affaires étrangères US). Il reprend les sources des positions prises par les officiels gouvernementaux et les analyses menées par les deux ambassadeurs US successifs en France, relatant les détails des échanges que ces ambassadeurs ont eu avec les dirigeants français, tant gouvernementaux, que politiques (notamment en direction des socialistes) et même si c’est moins développé, syndicaux.

Rappelons pour commencer la conclusion de Croizat : pour obtenir la protection américaine et l’aide du plan Marshall, la haute bourgeoisie française, issue de la collaboration avec Hitler, a accepté de se soumettre au plan états-unien d’organisation de l’Europe et de se trouver à nouveau en infériorité face à une Allemagne dont la reconstruction industrielle est jugée par les USA prioritaire. Cela a amené les gouvernements français à accepter de renoncer aux réparations de guerre, au contrôle international sur la Ruhr, à la mise à l’écart des industriels allemands ayant soutenu le nazisme, et au déclassement du potentiel industriel français.

Edward Rice-Maximin confirme ce point de vue : «Bien que l’Allemagne soit la principale préoccupation des Américains, la France se voit attribuer un rôle de soutien essentiel dans la réorientation de l’Europe occidentale (…) Tout d’abord, les États-Unis souhaitaient une politique étrangère française qui ne soit pas, même partiellement, orientée vers l’Union soviétique et qui soutienne la position américaine à l’égard de l’Allemagne». Cela va dicter les choix politiques de l’influence états-unienne : il faut prioritairement écarter du gouvernement les gaullistes et les communistes qui s’opposeraient à la politique US de reconstruction et de réarmement de l’Allemagne.

Pour ce faire, comme le souligne également Croizat, la grande bourgeoisie française est très affaiblie et discréditée par la collaboration. Le département d’État comprend qu’elle ne peut pas être le pivot d’un gouvernement stable et conforme aux intérêts US : «les États-Unis préférait un «gouvernement démocratique moyen», ancré sur le parti socialiste, qui éviterait une guerre civile et empêcherait les communistes ou les gaullistes de s’emparer du pouvoir». Enfin, il s’agit d’assurer la libre pénétration des produits et des capitaux états-uniens sur les marchés français, ce qui sera obtenu par l’entremise de Léon Blum, qui passera deux mois aux USA, et de Jean Monnet (dont il est difficile de dire exactement pour quel gouvernement il travaillait, compte tenu de sa position permanente d’intermédiaire) pour négocier une aide financière (l’annulation de la dette issue des livraisons militaires pendant la guerre en particulier) qui sera accordée en contrepartie de la levée des mesures protectionnistes dans les secteurs stratégiques du cinéma (lutte idéologique et culturelle), de l’automobile et de l’industrie aérienne. Ce sont les accords Blum-Byrnes du 28 mai 1946.

À la lecture de ces documents, avec la perspective longue de l’histoire, il est frappant de constater la patience et la constance des USA dans la mise en œuvre de cette stratégie. Conscient de la difficulté de l’objectif, on procède par étapes, sur plusieurs décennies. Certaines étapes vont se réaliser rapidement :

  1. Ouverture du marché français aux capitaux, aux produits et à l’influence culturelle US (Accords Blum-Byrnes de 1946)
  2. Éviction des ministres communistes du gouvernement pour éviter toute obstruction à la reconstruction de l’Allemagne : réalisé avec le gouvernement Ramadier II fin 1947.
  3. Purge de l’appareil d’État : réalisée notamment par le ministre socialiste Jules Moch, qui dissoudra plusieurs brigades de CRS réputées proches des communistes (1948)
  4. Séparation du mouvement syndical pour en extraire les non-communistes (scission de la CGT et création de FO en 1947 avec l’aide de la CIA et des syndicats états-uniens)
  5. Approbation par le gouvernement français de la reconstruction prioritaire de l’Allemagne, abandon des réparations de guerre et soumission de l’industrie sidérurgique nationale à ce plan (1949).

D’autres objectifs ne seront atteints que sur longue période, en particulier l’émergence d’un courant socialiste dominant au sein de la gauche française pour marginaliser et affaiblir le Parti communiste qui ne se réalisera que dans les années 70 et 80. Le travail de Edward Rice-Maximin nous montre néanmoins que cet objectif est clairement formulé dans la stratégie US dès 1946.

Ce travail confirme la clairvoyance des orientations portées à l’époque par le Parti communiste : le travail en direction de la classe ouvrière en lien avec la CGT, le patriotisme, la campagne pour la paix, en sont des exemples frappants, qui donnent du fil à retordre à la politique états-unienne.

L’évolution de l’Europe s’est poursuivie sur les bases posées par la stratégie US durant plusieurs décennies. Par ces moyens de contrôle indirect, le gouvernement états-unien et les structures d’influence états-uniennes ont modelé l’ensemble du continent dans le sens d’une pénétration toujours plus forte des produits et des capitaux US. Ils ont levé peu à peu les limites de souveraineté pour obtenir les décisions politiques dans le sens de leurs intérêts. Bien sûr, cette stratégie a connu parfois divers revers, mais l’alignement des systèmes politiques, économiques, sociaux et mêmes techniques des pays européens s’est continûment développé, jusqu’à la profonde crise actuelle.

Edward Rice-Maximin : Les États-Unis et la gauche française, 1945-1949 : le point de vue du département d’État

Vers la fin de l’année 1945, alors que les souvenirs de la Résistance et de la coopération alliée sont encore frais et que les positions de la guerre froide ne se sont pas encore durcies, la politique européenne des États-Unis est encore incertaine et floue. Bien que l’Allemagne soit la principale préoccupation des Américains, la France se voit attribuer un rôle de soutien essentiel dans la réorientation de l’Europe occidentale. Cependant, en raison de l’influence prépondérante de la gauche dans la politique et la société françaises, les États-Unis doivent agir avec prudence et délicatesse. Ils pouvaient donner des coups de pouce au gouvernement français ici et là, mais ils n’étaient pas encore en mesure de lui dicter sa politique. En effet, les États-Unis ont très prudemment évité de donner l’impression d’intervenir directement dans les affaires intérieures françaises.

