Combien de Français connaissent-ils la Roumanie ? Il faut bien admettre que, pour la plupart des gens, la Roumanie est un pays retiré, situé aux confins de l’Europe de l’Est, et dont une des provinces, la Transylvanie, évoque irrésistiblement le romantisme cruel et tragique d’un roman paru en 1897 : Dracula ! Pour d’autres, le nom de la Roumanie évoque plus prosaïquement les Roms, encore appelés Romanichels, Tziganes ou Bohémiens. Ce peuple, en réalité originaire de l’Inde, est parfois assimilé aux populations immigrées en provenance de Roumanie. Enfin, les passionnés d’automobile connaissent la marque Dacia, du nom d’un constructeur automobile roumain créé en 1966, devenu filiale du groupe Renault en 1999, et produisant des modèles financièrement abordables. L’imaginaire collectif retient donc fréquemment la figure d’un pays lointain, pauvre et, même, dur.
Pourtant, la Roumanie n’est pas si lointaine. La distance de Strasbourg à Timisoara est d’environ 1000 kilomètres. Autant que celle de Dunkerque à Marseille. Le nom de la Roumanie est directement inspiré de Rome, rappelant que ce pays fut romanisé tout comme la France. La langue roumaine appartient, comme le français, au groupe des langues latines, au point que l’historien roumain Nicolae Iorga définissait son pays comme « une île latine au milieu d’un océan slave ». 90 % des Roumains sont chrétiens orthodoxes. Si la pratique religieuse est faible, celle des grandes fêtes et des principaux sacrements est très assidue ce qui a conduit l’Eglise orthodoxe a affirmer que la Roumanie est un des pays les plus religieux de l’Union européenne. Libérée du communisme en 1989, la Roumanie a adhéré à l’OTAN dès 2004 et elle est devenue membre de l’Union européenne (UE) le 1er janvier 2007, montrant qu’elle était une démocratie conforme aux « valeurs » de l’UE.
La Roumanie est une République parlementaire. Le Président de la République nomme le Premier ministre qui dirige l’action gouvernementale. Le pouvoir législatif est exercé par une Chambre des députés et un Sénat. Enfin, une Cour constitutionnelle contrôle la conformité des lois à la Constitution et exerce la fonction de juge des élections parlementaires comme de celle du Président de la République. Une organisation des pouvoirs somme toute assez semblable à celle de la France.
Le 24 novembre 2024, les Roumains ont été appelés à élire le Président de la République pour un mandat de 5 ans parmi 13 candidats. 10 candidats étaient soutenus par des partis politiques roumains, tandis que 3 d’entre eux se présentaient comme des candidats indépendants. A la différence de la France, les candidats à la présidence de la République en Roumanie doivent recueillir 100 000 parrainages, ce qui rend très difficiles les candidatures « indépendantes » et leur assure une réelle légitimité. Le soir du 1er tour de l’élection présidentielle, un coup de tonnerre se produisit car c’est un candidat indépendant, Calin Georgescu, qui arriva en tête avec 23 % des suffrages. Calin Georgescu se plaçait devant la candidate d’un parti politique libéral, Elena Lasconi (19 %), le candidat du parti social-démocrate Marcel Ciolacu (19 %), le candidat d’un parti politique conservateur, George Simion (14 %), les autres candidats ayant obtenu moins de 10 % des voix.
Ancien professeur d’université et ingénieur agronome, Calin Georgescu exerça divers emplois dans la haute fonction publique avant de s’engager dans la vie publique roumaine. Ses déclarations selon lesquelles la classe politique roumaine serait corrompue, mais aussi sur les plans de réduction de la population mondiale, la vaccination consécutive à la pandémie de covid-19, ou encore le changement climatique, et ses prises de positions favorables à Vladimir Poutine ou Viktor Orban, et hostiles à l’UE l’ont fait classer à l’extrême droite prorusse et conspirationniste. Pendant la campagne de l’élection présidentielle, il a concentré sa communication sur les réseaux sociaux, et notamment sur TikTok.
Le premier tour de l’élection présidentielle roumaine ayant permis à Calin Georgescu de se placer en tête, une réaction institutionnelle se produisit dans les 48 heures qui ont suivi. Ainsi, le 26 novembre, le Conseil national de l’audiovisuel de la Roumanie demanda à la Commission européenne d’ouvrir une enquête suite à des soupçons d’utilisation inappropriée de TikTok pour promouvoir la candidature de Georgescu, ce à quoi TikTok réagit en affirmant être « extrêmement vigilant face aux manipulations du réseau social pour des raisons politiques ».
