Commissaire général de police, Fernand Gontier a été directeur central de la Police aux frontières (PAF) de 2017 à 2022. Aujourd’hui directeur honoraire des services actifs de la Police nationale, il est interrogé par l’Observatoire de l’immigration et de la démographie (OID). Extraits :
[…] Parmi les instruments de mesure les plus fréquemment utilisées pour évaluer l’efficacité de la politique d’éloignement, le taux d’exécution des OQTF [Obligation de quitter le territoire français] apparaît avoir pris une place centrale dans le débat public. Quel regard portez-vous sur la pertinence d’un tel indicateur et ses éventuels défauts ?
Il est vrai que de nombreux audits ou rapports indiquent la faiblesse du taux d’exécution des OQTF en France. En Europe, notre pays prononce environ un tiers de toutes les obligations de quitter le territoire, soit 150 000 sur 500 000 par an. La France est donc le premier pays en termes de mesures prononcées mais, s’agissant du taux d’exécution de ces OQTF, le nôtre s’établit autour de 12 % contre 43 % pour l’ensemble des 27 pays de l’Union européenne entre 2015 et 2021.
Cependant, il faut faire attention aux chiffres. La France prononce le plus systématiquement possible des OQTF chaque fois qu’une situation irrégulière est constatée. Cela est tout à fait logique. Si demain les préfectures ne prennent plus que des OQTF « exécutables », on va réduire le nombre d’OQTF et augmenter le taux d’exécution. Pour autant, serons-nous réellement plus efficaces. Je ne le crois pas, car « casser le thermomètre » n’est pas une bonne solution.
Par ailleurs, certains pays incluent dans leurs statistiques d’éloignement des mesures de refus d’entrée dans l’espace européen, ce qui tend à fausser les comparaisons – lesquelles sont délicates avec des pays qui prennent peu de mesures d’éloignement. La France est plutôt un pays de rebond, avec une immigration clandestine en provenance majoritairement de pays européens. Notre niveau d’interpellations est donc anormalement élevé par rapport aux pays de première entrée. Pour, autant la France est le pays qui exécute le plus de mesures d’éloignements ou retours forcés en nombre absolu.
On peut parler d’échec collectif en Europe, mais il ne faut pas stigmatiser la France qui fait de réels efforts tant au niveau des services capteurs que des préfectures. Certains pays privilégient les éloignements ou retours aidés aux retours forcés : une marge de progression est importante en France dans le domaine du retour non-contraint.
Il faut néanmoins encore améliorer nos performances avec l’inscription systématique des OQTF dans le fichier des personnes recherchées et au SIS, et enregistrer la biométrie des étrangers en situation irrégulière – car il y a aussi des doublons d’OQTF. Un même étranger peut être porteur de plusieurs OQTF, ce qui n’est pas optimal et fausse les statistiques.
En revanche notre taux d’échec est très important et il convient de travailler sur les causes d’échec constatées : pourquoi le taux d’exécution est-il si faible ?
Quels que soient les indicateurs retenus, la mise en œuvre des mesures d’éloignement forcé – qui relève des compétences de la PAF – reste largement perçue comme un « parcours d’échec ». Vous indiquez dans votre ouvrage que la PAF (chargée de mettre en œuvre lesdites mesures) recense une trentaine de causes d’échec en la matière. Pourriez-vous nous dire quelles sont les plus fréquentes d’entre elles, ainsi que les plus méconnues ?
La plus connue est l’absence de laissez-passer consulaire (LPC) lorsque l’étranger est dépourvu de tout document de voyage : dans ce cas de figure, la non-délivrance peut être le fait de l’étranger lui-même qui refuse de communiquer des informations sur sa nationalité et son identité, ou encore de la représentation consulaire (du pays présumé) qui ne le délivre pas suite à une non-reconnaissance de cet étranger comme ressortissant, ne veut pas délivrer de LPC pour des questions d’opportunité ou encore le délivre trop tardivement – par exemple après l’expiration de la durée de rétention administrative.
La deuxième cause d’échec majeure découle des recours juridiques et des annulations devant les juridictions administratives et judiciaires (tribunal administratif, cour d’appel administrative, juge des libertés et de la détention, cour d’appel judiciaire) françaises ou européennes, notamment la cour européenne des droits de l’Homme.