Il faut attendre plusieurs mois pour que les grandes lignes d’une politique américaine se dessinent peu à peu. Tout d’abord, les États-Unis souhaitaient une politique étrangère française qui ne soit pas, même partiellement, orientée vers l’Union soviétique et qui soutienne la position américaine à l’égard de l’Allemagne. Pour ce faire, il faut non seulement maintenir l’influence communiste française à un niveau minimum, mais aussi freiner l’esprit d’indépendance nationale encouragé par les gaullistes. Il ne suffit pas de s’opposer aux communistes. Deuxièmement, les États-Unis voulaient une économie nationale française qui permettrait plus facilement le commerce et l’investissement américains et qui serait suffisamment solvable pour freiner tout enthousiasme pour un gouvernement purement de gauche ou de droite. Les États-Unis insistent pour que le gouvernement français limite les dépenses sociales et les augmentations de salaires, une politique qui nécessiterait la coopération étroite de la gauche modérée, c’est-à-dire des socialistes et des travailleurs non communistes. Troisièmement, sur le plan politique, les États-Unis préférait un «gouvernement démocratique moyen», ancré sur le parti socialiste, qui éviterait une guerre civile et empêcherait les communistes ou les gaullistes de s’emparer du pouvoir.

Compte tenu de la décision américaine de travailler principalement avec les démocrates-chrétiens en Italie et en Allemagne, le choix de travailler avec les socialistes en France apparaît comme une surprise. Cependant, le MRP, les «démocrates-chrétiens» français, ne coopéreront pas avec les États-Unis sur la question allemande. Plus important encore, les socialistes français étaient mieux placés pour neutraliser l’influence des communistes qui, après tout, constituaient le principal dilemme américain.

Les documents du département d’État ne laissent planer aucun doute sur le fait que les États-Unis considéraient les communistes français comme des ennemis redoutables au cours des cinq premières années qui ont suivi la Libération. Ils savaient que les communistes étaient le groupe le mieux organisé et le plus puissant issu de la Résistance, constituant le plus grand parti politique de France, bien enraciné dans la classe ouvrière (et parmi certains autres groupes) et dominant les principaux syndicats. En outre, les États-Unis considéraient leurs adversaires communistes comme tellement puissants qu’ils n’ont jamais essayé d’isoler l’ensemble de la gauche française ou l’ensemble de la classe ouvrière, comme ils auraient pu avoir l’habitude de le faire dans d’autres situations. Au contraire, les Américains ont décidé de s’appuyer sur les socialistes et les dirigeants syndicaux non communistes plutôt que sur des éléments plus à droite. Leur seul espoir était d’utiliser la gauche pour combattre la gauche et, en fin de compte, de diviser la gauche.

En 1945, les responsables américains avaient déjà bien compris que la stratégie de base du PCF consistait à respecter la «légalité républicaine», à apaiser la bourgeoisie et la paysannerie et à installer des cadres communistes au sein du gouvernement et de la fonction publique. Ils considéraient qu’une insurrection communiste armée était possible mais peu probable, mais ils craignaient nettement que le PCF n’arrive au pouvoir par des moyens légaux. Une crainte beaucoup plus réelle, tant pour les États-Unis que pour les socialistes français, était l’implantation de communistes dans diverses organisations et institutions de la vie civile, en particulier dans les administrations des industries nationalisées, d’où il serait très difficile de les déloger même si les ministres du PCF ne faisaient plus partie du cabinet. Les Américains s’inquiétaient également du contrôle de la CGT par les communistes et de leur capacité à lancer une grève générale et à paralyser l’économie nationale par d’autres moyens. Enfin, les États-Unis s’inquiétaient de la présence de ministres communistes au sein du cabinet car, «totalement fidèles et directement contrôlés par Moscou», ils empêcheraient une orientation pro-occidentale du gouvernement français. Il est toutefois important de souligner que cette dernière préoccupation n’était pas la principale crainte des États-Unis à l’égard des communistes français.

Les fonctionnaires du département d’État étaient généralement satisfaits lorsque, en janvier 1946, un gouvernement tripartite composé de socialistes, communistes de républicains populaires succéda au général de Gaulle. Ils estimaient que le nouvel arrangement serait délicat, mais en fin de compte plus facile à mettre en œuvre que celui du général. L’ambassadeur Jefferson Caffery espérait également que les responsabilités accrues du gouvernement contribueraient à freiner le radicalisme communiste. En effet, il considérait les communistes comme des «prisonniers d’une situation économique et politique compliquée», se montrant très patriotiques, décourageant les grèves et exhortant même les mineurs à augmenter la production de charbon.

Au début de 1946, la France avait grand besoin d’une aide économique et, à cette fin, elle envoya le vénérable dirigeant socialiste Léon Blum à Washington où il passa près de deux mois (de mars à mai). Entre-temps, l’échec de la première proposition de constitution française en mai a rendu nécessaire l’élection d’une nouvelle assemblée constituante en juin. De nombreux fonctionnaires du département d’État estiment qu’il est impératif que la SFIO renforce sa position lors de ces élections et qu’une aide américaine substantielle à Blum leur donnerait un coup de pouce important. Caffery considérait qu’une telle aide s’inscrivait dans les «objectifs politiques et économiques à long terme» des États-Unis :

«Il est dans notre intérêt de renforcer les éléments avec lesquels nous pouvons travailler, qui partagent nos conceptions de base et qui, par conséquent, contribuent à la stabilité. Les prochaines élections françaises sont d’une importance capitale …. Si nous tardons trop [à aider la France], il est difficile de voir comment les communistes (…) pourraient ne pas en profiter [lors des élections]».

