Par Ian Proud – Le 15 mai 2025 – Source The Peace Monger
J’ai le plaisir de partager un excellent article du commandant (à la retraite) Steven Jermy, Royal Navy, récemment publié sur NATO watch, avec la permission de l’auteur. Steve a commandé 4 navires de guerre, le 5e escadron de destroyers et l’Armée de l’air de la Flotte. Il a servi dans la guerre des Malouines, déployé dans les campagnes de Bosnie et du Kosovo, et sa dernière tournée opérationnelle était en Afghanistan en tant que Directeur de la stratégie à l’Ambassade britannique. Il est l’auteur de « Strategy for Action: Using Force Wisely in the 21st Century« ’ et travaille maintenant dans le secteur de l’énergie offshore. Voici cet article :
Theodore Roosevelt a déclaré « Parlez avec douceur tout en portant un gros bâton« . Les dirigeants européens font le contraire et sont offensés lorsqu’ils ne sont pas invités aux négociations russo-ukrainiennes. Au lieu de cela, et depuis la ligne de touche, les Européens insistent pour que la Russie accepte des conditions de cessez-le-feu que ni eux ni les Américains n’ont les moyens politiques ou militaires d’imposer. Il n’est donc pas surprenant que les Russes continuent patiemment d’insister sur leurs propres conditions, ni que les Américains se rallient lentement à la position de la Russie. Pourtant, les dirigeants européens se sentent offensés. Pourquoi donc ?
Au niveau le plus fondamental, je crains qu’ils n’aient pas la capacité de calculer l’équilibre des puissances, une compétence pourtant essentielle en temps de guerre. Si nous, Européens, voulons jouer un rôle intelligent dans la conclusion de la guerre en Ukraine, nous devons revenir aux bases de la stratégie et calculer les rapports de force relatifs. Cela nous permettrait de comprendre le véritable levier – ou manque de levier – qu’à l’Occident sur la Russie.
Un excellent point de départ est le travail du professeur John Mearsheimer, en particulier compte tenu de son étonnante prescience sur ce sujet, qui contraste fortement avec les prévisions des commentateurs occidentaux conventionnels. Mearsheimer souligne que la richesse économique et la taille de la population sont des déterminants fondamentaux de la puissance nationale. Toutes choses égales par ailleurs, les grandes populations sont plus puissantes que les petites populations, les plus riches plus puissantes que les plus pauvres.
Mais la richesse économique est régulièrement, et paresseusement, évaluée à l’aide des chiffres du PIB, un moyen particulièrement médiocre de calculer la puissance militaire nationale. L’économie des services compte peu sur le champ de bataille ; dans les affaires militaires, c’est la capacité industrielle qui compte.
Il y a un autre facteur tout aussi fondamental à ajouter à la liste de Mearsheimer, l’énergie. La capacité industrielle, tout comme les opérations militaires, dépend de manière critique d’un approvisionnement fiable en énergie bon marché, de haute qualité et abondante, comme les Européens le constatent à leurs propres frais. En effet, dans la guerre et les opérations militaires, le combat et la logistique sont tous deux extrêmement énergivores.
Ces facteurs fondamentaux étaient visibles pendant la Seconde Guerre mondiale. Les États-Unis, la Russie et la Grande-Bretagne avaient de grands secteurs industriels ; mais aussi des approvisionnements énergétiques fiables, provenant de sources locales et des colonies britanniques pour ce dernier pays. L’échec de l’armée allemande à capturer le pétrole russe et les succès des sous-marins de la marine américaine à gêner les approvisionnements en pétrole indonésien du Japon ont été des facteurs clés de la défaite finale des deux nations de l’Axe.
Nerveusement, l’amiral Isoroku Yamamoto, avant la Seconde Guerre mondiale face aux États-Unis, reconnaissait cette logique : “Quiconque a vu les usines automobiles de Detroit et les champs pétrolifères du Texas sait que le Japon n’a pas la puissance nationale pour une course navale contre l’Amérique.”
La capacité industrielle et l’énergie sont peut-être les fondements de la puissance nationale, mais l’utilité de la puissance militaire est aussi conditionnée géopolitiquement. Dans mon livre « Strategy for action », je fais la distinction entre l’équilibre des puissances nationales et l’équilibre des passions politiques. Cette distinction, rarement faite, explique les défaites au Vietnam et en Afghanistan : les Vietcongs et les Talibans, même plus faibles, se ralliaient beaucoup plus autour de leurs causes et étaient prêts à payer un prix du sang plus élevé que les populations occidentales. La géographie joue également un rôle dans les calculs politiques : les gens se soucient généralement moins des problèmes se passant loin de chez eux.
