Mercredi soir, dans une école du 18e arrondissement, le député (LFI) de Paris Aymeric Caron organisait un débat participatif. Sujet : faut-il voter la niche parlementaire du RN abrogeant la réforme des retraites ? Au terme d’un vote consultatif, une majorité écrasante s’y est résolu. Reportage chez des électeurs de gauche au bord de la crise de nerfs.
Jusqu’où étirer le cordon sanitaire ? Sur la cinquantaine de spectateurs acquis à Aymeric Caron, certains ont pris l’expression au pied de la lettre, armés de masques FFP2. En retard à sa propre « réunion consultative citoyenne », le héraut de la cause des moustiques arrive du Palais-Bourbon avec son mot d’excuse : « Ça roulait mal. » L’anecdote inspire une messe basse à une spectatrice amusée : « Je croyais qu’il ne prenait que le vélo… »
Trêve de plaisanteries, l’heure est grave. En quelques mots, Caron expose l’objet de cette réunion « participative » dans son Agora du 18e arrondissement de Paris, mi-bobo mi-immigré : recueillir les opinions des citoyens de tous bords (dans une assistance 100 % à bâbord !) sur le vote à adopter face à la niche parlementaire du 31 octobre. Les députés RN y proposent l’abrogation de la réforme des retraites. Une proposition de loi reprise aux Insoumis, dont Aymeric Caron approuve le fond « qui n’a rien de xénophobe ». Mais alors que les députés RN se joignent sans scrupules aux motions de censure insoumise, la réciproque ne s’est jamais produite. Un vote RN-LFI transgresserait LE tabou ultime des Insoumis. Pour la première fois, des députés de gauche voteraient un texte proposé par l’« extrême droââââte » ! Jouez hautbois, résonnez tambours. Pour Caron, qui dit avoir le « combat contre l’extrême droite dans [s]on ADN », le piège se referme. Soit il vote avec les députés RN au risque de dédiaboliser ce parti « puant ». Soit il fait passer l’antifascisme avant toute autre considération et refuse de soutenir l’abrogation des retraites, au risque de se couper d’une partie des classes populaires. Bref, le cercle se referme : pile, le RN gagne ; face, LFI perd.
L’art d’être cocu
Sans prendre clairement position, Caron semble pencher pour la première option, convaincu que « le front républicain a explosé » avec le gouvernement Barnier. Compatissons à sa douleur de cocu : avec ses petits camarades, ils ont appelé à voter Élisabeth Borne (Premier ministre de la réforme des retraites) et Gérald Darmanin par antilepénisme et se retrouvent avec Bruno Retailleau place Beauvau ! Il fallait entendre les clameurs de joie le soir du second tour des législatives dans le 18e pour comprendre la souffrance à vif du « peuple de gauche », persuadé d’avoir arraché la victoire et sablant le champagne alors que son ennemi juré, le RN, faisait élire 126 députés. Cocu mécontent, Aymeric Caron jure qu’on ne l’y reprendra plus. Et explique que le RN aurait conquis la majorité relative sans les désistements d’entre-deux-tours…
Comme de nombreux militants (insoumis, écolos, CGT, Sud) présents dans la salle, il a lu et approuvé la tribune du Média co-signée par le gourou de Nuit debout Frédéric Lordon, la Nobel de littérature Annie Ernaux, ainsi que les économistes Bernard Friot et Stathis Kouvélakis. La bande des quatre y écrit noir sur blanc : « Toute la gauche de rupture aurait tort de ne pas se saisir de cette proposition, quand bien même elle émane du diable. Non seulement cette gauche doit respecter son électorat et son programme, au sein duquel l’abolition de la réforme des retraites figure en bonne place, mais elle doit aussi s’attacher à élargir sa base, notamment dans les “bourgs” et la “ruralité”, captés ou tentés par le RN grâce à ce genre de tactique. Enfin, la gauche de rupture ne peut pas laisser le monopole de la lutte contre le néolibéralisme et la Macronie au RN. Le danger représenté par un gouvernement d’extrême droite ne peut pas nous faire oublier que ce sont Macron et sa clique qui ont mené cette réforme, c’est eux qui occupent encore le pouvoir en dépit leur défaite aux élections et ce sont eux qui mènent des politiques fascisantes aujourd’hui. » Joli galimatias. Si l’appel du pied à la France périphérique électrice RN sent son François Ruffin, les références au fascisme fleure bon l’antifa prépubère suintant d’acné.