Caffery note également que les socialistes sont plus flexibles sur la question allemande que le MRP ou le PCF. À Washington, le secrétaire d’État adjoint Clayton souligne lui aussi l’importance politique du prêt accordé à Blum, estimant que, sans lui, une «catastrophe» se produirait. D’autres fonctionnaires américains, comme le secrétaire Henry Wallace, estimaient que le prêt devait être accordé pour des raisons économiques et non politiques. Marriner Eccles, président du Federal Reserve Board, ne voulait pas que les États-Unis soient «accusés d’avoir entrepris d’acheter une élection à l’étranger», soulignant qu’ils étaient très critiques chaque fois que les Russes tentaient d’«influencer» les élections. La principale préoccupation, selon Eccles, était d’aider les pays à se remettre sur pied, et non de savoir si leurs gouvernements étaient socialistes, communistes ou capitalistes. D’autres fonctionnaires à Washington soutenaient que le prêt devait être utilisé non pas comme une arme politique mais comme une arme économique pour forcer les Français à assouplir leurs restrictions sur les importations.

Le voyage de Blum a suscité une vive controverse en France. Les communistes et les gaullistes l’accusent de faire des concessions indues aux États-Unis. Les premiers accusent plus tard Blum d’avoir accepté, en échange du prêt, d’éliminer le PCF du ministère. Le dirigeant socialiste nie catégoriquement ces allégations, insistant sur le fait que les négociations n’impliquaient «ni explicitement [ni] implicitement, directement ou indirectement, aucune condition de quelque nature que ce soit, civile, militaire, politique ou diplomatique». Le fils de Blum, qui l’accompagnait à Washington, affirme également que «des questions autres que des négociations économiques ou financières n’ont jamais été officiellement abordées». Alexander Werth, un observateur intime de longue date de la scène politique française, convient que «strictement parlant, aucune condition, «implicite ou explicite, directe ou indirecte», n’avait été posée ; mais il n’en reste pas moins que ni l’étendue, ni les conditions de l’aide américaine n’étaient très généreuses – et le sens «implicite» de cela était assez clair pour tout le monde en France».

Au moment des élections de mai 1946 sur la première proposition de constitution, les Américains craignaient que les communistes ne recourent à des actions illégales si la constitution (à l’élaboration de laquelle ils avaient largement contribué) n’aboutissait pas. Des rapports indiquaient que les communistes se préparaient à un conflit armé (peut-être en obtenant des armes par l’intermédiaire de Charles Tillon, le ministre de l’Armement du PCF) et même que les Russes avaient parachuté des armes en France. Caffery, toujours prudent, doute que les communistes prennent le risque d’un coup d’État illégal car, même si la constitution échoue, ils ont de bonnes chances d’accroître leurs effectifs lors de la prochaine assemblée constituante.

Néanmoins, Washington était si alarmé que le département de la guerre autorisa le général McNarney à déplacer les forces américaines d’Allemagne en France «en cas de troubles graves», à condition de n’utiliser qu’un «minimum de personnel» et uniquement pour protéger les lignes d’approvisionnement américaines, et non pour intervenir dans le conflit interne français. Les fonctionnaires du département d’État ont vigoureusement protesté, affirmant qu’il y avait peu de chances qu’un coup d’État communiste se produise, que les troupes américaines se déplaçant en France pourraient être mal interprétées et donner au PCF le droit de faire appel au gouvernement soviétique pour obtenir de l’aide, ajoutant, non sans raison, que les lignes de ravitaillement passaient par Brême, et non par la France. L’ambassadeur Caffery adopte une position intermédiaire : «Bien qu’il soit improbable que les communistes recourent à l’action armée dans l’avenir immédiat, il ne faut pas oublier que les organisations militaires et policières du parti pourraient, dans certaines circonstances, décider du sort politique de la France». Caffery a ajouté que ni lui ni le ministère français de l’Intérieur (SFIO) ne pensaient que «la situation interne ou internationale actuelle favorisait ou nécessitait une insurrection communiste». Bien que le président Truman ait approuvé les instructions du ministère de la Guerre, aucune troupe américaine n’a été envoyée en France.

Lors des élections de juin à une nouvelle assemblée constituante, les grands perdants, au grand dam de Washington, sont les socialistes, malgré le prêt accordé à Blum. Bien que le PCF se maintienne, les deux partis de gauche n’ont plus la majorité à l’Assemblée. L’accession des communistes au pouvoir par la voie légale a subi un revers important.

Néanmoins, les États-Unis considèrent toujours les communistes français comme un ennemi économique important. La CGT pourrait mener des grèves contre le gel des salaires ou, plus probablement, le PCF pourrait essayer de saboter les accords avec Blum «pour empêcher la France de progresser vers une orientation occidentale réussie de [son] économie nationale … pour entraver le rétablissement … de la démocratie et de la liberté de commerce dans la compréhension américaine de ces expressions». Ils pourraient même lancer une «campagne ultra-nationaliste … contre l’abaissement des barrières tarifaires» pour empêcher la suppression des mesures protectionnistes approuvées par Blum dans les secteurs du cinéma, de l’automobile et de l’aviation. Un observateur de l’ambassade de Paris considérait que la politique du PCF «visait à maintenir un cercle vicieux entre l’augmentation de la productivité et celle des coûts de production ; dans ces conditions, les crédits américains agiraient comme de l’eau coulant à travers un tamis … Le facteur le plus important affectant nos intérêts provient de l’effort des communistes ici pour créer dans l’esprit du Français moyen qu’il est menacé … par des éléments «réactionnaires» au sein des États-Unis … et par «l’encerclement capitaliste» des «trusts internationaux»».