La distance compte aussi pour des raisons militaires. Plus une campagne est éloignée, plus le défi logistique et les dépenses y afférant sont importants. Pendant la Seconde Guerre mondiale, les Américains, dans un exploit industriel historiquement inégalé, ont construit 2 751 navires de style liberty de 10 000 tonnes pour former l’épine dorsale d’une énorme chaine d’approvisionnement logistique militaire mondial. L’autre facteur géographique important est la nature maritime ou terrestre d’une campagne. Les marines des puissances maritimes ont moins d’utilité dans les campagnes terrestres, et vice versa pour les armées des puissances terrestres. Ce n’est pas une distinction manichéenne, elle est plus nuancée que cela, mais elle est néanmoins importante pour juger de l’utilité de la puissance maritime ou terrestre.
Armés de ce cadre, nous sommes en terrain plus solide pour examiner la guerre en Ukraine avec une rigueur militaro-stratégique plutôt qu’avec la superficialité politique. Évaluons les participants à la guerre par ordre croissant de puissance.
Fondamentalement, l’Ukraine a commencé la guerre en position de faiblesse. Avec le soutien soutenu de l’OTAN depuis 2014, elle avait formé une grande armée, mais sa capacité industrielle était limitée et elle dépendait d’approvisionnements énergétiques externes, y compris du pétrole russe. Sa position fondamentale est maintenant bien pire, après le ciblage délibéré par la Russie de ses infrastructures industrielles et énergétiques.
L’unité géopolitique de la puissance ukrainienne se dissipe également. La passion politique pour la cause, déjà faible dans les régions ethniquement russes, semble maintenant s’éroder parmi les fatigués de la guerre et les victimes des gangs de rabatteurs de l’armée ukrainienne. Les ultranationalistes resteront sans doute fidèles à leur cause, peut-être jusqu’à une fin apocalyptique, mais mis à part eux, il est facile d’envisager un consensus populaire en chute libre quand l’armée russe roulera vers l’ouest.
Certains disent qu’il est évident que les fondements et l’utilité de la puissance sont calculés de cette manière. Mais ce n’est clairement pas le cas pour les dirigeants américains et européens engagés dans la guerre en Ukraine, qui démontrent, par leurs paroles et leurs actes, qu’ils n’ont pas le moindre soupçon d’une telle compréhension.
Mis à part son bellicisme, l’Europe est fondamentalement faible. Pour se rapprocher des niveaux de capacité industrielle de la Guerre froide, les Européens devront doubler leurs dépenses de défense et dépasser 5% du PIB. En 1986, au point culminant de la guerre froide, la Grande-Bretagne dépensait 6% pour sa défense.
De plus, en tant que premier importateur d’hydrocarbures au monde, avec 12,8 millions de barils par jour de pétrole, la situation de l’Europe est caractérisée par une vulnérabilité énergétique aiguë. La cohésion géopolitique limitée de l’Europe est également en jeu. La Hongrie, la Slovaquie, la Bulgarie et la Serbie ont toujours été sceptiques, la position neutre de l’Autriche est restée nuancée, et le soutien politique d’autres pays, comme l’Italie et l’Espagne, s’affaiblit. Alors que les ressources nationales sont redirigées, loin des dépenses en capital constructif ou en biens de société vers une course aux armements impossible à gagner pour soutenir une guerre perdue, il est difficile d’imaginer comment les choses pourraient s’améliorer.
Fondamentalement, les États-Unis sont plus puissants que l’Europe ou l’Ukraine, mais ce n’est pas si important. Industriellement, le monde entier sait qu’ils ont un problème ; la preuve en est que la logique primaire des taxes douanières est la réindustrialisation du pays. Au niveau de l’énergie, c’est un peu mieux mais loin d’être parfait. Bien qu’exportateurs d’hydrocarbures raffinés, les États-Unis restent importateurs nets de pétrole, à hauteur de près de 3 millions de barils par jour.
Plus pertinent, l’Ukraine est loin de la patrie américaine, la base électorale de Trump est généralement contre la guerre et les perspectives de financement du Congrès au-delà de juin sont incertaines. La politique intérieure joue également son rôle. La responsabilité principale du soutien initial des États-Unis à la guerre incombe à l’administration Biden. Mais plus longtemps les Etats-Unis resteront coincés dans la mangrove ukrainienne, plus l’administration Trump risque d’en assumer le blâme.