Parole au public. Pour un mercredi à 18h30, l’assistance d’une cinquantaine de personnes est plutôt fournie, et pas seulement grâce aux nombreuses retraitées insoumises (l’effet brushing de Caron ?). À quelques pas du ghetto africain de Château Rouge, le député antiraciste n’a attiré que trois femmes de couleur. Quelques jeunes à keffieh complètent le casting. Dans les interventions des uns et des autres, il y a à boire et à manger. Tel vétéran de la Marche des Beurs fustige le racisme du RN, qui a les médias et les intellectuels avec lui (sic) et tente de briser le mythe des immigrés volant le boulot des Français. Le 18e, « c’était un quartier de Noirs et d’Arabes » désormais « repoussés de l’autre côté du périph’ ». « Aujourd’hui, je ne vois que des enfants blancs gardés par des femmes noires », s’indigne-t-il. Le Grand remplacement au coin de la rue. Évidemment, Aymeric Caron plussoie : non seulement l’immigration est indispensable à l’économie, mais ses petites mains occupent des professions délaissées par les autochtones (le MEDEF signerait des deux mains !). Comme les sexagénaires et quinquas autour du député, celui-ci a connu l’époque « Touche pas à mon pote ». Il se désespère de voir ses « copains dans le Nord » anciens électeurs socialistes voter RN alors que les élus lepénistes « n’ont rien à foutre du social ». La preuve, abondent Caron et plusieurs de ses fans, personne n’a croisé d’élus RN sur les piquets de grève en 2023 ! Ils auraient pourtant été si chaleureusement accueillis par les services d’ordre CFDT, CGT et SUD…
Un détail qui passe mal
La patronne de la CGT Sophie Binet rejette d’ailleurs la proposition de loi RN pour abroger les retraites, ce qui a le don d’agacer une vieille cégétiste. « Sur ce point, Binet est minoritaire », assure-t-elle. Une parenthèse burlesque s’ouvre lorsqu’un transgenre brésilien se met à soliloquer. Avec un accent lusophone à couper au couteau, il se plaint des affres de la transition, avant que Caron ne le coupe (pardon pour l’expression…) : « Allez voir mon assistant parlementaire pour votre cas personnel… » Une militante s’égosille : « Nous vivons dans un État fasciste ! » Caron la corrige : « … qui se fascise… » L’art de la nuance. Ultraminoritaires, deux jeunes Insoumis – dont l’un coiffé d’un keffieh – sortent le crucifix et les gousses d’ail pour appuyer leur stratégie « Jamais avec le RN ». L’heure est venue de voter. À bras levés, le public donne son verdict implacable : 26 voix pour le vote du texte, 16 contre, 6 abstentionnistes. Un Insoumis à voix de fausset et masque FFP2 fait vœu d’unité : quelle que soit sa décision, le groupe insoumis devrait voter comme un seul homme. « C’est mal barré », répond Caron, partisan de la liberté de vote pour déjouer le piège de Marine Le Pen.
Pour un homme de progrès, Caron ne manque pas d’abnégation : consacrer deux heures de débat sur un vote voué à l’échec (pour aboutir, la niche parlementaire devrait s’appuyer sur le Sénat où le RN ne compte aucun élu…), quel courage ! Un mois après le RN, La France insoumise présentera sa propre niche proposant également l’abrogation de la réforme Borne, mais le mal aura été fait. « C’est un détail politique, minimise un spectateur… »
– …Comme dirait Le Pen, ricane une femme d’un certain âge.
La fascisation des esprits dépasse les bornes.
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