La situation reste relativement calme jusqu’à la crise politique de novembre-décembre 1946. Le PCF ne pouvait fonctionner indépendamment de la SFIO ou du MRP, ni eux sans le PCF. Caffery écrit un «malaise profond», la majorité des citoyens étant toujours opposée aux communistes mais aussi fortement désillusionnée par les socialistes et éventuellement tentée de soutenir un gouvernement autoritaire, plus probablement gaulliste que communiste. Il est intéressant de noter que les États-Unis ne craignaient pas une insurrection communiste à ce moment critique. L’ambassade de Paris fait valoir que l’Union soviétique, qui a besoin de gagner du temps et n’est pas encore prête pour la guerre, n’encourage pas les actions radicales des partis communistes français et italiens. Cela semblait également expliquer l’interview rassurante de Thorez avec le Times de Londres en novembre et sa volonté de soutenir un cabinet temporairement entièrement socialiste sous la direction de Blum en décembre et en janvier. Cependant, les fonctionnaires américains n’ont pas ignoré la pénétration communiste dans les institutions de l’État et ont continué à relayer des rapports sur des préparatifs para-militaires clandestins.

Au début de l’année 1947, Washington commença à adopter une ligne plus dure concernant la présence communiste au sein du gouvernement français. Lors d’une conférence secrète à la Maison-Blanche, le 27 février, le secrétaire d’État adjoint Dean Acheson s’exprima assez crûment : «En ce qui concerne la France, les Russes n’ont qu’à secouer la branche au moment qu’ils choisissent pour en récolter les fruits. Avec quatre communistes dans le cabinet, dont l’un est le ministre de la Défense [François Billoux], avec des communistes à la tête des bureaux gouvernementaux . (…) infiltrant les postes de direction, les usines, l’armée, avec des difficultés économiques qui ne cessent de s’aggraver, la France est mûre pour tomber entre les mains de Moscou».

Pourtant, les responsables américains sur place ne pensent pas que l’un ou l’autre des partis tripartites puisse précipiter une crise politique grave, et ils signalent que les communistes «se comportent pour l’instant de façon convenable».

En mai, les ministres du PCF ont été évincés du gouvernement. Les communistes accusent le premier ministre Ramadier d’avoir agi sur ordre direct du gouvernement américain. Depuis plus de trente ans, cette question fascine les commentateurs et les observateurs. Malgré des efforts très soutenus, personne n’a trouvé de preuve documentaire que les États-Unis avaient directement ordonné l’éviction des communistes. À l’inverse, personne n’a sérieusement nié que les Américains avaient encouragé cette évolution. De plus, des documents du département d’État récemment déclassifiés révèlent que la stratégie américaine était beaucoup plus complexe et sophistiquée que la simple élimination des communistes du ministère. Elle impliquait l’épuration radicale des communistes de toutes les agences gouvernementales et des postes séculiers influents et, en fin de compte, la scission de l’ensemble du mouvement ouvrier français.

La preuve la plus évidente que les Américains ont ordonné l’expulsion des ministres du PCF a été apportée par le général Revers, qui a déclaré que l’ambassadeur Caffery avait dit à Ramadier que le président Truman était très inquiet de la présence de communistes dans le gouvernement français et avait suggéré que leur expulsion faciliterait les relations franco-américaines. Ramadier a toujours nié ces propos. Félix Gouin a déclaré que les Américains étaient généralement plus subtils et discrets. George Bidault admet d’ailleurs qu’il n’y a pas de raison d’être plus explicite, car les ministres non communistes partagent implicitement le point de vue américain. Ainsi, jusqu’à nouvel ordre, il semble aujourd’hui que Ramadier se soit conformé aux désirs des Américains mais n’ait pas nécessairement suivi leurs ordres. Personne ne s’est interrogé sur la nature de ces désirs. À cet égard, le mémorandum top secret de Douglas MacArthur II, premier secrétaire politique de l’ambassade de Paris, est des plus révélateurs. En mars 1947, MacArthur estime qu’il est plus important de chasser les communistes du ministère que de les éliminer de toutes les agences gouvernementales, en particulier de l’armée, de la police et du ministère de l’Intérieur. Il fallait ensuite mettre en place une «coalition de forces large et bien soudée» qui inclurait des éléments syndicaux importants, avec des «racines solides dans tout le pays». Il est donc essentiel de diviser, ou du moins de neutraliser, la CGT et d’obtenir le soutien «d’éléments socialistes substantiels» afin de donner à la «coalition anti-communiste des racines substantielles dans la classe ouvrière». Enfin, MacArthur souhaitait un leader jouissant d’un prestige et d’une autorité suffisants pour diriger le mouvement. C’est un problème, car la seule personne à laquelle il pense est Léon Blum, dont la santé est chancelante et dont le choix à la tête de la croisade anticommuniste risque de diviser la SFIO.

L’ambassadeur Caffery a reconnu que le mouvement syndical était la «clé du mystère», mais il a averti qu’«il restait encore beaucoup à faire avant que les dirigeants syndicaux non communistes ne soient en mesure de s’emparer de la situation». En fait, André Philip a déclaré à Caffery que les conditions économiques devraient s’améliorer «avant que les socialistes ne parviennent à expulser les communistes du cabinet».

Lorsque les communistes sont expulsés, Caffery déclare que c’est «le mieux que l’on puisse espérer». En même temps, Caffery craignait que la chute éventuelle du ministère Ramadier n’engendre une guerre civile entre les communistes et les gaullistes, dans laquelle les États-Unis pourraient être contraints, à contrecœur, de soutenir ces derniers. L’ambassadeur américain ne s’attendait toutefois pas à une «action extrême» de la part des communistes dans l’avenir immédiat. Entre-temps, il a insisté pour que les États-Unis expédient davantage de blé et de charbon vers la France afin de soutenir le gouvernement Ramadier.