La Russie, quant à elle, démontre sur le champ de bataille la valeur analytique du calcul de l’équilibre des puissances. Mobilisée industriellement pour son « opération militaire spéciale« , la production russe d’obus de 155 mm est supérieure à celle des États-Unis, des Européens et des Ukrainiens réunis. Le pays est aussi une superpuissance en hydrocarbures, totalement indépendante énergétiquement et qui regarde avec perplexité les Européens accélérant leur suicide industriel en appliquant des sanctions contre l’énergie russe leur revenant comme un boomerang. La cohésion géopolitique de la Russie est également claire. Puissance terrestre majeure, elle opère sur des lignes logistiques intérieures qui sont ses atouts. Politiquement, les Russes pensent mener une guerre existentielle contre un Occident expansionniste. Dès 2008, le télégramme diplomatique « Nyet means Nyet » [Non veut dire non] de Bill Burns expliquait que l’expansion de l’OTAN était considérée comme un problème « névralgique » par tous les Russes et pas seulement par Poutine. Ils défendent donc l’existence de la Russie et les chiffres d’approbation politique de 85% de Poutine reflètent l’engagement de son peuple à la victoire.
Implications : La Russie mène le jeu.
Et alors ?
Selon cette analyse, l’équilibre des puissances – sur le champ de bataille et à la table des négociations – favorise largement la Russie. Malgré cela, les dirigeants européens – avec le soutien réduit des Américains – semblent croire que c’est aux perdants de dicter les conditions du cessez-le-feu ou de la reddition. Puis protestent bruyamment quand ni la situation ni Poutine ne veulent les suivre. En temps de guerre, ce sont les vainqueurs qui dictent les conditions, et cette guerre se terminera en grande partie aux conditions de la Russie. Bien que les propagandistes essaieront sans aucun doute de présenter cela comme autre chose qu’une défaite de l’OTAN, cela ne servira à rien, car telle sera la situation sur le terrain.
Mieux vaut reconnaître et accepter cette inévitabilité stratégique, faire preuve d’une certaine humilité politique européenne et commencer, enfin, à travailler de manière constructive avec les Américains et les Russes. Afin que nous puissions, à notre tour, aborder la question immédiate la plus importante pour nous tous. La guerre se terminera-t-elle plus lentement, brutalement et coûteusement, sur le champ de bataille ? Ou plus rapidement, humainement et à moindre coût à la table des négociations ?
Si nous reconnaissons le manque relatif de puissance de l’Occident et acceptons les réalités géopolitiques sur le terrain, nous, Européens, pouvons commencer à faire une différence positive, plutôt que de chercher à nous accrocher à notre récit politique raté et à retarder l’inévitable.
Nos appels continus à la Russie à accepter des conditions que l’Occident est incapable d’imposer devraient cesser. Nous devrions modifier notre position sur les principes fondamentaux de la négociation. La Russie aussi a des intérêts légitimes en matière de sécurité. Pousser l’OTAN aux frontières de la Russie tout en ignorant volontairement leurs intérêts était forcément susceptible de conduire à un conflit. La diplomatie met fin aux guerres ; ce qui signifie que les dirigeants européens commencent à parler personnellement à Poutine et aux ministres des Affaires étrangères Lavrov, et essaient de mieux comprendre de première main ce qu’eux et tous les Russes veulent.
Cette dernière question ne devrait pas être trop difficile car les Russes nous disent ce qu’ils veulent depuis au moins trois ans. Fondamentalement, ils recherchent une solution sécuritaire qui élimine la cause première de la guerre et conduit à une paix à long terme sur le continent européen. Lorsqu’il y aura un large accord sur la manière d’y parvenir, alors – et seulement alors – ils seront prêts à parler d’un cessez-le-feu. Et commencer à mettre fin à la destruction catastrophique des infrastructures ukrainiennes, à la perte de vies russes et ukrainiennes supplémentaires et à la gabegie de fonds européens, alors que beaucoup déjà ont été gaspillés.
En 1965, le général Andres Beaufre déclarait « À la guerre, le perdant mérite de perdre car sa défaite est due à des échecs de réflexion avant ou pendant la campagne. » Je suis d’accord. Cela peut aller à l’encontre de la pensée européenne conventionnelle, mais l’histoire montrera bientôt qu’avec les Américains, nous, Européens, portons une responsabilité substantielle dans cette guerre et dans la défaite de l’OTAN. Avec une réflexion stratégique compétente, nous aurions pu éviter cette guerre en premier lieu. Avec une réflexion compétente sur l’équilibre des puissances, nous pourrions – et devrions – maintenant aider à y mettre fin plus rapidement et de manière humaine.
Steven Jermy
Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone.