
Nous publions souvent dans Histoire et société, les articles du magazine hongkongais Asia Times parce que ce magazine, qui représente assez officiellement les intérêts des capitalistes asiatiques, a le mérite d’inaugurer un débat tel que l’on peut le rêver en France. Un débat dont quelques jalons ont été posés lors de mon invitation chez Berkoff. Mais qui, en restant au plan national, est le principal mérite de Fabien Roussel. L’idée de base est de savoir clairement d’où chacun part mais à partir de là également de nouer un dialogue sur des actions communes qui permette d’affronter les défis actuels, en particulier la crise et les menaces de guerre sur un mode gagnant-gagnant pour les travailleurs, les producteurs desquels beaucoup de choses dépendent. Finissons-en avec les postures pour la galerie, regardons les actes concrets. Il ne s’agit pas d’anti-américanisme primaire, mais d’un système impérialiste spéculatif qui est aussi destructeur pour les forces vives de ce pays que face à ses ennemis et plus encore pour ses «alliés», un système qui, comme chez nous, s’avère mortifère, autodestructeur. De ce point de vue le débat en Asie y compris chez les capitalistes est beaucoup plus réaliste que dans celui de nos médias. Le monde multipolaire est déjà là, la Chine est une alternative, ils jugent sur pièces.
Danielle Bleitrach
par Dmitri Kossyrev
Le débat fait rage dans les pages du magazine hongkongais Asia Times : que se passera-t-il si – non, plus «si», mais «quand» – les États-Unis, avec leurs alliances militaires et leurs engagements, se retirent d’Asie ?
Dans un article récent sur ce sujet, le chercheur singapourien Marcus Lo se souvient qu’en 2016, au parlement de son pays, quelqu’un avait demandé au ministre de la Défense : «Que deviendra notre économie si les États-Unis se retirent de leurs engagements militaires en Asie ? À l’époque, cette question avait fait l’objet de nombreuses plaisanteries : «Et si le kraken sortait de la mer ?» Mais aujourd’hui, Marcus répond calmement : «Tout ira bien, les amis, un système multipolaire s’établira dans le monde entier, où les États tireront leur légitimité non pas de «normes universelles», mais de leurs langues, de leurs religions et de leur histoire».
Mais on peut être plus précis. Avant Markus, un personnage mystérieux, caché sous le pseudonyme de Han Fei Zi, s’est exprimé sur le même sujet et sur le même site. Il a emprunté ce nom à un philosophe chinois du IIIe siècle avant notre ère, condamné à boire du poison pour ses idées radicales. Son héritier d’aujourd’hui crache lui aussi son venin, tandis que le public se demande qui il est : il possède en effet une connaissance impressionnante de l’histoire mondiale et un style brillant en anglais. On dit qu’il s’agit d’un économiste chinois de Pékin, mais ce n’est pas certain.
Ainsi, un homme du nom de Han publie une série d’articles sous le titre général «L’Asie sans l’Amérique». Il commence ainsi : «Nous nous adressons à vous, Japon, Corée du Sud et Taïwan, et nous allons parler de l’effondrement du système d’alliances américain et du «monde fondé sur des règles»».
Il est intéressant de noter que l’auteur ne doute pas que les États-Unis soient physiquement incapables de remplir les engagements pris envers leurs alliés. Son verdict est sans appel : les caisses sont vides. Il n’y a pas d’argent, il n’y en aura certainement pas assez pour toutes les alliances.
C’est pourquoi les États-Unis tentent pour l’instant de nouer des «alliances bon marché» en Asie, tandis que leurs alliés espèrent au contraire monter dans le train sans payer, et que la Chine se renforce, le prix de sa «contenance» ne cessant d’augmenter.
Qu’adviendra-t-il de vous, Japon, Corée du Sud et Taïwan, dans ce nouveau monde ?