Ensuite on recense de nombreuses autres causes moins connues, telles que :
- L’absence de l’étranger à son domicile pour donner suite à une assignation à résidence ;
- L’insuffisance de places en rétention ;
- Le refus d’embarquement de l’étranger (ou refus de test lors de l’épisode du Covid 19) ;
- L’absence de moyen de transport (par exemple vers un pays non desservi par un transporteur) ;
- L’absence de personnel d’escorte ;
- Une demande d’asile acceptée ;
- Une hospitalisation, une maladie ou un état de santé incompatible avec l’éloignement ;
- Une libération par la préfecture ;
- Le refus de transit sur un aéroport de correspondance ;
- Une grève dans les transports ou un incident technique ;
- Le refus du pays de destination d’une réadmission Schengen ou Dublin ;
- Une absence de représentation consulaire en France ;
- Une absence d’interprètes ;
- Le refus des autorités locales lors de l’arrivée de l’étranger ;
- Un pays de destination en guerre….
Toutes les causes d’échec sont analysées afin d’améliorer les performances.
On voit donc bien que l’on peut agir sur certaines causes, mais en revanche d’autres échappent totalement à la responsabilité de l’administration. Un même étranger peut cumuler, si l’on peut dire, plusieurs causes d’échec !
L’éloignement est un parcours d’obstacles et je dirais que l’administration française est largement handicapée. Les autres pays européens connaissent les mêmes difficultés que nous et parfois même davantage.
Sous prétexte de difficultés de mise en œuvre et de la recherche d’un meilleur taux d’exécution, il faudrait éviter une forme d’auto-censure des préfectures voire des services de police et de gendarmerie qui anticiperaient les causes d’échec en évitant des interpellations ou la prise d’une OQTF. […]
L’an prochain, l’accord de Schengen ayant supprimé les contrôles aux frontières « intérieures » de la zone – celles communes aux différents pays membres – fêtera les quarante ans de sa signature (1985) et les trente ans de son entrée en vigueur (1995). Comment évaluez-vous son adaptation aux défis de l’Europe contemporaine, et quelles vous paraissent être les réformes souhaitables s’il y en a ?
Schengen est un idéal de libre-circulation des personnes dans un espace commun de sécurité et de liberté. Cette ambition est légitime, positive pour la vie économique, sociale, personnelle des Européens. Il faut mieux le défendre car sa survie est en danger et ne résisterait sans doute pas à une nouvelle crise migratoire grave ou à une vague d’attentats meurtriers.
Les réformes de l’espace Schengen sont progressives mais tardives au regard des exigences actuelles de sécurité et de lutte contre l’immigration irrégulière. L’approche des questions migratoires et de frontières n’a pas été globale, puisqu’Eurodac (fichier contenant les empreintes digitales des demandeurs d’asile et des migrants arrêtés à la frontière extérieure de l’Union européenne) et Frontex n’ont été respectivement crées que 8 et 9 ans après l’entrée en vigueur de Schengen, et que les systèmes d’information européens Etias et EES ne sont toujours pas réalisés après une adoption en 2017.
La directive Retour de 2008, qui a par ailleurs dépénalisé le séjour irrégulier, n’apparait plus en cohérence avec le code frontières Schengen sur le rétablissement des contrôles aux frontières intérieures. Il est souhaitable qu’en cas de rétablissement des contrôles aux frontières intérieure, les conditions de mise en œuvre soient certes plus limitées tout en permettant aux États de réaliser des contrôles dans les mêmes formes qu’aux frontières extérieures.
Les accords de Dublin avec les remises entre États membres de personnes en demande d’asile ont démontré une efficacité très limitée malgré les efforts consentis par les administrations : ce système a vécu et doit être réformé. Les évaluations Schengen doivent être plus contraignantes encore avec des sanctions pour les États défaillants.
Schengen est pour autant un formidable outil de coopération avec des bases de données telles que le SIS, la coopération frontalière, le mandat d’arrêt européen, etc.
À mon sens, le premier axe d’amélioration est une réflexion globale et cohérente de tous les aspects du franchissement des frontières extérieures, de l’immigration irrégulière et de l’asile, comme le prévoit en partie le pacte européen sur l’immigration et l’asile : la question des frontières maritimes, les droits des migrants, la coopération avec les pays tiers, l’asile , le rétablissement des contrôles aux frontières intérieures, la politique de retour, les systèmes d’informations et les bases de données communes.
Le deuxième axe pour notre avenir commun est l’harmonisation des législations et des pratiques nationales sur le séjour, l’asile et le retour. Nos différences notamment sur l’asile et le retour créent nos faiblesses. Bien sûr, cela touche un peu à la souveraineté des États membres, mais l’existence de flux secondaires importants nuit à la crédibilité de Schengen.
Le temps presse : les crises succèdent aux crises, le scepticisme et l’attentisme doivent laisser place à l’action commune et à l’efficacité. On ne pourra pas rééditer l’échec de 2015 sans remettre en cause les bases de Schengen, voire son existence même. Nous sommes au « milieu du gué », avec la nécessité de « jouer collectif » ou de perdre.