Tout au long de l’été 1947, les États-Unis sont restés très nerveux, craignant que Ramadier ne réussisse pas et que le PCF revienne au gouvernement avec des pouvoirs accrus. Dans ce cas, les responsables américains craignaient que les communistes n’exercent «un droit de veto virtuel» sur la politique étrangère française, qu’ils empêchent la France de s’aligner sur les États-Unis, qu’ils la forcent à adopter des positions qui seraient «les plus avantageuses pour l’Union soviétique» et qu’ils l’empêchent de participer efficacement au plan Marshall. Pourtant, le secrétaire d’État Marshall estimait que les États-Unis ne pouvaient pas faire grand-chose pour empêcher les communistes d’entrer dans le pays. Toute action vigoureuse de la part du gouvernement américain soulèverait le cri d’une ingérence directe dans les affaires intérieures françaises et retournerait une grande partie de l’opinion publique française contre les États-Unis. En outre :

«Il n’est évidemment ni possible ni souhaitable que le gouvernement américain crée des «cinquièmes colonnes» ou des organisations clandestines. Un soutien financier ou autre pourrait être apporté aux organisations existantes, originaires du pays en question, qui luttent actuellement contre la pénétration communiste».

À cette fin, Marshall estimait qu’il était impératif que le Congrès américain lui donne «un fonds secret … à utiliser à son entière discrétion pour la sécurité» des États-Unis. H. Freeman Matthews, chef de la division Europe occidentale du département d’État, était du même avis. Il a déclaré que les États-Unis ne pouvaient rien faire à l’heure actuelle, si ce n’est continuer à envoyer d’importantes quantités de blé et de charbon à la France. En outre, il a noté que les hommes politiques non communistes en France se rendaient parfaitement compte qu’une présence communiste au sein du gouvernement «diminuerait considérablement les perspectives d’une aide économique et financière américaine vitale», une conviction, a conclu Matthews, «que nous ne devrions rien faire pour décourager». Matthews a également suggéré «un travail intensif vers la presse française pour, sans avoir l’air d’interférer directement, empêcher la réintégration des communistes dans le cabinet». Lors des élections municipales d’octobre 1947, les gaullistes remportent une victoire éclatante avec 40% des voix. Les États-Unis se félicitent du caractère anticommuniste des élections mais craignent une dictature gaulliste et un durcissement des positions françaises sur l’Allemagne et l’Indochine. Pourtant, le secrétaire d’État par intérim, Robert Lovett, affirme qu’il est «vital pour les intérêts des États-Unis que la polarisation non communiste … centrée autour du général de Gaulle réussisse» et qu’elle doit inclure des éléments de la classe ouvrière et du socialisme. Dans cette communication «top secret», Lovett décrit franchement la stratégie américaine :

«Il était clair depuis la Libération que l’isolement et l’ostracisme des communistes français étaient essentiels pour que la France reste dans l’orbite occidentale. Il était tout aussi clair que, sur le plan politique, la rupture devait se faire à gauche ou, à tout le moins, au milieu du Parti socialiste. Traduit en termes syndicaux, les éléments sains du syndicalisme organisé doivent être maintenus dans le camp non communiste».

L’ambassadeur Caffery avait cependant des sentiments mitigés. Bien qu’encouragé par la croissance de la résistance anticommuniste, en particulier dans le mouvement ouvrier, il estimait que les États-Unis ne pouvaient plus compter sur les socialistes :

«Je pense que nous avons tous partagé l’opinion que, s’il parvenait à établir son autorité, un gouvernement de coalition composé de partis du milieu, comme celui que nous avons eu sous Ramadier, garantissait le meilleur espoir de réaliser à long terme les énormes projets économiques et politiques de la France sur une base démocratique» (…) Il est désormais inéluctable que cette expérience a échoué».

Secoué par les élections municipales, le gouvernement Ramadier est tombé au cours des grèves massives de novembre et décembre qui ont également divisé le mouvement syndical. Depuis plusieurs semaines, des dirigeants syndicaux américains et des agents de la CIA tentaient d’amener Force ouvrière de Léon Jouhaux à se séparer de la CGT. Caffery qualifie cette scission d’«événement le plus important survenu en France depuis la Libération» et Blum lui dit que l’intervention des dirigeants syndicaux américains a été «très utile pour renforcer la détermination des dirigeants syndicaux français non communistes».

En 1948, les États-Unis continuèrent d’éprouver beaucoup d’appréhension à l’égard des communistes français et devinrent nettement tièdes à l’égard de leurs alliés socialistes et de l’expérience de la «troisième force» de Blum. L’ambassadeur Caffery était très contrarié par l’opposition de la SFIO aux réductions dans la fonction publique, insistant sur le fait que de telles réformes étaient nécessaires si les communistes devaient être «contenus et battus en brèche». Il dit personnellement à Blum que les socialistes «font directement le jeu des communistes et de de Gaulle» (…) La position actuelle des socialistes est totalement incompréhensible pour moi, à moins que cela ne signifie que les socialistes ont changé et qu’ils s’intéressent désormais principalement aux doctrines socialistes et à la politique partisane, et seulement en second lieu à la survie de la «troisième force»».

Blum exprime une surprise douloureuse et dit à Caffery que les socialistes ne peuvent pas «supporter seuls tous les sacrifices». L’ambassadeur reçoit cependant le soutien de son secrétaire d’État qui déclare que Washington est «de plus en plus préoccupé par l’atmosphère de crise qui règne au sein du [Parti socialiste] et par ses effets désintégrateurs sur la coalition». Il dit à Caffery de ne pas hésiter à «approcher à nouveau Blum ou d’autres dirigeants dont les partis montrent des signes de rupture».

Les Américains ne sont pas non plus très satisfaits de Force ouvrière. L’ambassade de Paris rapporte qu’elle attire surtout des cols blancs, qu’elle est plus faible là où les communistes sont les plus forts, c’est-à-dire parmi les cols bleus de l’industrie lourde, et qu’elle n’a pas la formation et l’expérience des cégétistes. En outre, ils constatent que la tendance de Force ouvrière «à rechercher les faveurs du gouvernement plutôt qu’à lutter pour gagner la confiance de la classe ouvrière [produit] un mauvais effet aux niveaux intermédiaires et inférieurs». Il y avait trop de discussions académiques et trop peu de concentration sur l’établissement de contacts avec les travailleurs.

Bien qu’ils ne craignaient plus une insurrection ou des grèves politiques prolongées, les Américains étaient très inquiets de la capacité des communistes à perturber les activités économiques. Caffery craignait qu’ils «augmentent au maximum le coût du redressement de la France grâce à l’aide américaine», qu’ils maintiennent la France dans un état de «fermentation pré-révolutionnaire permanente» et qu’ils obligent les syndicats non communistes à accepter leurs revendications salariales.

En juin, Norris B. Chipman, premier secrétaire de l’ambassade de Paris, présenta un rapport important sur les communistes français à la troisième conférence européenne sur le renseignement à Francfort. Il attribue le déclin du PCF à son «attitude anti-nationaliste» sur la question coloniale et à sa «revendication très démagogique et soudaine d’une augmentation des salaires». La baisse du nombre d’adhérents à la CGT est due au scepticisme de l’ouvrier moyen quant à la capacité des communistes à améliorer son sort. A l’inverse, le travailleur moyen accueille favorablement l’aide de Marshall et ne la considère pas comme une menace pour l’indépendance de la France. Chipman en conclut que les communistes n’attireraient à nouveau l’ouvrier moyen que si le gouvernement ne parvenait pas à stabiliser les prix et à stopper la baisse des salaires réels. Dans le cas contraire, le mouvement communiste resterait «suspendu comme une épée de Damoclès au-dessus de la tête de tout gouvernement en France».

En août, le secrétaire d’État Marshall a exhorté le gouvernement français à accorder «des augmentations immédiates des salaires et/ou du coût de la vie», déclarant que «ne pas offrir immédiatement des concessions à la main-d’œuvre non communiste reviendrait à saper les organisations syndicales anticommunistes, à renforcer considérablement la dynamique communiste dans les rangs des travailleurs et à affaiblir la confiance générale».

Bien que continuellement désillusionnés par les socialistes et la «troisième force», les États-Unis sont toujours favorables à un «gouvernement de centre-gauche» en France. Elle rejette catégoriquement l’alternance gaulliste et n’est en aucun cas disposée à laisser les communistes réintégrer le cabinet. Lorsqu’un proche collaborateur du Premier ministre Queuille s’enquit discrètement de cette dernière possibilité (afin d’éviter une menace de grève du charbon à l’automne 1948), l’ambassadeur Caffery répondit sévèrement que «cela signifierait sans aucun doute la cessation de l’aide américaine à la France». Il a ensuite fait savoir à Washington que «nous pouvions être sûrs que la question était absolument réglée». Caffery a qualifié les grèves du charbon de 1948 de point le plus bas du moral national depuis la guerre :

«Les ouvriers et les employés, quelles que soient leurs affiliations politiques, sont unis dans la conviction qu’ils ne reçoivent pas leur juste part de la reprise économique française rendue possible par [le plan Marshall]». Il existe des preuves réelles que la tendance qui a abouti à la scission entre les syndicats communistes et non communistes (l’événement capital de la France d’après-guerre) s’est arrêtée et pourrait être inversée et remplacée par une tendance à l’unité dans laquelle l’organisation supérieure des communistes prévaudrait».

La position officielle américaine était que les grèves étaient politiques. Lorsque John L. Lewis, dirigeant de l’United Mine Workers, accuse le gouvernement français d’utiliser des fonds américains pour briser les grèves (il menace même de demander au président Truman de supprimer toute aide au redressement de la France), le secrétaire d’État Marshall a répondu que les grèves «n’étaient pas menées principalement dans le but de satisfaire les demandes légitimes des mineurs, mais plutôt pour paralyser le redressement de la France et pour décourager le peuple américain et le Congrès de poursuivre l’aide [de Marshall]». Caffery rapporte que Léon Blum a été stupéfait de l’incapacité de Lewis à comprendre «la nature essentielle des grèves», à savoir qu’il s’agissait d’une manœuvre du Comintern, d’inspiration étrangère et dirigée par des communistes.

Marshall se réjouit de l’écrasement des grèves et constate que le gouvernement français a commencé à purger les communistes coupables de sabotage des grèves des postes à responsabilité dans les industries nationalisées, estimant que cela lui sera très utile lorsqu’il se présentera devant le Congrès pour demander de l’aide pour la France. Caffery était moins optimiste, notant que la force du mouvement communiste à la base n’avait «pas été significativement diminuée», que le mécontentement des ouvriers et des employés («le tiers défavorisé de la France») ne diminuait pas, et que la plupart des ouvriers faisaient toujours confiance au PCF et avaient perdu confiance dans les «anciens dirigeants» de la CFTC et de FO. Caffery a également critiqué l’ineptie des relations publiques du gouvernement français, qui a permis que les grèves soient perçues comme une lutte entre le gouvernement et les mineurs, plutôt qu’entre le gouvernement et les communistes :

«Par conséquent, les ouvriers urbains restent maussades, insatisfaits et méfiants. Bien que leur confiance soit quelque peu ébranlée, ils continuent à penser sincèrement que si le parti communiste disparaissait, ils seraient laissés à la merci d’une bourgeoisie égoïste. Cette emprise communiste ne peut être brisée que par la naissance d’un nouveau mouvement socialiste ou d’un mouvement véritablement social, du moins dans son caractère».

L’ambassadeur des États-Unis invoque ensuite l’exemple des deux Napoléon qui «au début de leur carrière ont obtenu l’allégeance sincère des travailleurs français qui, peu de temps auparavant», étaient partisans de leaders plus radicaux. Dans le même ordre d’idées, Caffery estimait que certains membres de l’entourage de de Gaulle comprenaient la nécessité d’un large soutien de la classe ouvrière et qu’il existait une légère possibilité que les gaullistes suivent les traces des Bonaparte.