Le 28 novembre 2024, la Cour constitutionnelle roumaine fut saisie de demandes d’annulation du 1er tour de l’élection présidentielle par deux candidats. Le 5 décembre, la Cour constitutionnelle reçut 4 recours en annulation du scrutin. Dès le lendemain 6 décembre, à l’unanimité, la Cour constitutionnelle annula le scrutin. Parmi les motifs retenus figurait que « des renseignements déclassifiés du Conseil suprême de la défense nationale (…) faisaient état de tentatives de manipulation de cette élection par des acteurs étatiques et non étatiques, [et] que le scrutin avait d’emblée été vicié[1] ». La Cour indiqua que « les irrégularités découvertes avaient faussé le caractère libre du vote des citoyens, compromis une campagne électorale juste et transparente, et violé les règles se rapportant au financement de celle-ci[2] ».
Le 16 décembre 2024, Calin Georgescu saisit la Cour européenne des droits de l’homme pour trois motifs :
- Il estimait que l’annulation de l’élection présidentielle dans son ensemble reposait sur des accusations non étayées et qu’elle était illégale et disproportionnée ;
- Il considérait que la décision de la Cour constitutionnelle roumaine avait été adoptée de manière non transparente et qu’il n’avait pu disposer d’aucun recours pour la contester ;
- Il affirmait que la décision de la Cour constitutionnelle roumaine était le fruit d’une ingérence politique du « parti au pouvoir » chargé du scrutin et qu’elle a nuit à la liberté de participer au processus démocratique.
Pourquoi Calin Georgescu a-t-il saisi la Cour européenne des droits de l’homme ? Parce qu’il estimait que la décision de la Cour constitutionnelle roumaine était contestable, et que les droits de l’homme « à des élections libres », « à un procès équitable », « à exercer un recours effectif », « à la liberté d’expression » et « à la liberté de réunion et d’association » avaient été violés par la Cour constitutionnelle roumaine. Pour mémoire, la Cour européenne des droits de l’homme a été créée à Strasbourg en 1959 pour connaître des allégations de violation de la Convention européenne des droits de l’homme de 1950. On pouvait donc raisonnablement croire que la Cour européenne des droits de l’homme allait statuer et rendre une décision sur chacun des points de droit soulevés par Calin Gerogescu, et en particulier le premier posant le droit à des élections libres.
Or, tel ne fut pas le cas. En effet, la Cour européenne des droits de l’homme a visé l’article 3 du Protocole n° 1 de la Convention européenne des droits de l’homme (protocole additionnel). Le texte de cet article est le suivant : « Les Hautes Parties contractantes s’engagent à organiser, à des intervalles raisonnables, des élections libres au scrutin secret, dans les conditions qui assurent la libre expression de l’opinion du peuple sur le choix du corps législatif[3] ».
Sur le choix du corps législatif, et pas sur le choix du chef de l’Etat. Et la Cour européenne des droits de l’homme de poursuivre en précisant que les obligations « à organiser, à des intervalles raisonnables, des élections libres au scrutin secret, dans les conditions qui assurent la libre expression de l’opinion du peuple » ne s’appliquent pas à l’élection du chef de l’Etat, « sauf s’il a été établi, à la lumière de la structure constitutionnelle de l’Etat en question, que le chef de l’Etat dispose de pouvoirs tels qu’il peut être considéré comme un élément du « corps législatif ». » Sachant que le chef de l’Etat participe au pouvoir exécutif, et que le principe de séparation des pouvoirs ne lui permet en principe pas de participer au pouvoir législatif, on constate que la Convention européenne des droits de l’homme ne prévoit pas qu’il soit organisé, « à des intervalles raisonnables, des élections libres au scrutin secret, dans les conditions qui assurent la libre expression de l’opinion du peuple sur le choix du » chef de l’Etat, ce qui est pour le moins consternant sachant que l’élection du chef de l’Etat résulte la plupart du temps d’une rencontre entre un homme et le peuple et que cette élection devrait être tout particulièrement garantie tant dans sa périodicité que dans sa régularité.
Finalement, l’annulation de l’élection présidentielle roumaine du 24 novembre 2024 aura peut-être le mérite de mettre en évidence une nécessité : celle de garantir la liberté des élections dans le choix du corps législatif, mais aussi d’étendre cette garantie aux élections du chef de l’Etat et, pourquoi pas, de tous les élus des diverses assemblées délibérantes existant dans les Etats signataires de la Convention. Faute de quoi, la démocratie sur laquelle reposent les libertés individuelles, publiques et collectives pourrait n’être qu’un système bien fragile.
André Murawski – 8 mars 2025
[1] Communiqué de presse de la Cour européenne des droits de l’homme, CEDH 065 (2025) 06.03.2025
[2] Ibid
[3] Convention européenne des droits de l’homme