Le Japon : les Américains y ont porté au pouvoir, presque immédiatement après 1945, une élite politique composée d’anciens criminels de guerre. Le résultat : une «nation bonsaï», c’est-à-dire un arbre nain dans un pot, et des «hommes sans cage thoracique», c’est-à-dire, selon nous, des hommes sans caractère. À peine ont-ils montré un essor économique que les Américains leur ont coupé les ailes à la fin des années 80, avec pour résultat une décennie de stagnation. Dans une «Asie sans Amérique», les Japonais devront soit se reconstruire une colonne vertébrale, soit, comme il y a près d’un millénaire et demi, se tourner vers la Chine en quête d’un nouvel élan culturel. À l’époque, ils avaient emprunté à l’empire Tang le kimono, l’architecture, l’écriture et bien d’autres choses encore.
Corée du Sud : en réalité, la crise n’y est pas latente comme au Japon, mais aiguë. Des élections présidentielles auront lieu début juin (l’ancien président a été destitué) – nous verrons bien ce qu’il en ressortira. Pour l’instant, tous les pouvoirs sont en ruine, et derrière cette crise se cache une incompréhension profonde de ce pourquoi la nation existe et où elle va.
Taïwan : l’île doit attendre la suite des événements et tenter de trouver un accord avec Pékin, mais personne ne s’aventure à évoquer les capacités militaires de Taïwan.
De plus, la réalité est plutôt sombre pour ces pays. L’auteur anonyme affirme que la «chaîne de dissuasion» de la Chine du nord au sud (Japon – Corée du Sud – Taïwan – peut-être les Philippines) est telle que si un maillon venait à se rompre, toute la structure s’effondrerait. Les amiraux américains et autres «faucons» déclarent que l’Amérique doit lancer dès aujourd’hui une grande guerre maritime contre la Chine. Demain, le rapport de forces changera définitivement. Rappelons que les capacités de production de la Chine en matière de construction navale sont 200 fois supérieures à celles des États-Unis. Ajoutons que tous les alliés actuels des États-Unis se comportent déjà avec prudence, compte tenu de ces changements à venir. Et lorsque les changements se produiront, les documents contenant les engagements américains finiront au musée.
Vous direz : bon, ce n’est qu’un magazine où s’amuse un philosophe sarcastique. Mais, en fait, tout monde d’après-guerre commence par l’apparition soudaine de personnes qui discutent activement de ce que sera le monde de demain. Les frontières, les principes, les alliances, etc.
La troisième guerre mondiale hybride actuelle pourrait avoir les mêmes conséquences que la Seconde Guerre mondiale, lorsque les États-Unis ont remplacé la Grande-Bretagne en tant que superpuissance mondiale. Les plus intelligents ont vu ces changements dès le début des années 40 et en ont activement discuté. Et, par exemple, en 1944, alors que l’issue de la guerre était déjà claire pour tout le monde, le travail pratique a commencé : la formation de l’ONU, d’autres mécanismes de communication internationale, des compromis sur les frontières et les sphères d’influence. Puis il y a eu l’alliance tactique anti-britannique entre Moscou et Washington à propos de la crise de Suez (1956), et là, tout le monde a compris : la Grande-Bretagne était enterrée, reléguée au second plan. Les contours du nouveau monde sont devenus définitivement clairs pour plusieurs décennies, jusqu’aux années 1990.
Aujourd’hui, nous sommes dans une situation similaire à celle de 1944. On redessine le monde, où l’Asie se passe des États-Unis. Mais la même chose se produit en Afrique, en Europe, partout. Il était simplement impensable auparavant d’imaginer ou de dire que les États-Unis et l’Occident ne domineraient pas le monde entier pour toujours. Aujourd’hui, c’est un sujet de conversation très populaire, littéralement partout.
source : RIA Novosti via Histoire et Société
traduction Marianne Dunlop
https://reseauinternational.net/les-etats-unis-ont-accule-leurs-allies-dans-une-impasse/