Il est entendu que notre monde moderne naît au XIXe siècle avec ce qu’il est convenu d’appeler la révolution industrielle. C’est une évidence. D’une évidence au prêt-à-penser il n’y a qu’un pas. Il est donc temps de réexaminer cette évidence, de penser à nouveaux frais la révolution industrielle. Non pas pour prétendre qu’elle n’aurait pas d’importance, mais au contraire pour prendre toute la mesure de cet événement à nul autre pareil.
Il est entendu que notre monde moderne naît au XIXe siècle avec ce qu’il est convenu d’appeler la révolution industrielle. C’est une évidence. D’une évidence au prêt-à-penser il n’y a qu’un pas. Il est donc temps de réexaminer cette évidence, de penser à nouveaux frais la révolution industrielle. Non pas pour prétendre qu’elle n’aurait pas d’importance, mais au contraire pour prendre toute la mesure de cet événement à nul autre pareil.
C’est à cette tâche fondamentale que nous invite un ouvrage récent de Gilles de Juganville, maladroitement intitulé par l’éditeur Introduction radicale à la philosophie. Les lecteurs pressés et les amateurs de raccourcis peuvent passer leur chemin. Il faut mordre et mâcher longuement ce livre solide destiné à tous ceux qui veulent faire l’effort de penser. Après tout, la philosophie n’est pas une fille facile qui se donne à des amants d’un jour.
Le point de départ est le suivant. Nous assistons impuissants à l’appauvrissement du monde, à la disparition sans cesse accélérée de sa richesse, de sa diversité, de sa bigarrure. Où sont les cavaliers mongols, les Apaches, les Bretons ? Où sont les toits de chaume, les rossignols, l’air pur ? Où sont les forêts primaires, les fleurs des champs, les fleuves sauvages ? Le désert croît : le divers décroît.
Nous assistons également à la multiplication de choses absolument nouvelles, radicalement inédites. Un nouveau continent en plastique, un nouveau climat, des plantes et des animaux génétiquement modifiés, des clones, des lapins fluorescents, des rats avec une oreille humaine sur le dos.
Le monde ordinaire, tel qu’il a toujours été depuis des millénaires, est en train de disparaître, humanité comprise, et d’être remplacé par un monde nouveau, artificiel, industriel, humanité comprise. On cultivait naguère plus de mille espèces différentes de riz. On en cultive aujourd’hui moins de dix, toutes génétiquement modifiées. Voilà ce qui n’avait jamais eu lieu dans l’histoire de l’humanité, l’unique révolution radicale qui caractérise les temps modernes, voilà ce que Gilles de Juganville se propose d’examiner à fond.
Les grands sens de l’être
Comment traiter sérieusement cette question ? L’idée de Juganville est de passer par le noyau dur de la philosophie qu’on appelle l’ontologie, la science de l’être. Ne craignons rien, ce n’est pas abstrait ni fumeux, tout au contraire. Il s’agit de partir à la recherche des grands sens d’être, les grands ensembles ou catégories qui ordonnent notre existence quotidienne. En termes simples : dans notre vie de tous les jours, tout ce à quoi nous avons affaire se catégorise en quelques catégories simples et fondamentales : les hommes, les animaux, les végétaux, les choses etc.
Comment établir ces catégories, ces grands sens de l’être, sans sombrer dans des découpages artificiels, subjectifs, historiquement et culturellement déterminés ? Pourquoi après tout distinguer les hommes des animaux ? Comment procéder sérieusement ? La première partie du livre part à la recherche du sol ferme et solide sur lequel effectuer cette analyse ontologique. Cette recherche méthodologique s’effectue dans une synthèse magistrale de la philosophie contemporaine, sur la base de la phénoménologie de Heidegger enrichie de tous les développements ou correctifs apportés depuis. De ce point de vue, c’est bien une remarquable introduction à la philosophie. Le sol qui se dégage pour mener à bien l’analyse ontologique est le monde concret, quotidien, ordinaire, loin de toutes les abstractions.
Sur le sol ainsi dégagé, la deuxième partie distingue et examine 6 grands sens d’être : l’homme qui existe, les animaux qui vivent, les végétaux qui croissent, les choses qui sont disponibles, les aliments qui sont comestibles et les éléments qui persistent. Ces sens d’être sont absolument irréductibles, ils sont absolument différents les uns des autres. L’étude des hommes et des animaux est instructive, on y comprend mieux ce que c’est qu’un homme et pourquoi il n’est en aucun cas un animal, comme un animal n’a rien à voir avec un végétal ou un minéral. Les sciences prétendent l’inverse, mais les sciences sont abstraites donc disqualifiées pour penser le monde réel, concret.
Parmi tous ces sens d’être, deux ont la caractéristique d’être produits, fabriqués. Les aliments et les choses sont produits. Le pain et la table ont été faits, ils ne poussent pas tout seuls. Et c’est là que se noue le cœur de l’analyse, dans ce concept de production. Produire, c’est faire venir à l’être quelque chose qui n’existait pas. Au cœur de la production se tient donc la cause, ou plus précisément le système des 4 causes analysé par Aristote.
Extension infinie du domaine de la production
La troisième et dernière partie, armée de ces concepts, peut alors examiner rigoureusement la modernité. Celle-ci se caractérise par une extension de la production à tous les sens d’être. Ce ne sont plus seulement les aliments et les choses qui sont produits, mais tous les sens d’être. On produit les éléments (géo ingénierie), on produit les animaux et les végétaux (manipulations génétiques), on produit les hommes (ingénierie sociale, transhumanisme).
Qu’est-ce que cela signifie ? Pour la première fois des sens d’être irréductibles et structurants sont détruits. Désormais, les hommes comme les animaux, les végétaux comme les choses, les aliments comme les éléments disparaissent, remplacés peu à peu par des produits. Un enfant et son chat, une fleur et une voiture, le vin et le vent sont désormais ontologiquement les mêmes : des produits. La diversité ontologique qui faisait le monde disparaît, c’est la fin du monde comme monde.
Quel est le problème ? Pour produire il faut détruire. Produire et détruire sont inséparables. Pour faire une table on coupe un arbre. Pour faire une omelette on casse des œufs. Pour produire un homme nouveau on détruit l’homme ancien. Pour produire le monde, il faut détruire le monde. Le monde moderne toujours et partout produit, donc toujours et partout détruit.
De ce point de vue ontologique radical, la révolution industrielle ou la modernité se définit comme l’extension de la production à tout ce qui est, ce qui implique de détruire les invariants ontologiques qui structuraient le monde. Elle est l’unique révolution radicale qu’ait connu l’humanité, qui la conduit à devenir un produit comme les autres. La révolution industrielle productiviste est par essence un ontocide inouï, une destruction totale, un mal total. Par contraste avec les destructions qu’implique le productivisme moderne, même les destructions des régimes totalitaires auront l’ait d’un jeu d’enfant méchant.
Décidément, cette remarquable Introduction radicale à la philosophie est aussi originale qu’éclairante.
Gilles de Juganville, Introduction radicale à la philosophie, PUF, 325 p., 19 €.
https://www.revue-elements.com/la-revolution-industrielle-prelude-a-la-fin-du-monde/