Les États-Unis n’ont cependant jamais sérieusement envisagé de soutenir l’alternative gaulliste. Le choix était tentant au plus fort de la grève du charbon lorsque, comme le dit Caffery, de Gaulle était «le seul point de ralliement dynamique offert aux non-communistes».

Mais l’ambassadeur s’empresse d’ajouter que le Général manque totalement «d’une réelle compréhension de l’importance relative à accorder aux différents éléments d’un État moderne, une lacune particulièrement évidente et inquiétante dans sa politique à l’égard des travailleurs». En effet, Caffery craint que de Gaulle ne réunisse à nouveau la classe ouvrière et ne la ramène dans le giron communiste. Il pourrait même provoquer une guerre civile, dans laquelle, même si le prolétariat perdait, les communistes atteindraient leur «principal objectif à court terme, la perturbation du [plan Marshall] et de l’Union occidentale».

Le chef du bureau européen du département d’État, Hickerson, a abondé dans le même sens :

«Il est très douteux que de Gaulle soit la solution. … Il parle d’économie comme une femme parle de carburateur [en outre] le meilleur argument contre notre tentative d’aider ou d’accélérer le retour au pouvoir de de Gaulle [est que] les communistes cherchent à faire exactement cela, dans l’idée que de Gaulle ne sera pas capable de résoudre les problèmes économiques de la France et que l’effondrement qui en résultera les amènera au pouvoir».

Hickerson craignait également que le soutien américain à de Gaulle ne soit perçu «comme une ingérence totalement injustifiée dans les affaires intérieures françaises», que les États-Unis ne soient tenus «responsables non seulement de son éventuel échec final, mais aussi de chaque faux pas qu’il pourrait faire».

Hickerson et Caffery sont tous deux parvenus à la conclusion «désagréable» qu’il n’y avait «aucune alternative apparente» au gouvernement français en place. La «troisième force» n’existait pas vraiment et le socialisme français continuait «à s’enliser dans ses contradictions internes . . . entre ses doctrines audacieuses et la prudence timorée de ses dirigeants chevronnés». Par la suite, l’ambassade de Paris et d’autres fonctionnaires du département d’État se désintéressent rapidement des socialistes français.

En 1949, les États-Unis se préoccupent de l’«offensive de paix» des communistes. Très tôt, l’ambassade de Paris a déclaré avoir eu des «conversations informelles» avec le bureau du Premier ministre Queuille sur «l’efficacité de cette campagne et sur les mesures qui pourraient et devraient être prises par le gouvernement français pour contrer ses effets et mettre le Parti communiste sur la défensive». Les officiels français ont reconnu la nécessité de contre-mesures mais se sont plaints du manque de moyens et d’organisation et du secrétaire à l’information Mitterrand «sur lequel on ne pouvait pas compter pour organiser et mener à bien une telle campagne de manière efficace». L’ambassade conclut donc qu’«en l’absence d’efforts énergiques et compétents» de la part du gouvernement Queuille, l’attrait émotionnel de la Campagne de la paix aurait des effets profonds et très troublants sur l’opinion française, non seulement au niveau de la politique intérieure (mais aussi) sur le Pacte atlantique, le programme d’aide militaire proposé, la politique étrangère des États-Unis en général, [et] le rôle du gouvernement français actuel dans les affaires étrangères». Lorsque, quelques semaines plus tard, le gouvernement français annonça la création d’une «Union démocratique pour la paix et la liberté», Caffery déclara que, «sans immodestie excessive, l’ambassade estime que cette réussite est due en grande partie à ses efforts pour faire comprendre à Queuille et à son entourage (…) la nécessité d’une action concertée contre la propagande communiste, en particulier sa fausse campagne de paix».

Les observateurs américains, en particulier Caffery, ont interprété l’offensive de paix comme une déclaration de guerre civile contre la «démocratie bourgeoise» et une intensification de la «lutte des classes». Ils affirment que les communistes reviennent à la politique «classe contre classe» de la fin des années 1920 et du début des années 1930. Ils accusent les communistes français de se préparer non seulement à des grèves et à des manifestations populaires, mais aussi à des sabotages et à une campagne de «défaitisme militaire» (notant, en particulier, la récente réédition du pamphlet d’André Marty sur la mutinerie de la mer Noire de 1919). Les responsables américains considèrent également que les communistes français reprennent les positions anticoloniales d’avant le Front populaire et tentent de saper le moral des Français en Indochine. Caffery déclare que «les libéraux épris de paix, les pacifistes et autres idéalistes du même genre» doivent être persuadés que les actions communistes, loin d’être orientées vers la paix, pourraient même précipiter une guerre mondiale !»

À la fin de l’année 1949, les responsables américains sont à la fois quelque peu satisfaits et encore plus inquiets de la situation des communistes français. L’ambassadeur David K. Bruce (qui avait remplacé Caffery en mai) notait avec satisfaction qu’il y avait peu de risques d’un coup d’État ou d’une insurrection communiste armée, que l’armée et la police françaises avaient été bien purgées de leurs éléments communistes et que la campagne du PCF contre le plan Marshall avait aliéné la plupart des éléments bourgeois. D’autres responsables ont noté que de nombreux intellectuels et sympathisants communistes avaient déserté le PCF en raison de la répression soviétique en Europe de l’Est. En fait, ils constatent un grand malaise même dans la gauche non communiste du Rassemblement démocratique révolutionnaire et de «Franc-Tireur». Surtout, il y a un fort malaise dans les rangs de la CGT et un conflit entre ceux qui favorisent les grèves à des fins politiques et pour défendre la politique étrangère soviétique et ceux qui ne favorisent que les grèves à des fins politiques et pour défendre la politique étrangère soviétique. Les travailleurs semblent résister aux grèves qui ne mettent pas en jeu leur propre bien-être ou qui risquent de porter préjudice à leur emploi. Le PCF ne peut donc plus compter sur la CGT à des fins politiques.

Dans le même temps, les communistes continuent de susciter l’inquiétude des responsables américains. Ces derniers craignaient surtout que la principale base de pouvoir du PCF, la classe ouvrière française, reste véritablement mécontente. Comme le remarque l’ambassadeur Bruce en septembre : «À tort ou à raison, de nombreux travailleurs sont convaincus qu’ils sont les seuls à supporter le poids de l’augmentation du coût de la vie et qu’ils ne bénéficient pas du programme économique réalisé en grande partie grâce à leurs efforts». Ainsi, en ce qui concerne les communistes, conclut Bruce, «la France n’est pas tout à fait sortie d’affaire».

En octobre, après la chute du ministère Queuille, Bruce s’inquiète davantage. Après avoir constaté que la classe ouvrière avait été trompée dans son attente d’une déflation ou d’une stabilisation des prix, Bruce déclara qu’en conséquence, les syndicats non communistes s’étaient vu «couper l’herbe sous le pied» et qu’ils risquaient de devoir faire front commun avec la CGT. Les communistes pourraient donc à nouveau s’engager dans des grèves politiques, mais peut-être pas avec la même ampleur qu’en 1947 et 1948. En outre, Bruce note que la propagande communiste selon laquelle le Plan Marshall et le Pacte de l’Atlantique Nord entraînaient l’appauvrissement de la classe ouvrière, en raison du poids écrasant du budget militaire et de la guerre d’Indochine, «commençait à être comprise par les masses, en raison notamment de l’incapacité du gouvernement à faire des concessions en matière de salaires».

Enfin, les États-Unis restaient très préoccupés par la Campagne pour la paix des communistes. Alors que l’ambassadeur Bruce espérait que l’opposition du PCF à la guerre d’Indochine aurait des «connotations de trahison» qui aliéneraient le Français moyen ainsi que «certains éléments à la périphérie du [PCF], voire en son sein», il craignait que le programme de paix «gagne en force, en particulier parmi les vétérans de guerre, les déportés et les groupes de résistants qui [étaient] particulièrement sensibles à la propagande selon laquelle les États-Unis [permettaient] au nazisme de relever la tête en Allemagne».

L’année 1949 marque clairement la fin de la première phase de la guerre froide. L’élan de la Libération est retombé, les clivages politiques français se sont clarifiés, les grands mouvements de grève s’apaisent et le danger d’une insurrection communiste s’éloigne. L’économie française commence à se redresser de manière significative, la production augmente et l’inflation diminue. Le ministère du Premier ministre Queuille, qui a duré un an, indique que la situation politique intérieure a atteint un palier. Cependant, les menaces de guerre se profilent, plus sinistres que jamais. Les luttes pour l’OTAN viennent de commencer et celles pour le réarmement de l’Allemagne et la Communauté européenne de défense se profilent à l’horizon. Entre 1950 et 1952, les communistes français intensifient fortement leur offensive de paix et leur campagne contre la guerre d’Indochine. Ce n’est qu’après la mort de Staline, en 1953, que la guerre froide commence à se dégeler.

Ce qui précède donne une bonne indication de ce que les fonctionnaires du département d’État pensaient de la gauche française dans les années d’après-guerre. Si certains éléments semblent avoir été omis, c’est principalement parce que les documents existants ne couvrent pas tout. Par exemple, ils ne commentent que très peu les positions des communistes et des socialistes sur la guerre d’Indochine. Pourtant, sur les sujets qu’ils abordent, les fonctionnaires américains semblent généralement avoir été bien informés, précis et perspicaces. Ce n’est que dans quelques cas, comme les rapports sur les activités paramilitaires des communistes en 1946 et 1947, le rejet des grèves des mineurs de 1948 comme étant essentiellement politiques ou la désignation de l’offensive de paix de 1949 comme un retour aux politiques «classe contre classe» de 1928, que leurs conclusions semblent injustifiées ou exagérées, conçues principalement pour servir les objectifs de la propagande anti-communiste.

Les documents attestent d’une collusion étendue entre l’ambassade de Paris et les socialistes français, y compris des références à des conversations intimes et nocturnes entre Caffery et Blum, Philip, Moch ou d’autres «fonctionnaires du ministère de l’Intérieur». Pourtant, les Américains utilisent clairement les socialistes pour diviser la classe ouvrière. Il est rare qu’ils soutiennent les politiques socialistes si ce n’est pour servir la cause anticommuniste. En effet, au fur et à mesure que le pivot politique se déplaçait vers la droite et que les États-Unis trouvaient de nouveaux partenaires bourgeois avec lesquels travailler, ils se sont très vite désintéressés de leurs alliés socialistes.

Enfin, les documents montrent que les États-Unis étaient plus passifs et plus inquiets à l’égard de la gauche française que ce que l’on pourrait croire. Il est clair que les travailleurs français et les communistes constituaient de formidables obstacles à ses projets de «réorientation» de l’Europe occidentale. Ce n’est que progressivement qu’elle a pu «tourner la vis», et même en 1949, après toutes les défaites et l’isolement subis par le PCF et la CGT, elle ne se sentait pas encore complètement  «sortie d’affaire». En outre, les États-Unis ont cherché à élaborer une «politique du travail» pour la France, bien que celle-ci l’ait souvent contredite en insistant sur des politiques économiques et sociales qui nuisaient à la classe ouvrière. Pour les Américains, la bourgeoisie française n’était pas assez forte pour contenir le communisme sans d’importants alliés de la classe ouvrière.

source : Histoire et Société

https://reseauinternational.net/1945-1949-les-etats-unis-et-la-gauche-francaise-le-point-de-vue-du-departement-detat/

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