Nos lecteurs connaissent Stéphane Giocanti, biographe de Maurras et de Boutang, de la famille Daudet également, mais aussi romancier et spécialiste autant des littératures d’oc que de littérature japonaise, sans compter qu’il est également l’auteur de la première biographie de TS Eliot. A la tête d’une œuvre déjà considérable, il vient de publier aux éditions de Flore La Commune de Paris – Une investigation politique et historiographique tout à fait passionnante.
Certes, vos centres d’intérêt sont nombreux et toujours traités avec ce mixte de sérieux universitaire et d’esprit littéraire qui font les grands critiques. Mais pourquoi, subitement, cet ouvrage sur la Commune de Paris de 1871 ? Un ancêtre communard peut-être par accident en est-il la raison suffisante ?
Stéphane Giocanti : Mon arrière-grand-père SébastienGiocanti manqua en effet d’être fusillé pour une participationsupposée à la Commune. Le récit familial m’a naturellementintéressé à cette période tragique. Cela dit, depuis des années,je suis agacé par l’aveuglement de ceux qui, catholiques ou non, bernanosiens ou bloyiens, s’inventent une complicité avec la Commune – Bernanos en déforme l’histoire ; quant à Léon Bloy, il fit partie des troupes du général de Cathelineau, prêtes à fondre sur les Communards. En lisant les sept ouvrages historiques les plus répandus sur la Commune, j’ai constaté que la plupart de leurs auteurs pratiquaient la célébration, l’occultation et la déformation. Et j’ai pensé à mon grand-père corse : qu’était-il allé faire dans cette galère ? et qui furent les artisans de cette révolution sociale et politique préparée depuis le mois de septembre 1870 ? Ensuite, j’ai toujours éprouvé un intérêt marqué pour le XIXe siècle, que ce soit sur le plan historique (Napoléon) ou bien littéraire (Mistral, Daudet, jusqu’à Laforgue et Bloy). La Commune vue par les écrivains ne manque pas de relief ; on y trouve les noms de Théophile Gautier, Émile Zola, Ernest Daudet et son frère Alphonse – dont il faut relire « L’histoire de Chauvin », dans les Contes du Lundi. Enfin, depuis mes études en Sorbonne, grâce à Balzac notamment, j’éprouve une fascination certaine pour l’histoire de Paris – une histoire tellement passionnante que Victor Hugo a inventé le quartier Picpus…
Vous dites que la « Commune intervient comme un espaceimaginaire et utopique » : avez-vous voulu rétablir la véritédans ce qui se révèle une imposture à multiples entrées —il y a autant de Communes que de chapelles à gauche ? C’est presque l’histoire d’une historiographie que vous avez tenté de faire.
Il existe en effet plusieurs Communes : pour commencer, cellequi fut appelée dès le 4 Septembre 1870 et qui s’acheva par larépression horrible que l’on sait. Ensuite, il y a les « Communes » récupérées par les Communistes et par les Libertaires, les « Communes » interprétées par les marxistes et par les socialistes. Une histoire de l’historiographie de la Commune reste à écrire ; l’histoire des Versaillais constitue un tabou. Je me suis surtout livré à un travail d’analyse et de réflexion sur un certain nombre de sujets-clés : l’activité des Communards une fois aux postes de commande à Paris, leurs relations avec les Républicains ; le soulèvement fut-il vraiment populaire, comme on l’écrit souvent ? comment la sécession entre Paris et le reste de la France s’est-elle produite ? quelle fut l’attitude des Communards vis-à-vis des Allemands après l’arrêt des combats ? qui a ouvert le feu début avril 1871 : les Versaillais ou les Fédérés ? comment la haine de cette minorité parisienne pour les ruraux s’explique-t-elle ? les Communards étaient-ils aussi patriotes qu’ils voulurent le faire croire ? Peut-on dire que Paris ait brûlé ? Quel fut le rôle de la garde nationale ? celui des ouvriers ? deslibertaires et des internationalistes ? Comment s’explique l’ampleur du massacre final ? Pourquoi la répression apporta-t-elle un « lâche soulagement » ? Mon but dans ce livre a été de dénoncer les contre-vérités et les déformations, mais aussi de saluer le travail des historiens anglais (Serman, Combs),beaucoup plus impartiaux que leurs homologues français.Jusqu’à présent, personne n’avait osé en découdre avec le mythe de la Commune, parce que le massacre final (environ dix mille morts selon Combs) a gelé l’esprit critique. Selon mon hypothèse, les Communards ont attiré sur eux la répression à cause des menaces terrifiantes lancées par leur presse, et parce qu’une pathologie d’imputations abominables, caractéristique des guerres civiles, a affecté les cerveaux des deux camps. Sur le terrain, certains généraux ont décidé du reste. Dans l’histoire de la Commune, liée à la défaite et à un Siège de quatre mois et neuf jours, l’élément psychologique est déterminant. Dans Les Misérables (1862), Hugo dit bien qu’au cours de l’émeute de 1832, les individus reconnus avoir les mains tachées de poudre étaient passés par les armes. En 1871, ce principe peu généreux n’avait pas changé. Quant aux Versaillais, il faut lire le livre magistral de Robert Combs, LaGuerre contre Paris, pour comprendre ce qu’ils furent vraiment. Epuisée, l’armée portait sur elle le poids de la défaite (150 000 morts, plus de 400 000 prisonniers, une trentaine de départements occupés), et certains généraux étaient exaspérés par les rébellions et les insubordinations qui avaient éclaté le 18 mars 1871.
Sans à aucun moment disculper le peu ragoûtant AdolpheThiers, républicain dans l’âme, fossoyeur de Charles X etde Louis-Philippe avant de l’être des Communards, vousmontrez amplement comment la Commune s’est au fondeffondrée sur elle-même en ne suscitant pas l’appui de ceux à qui elle s’adressait : les ouvriers et les classes dites populaires.
Oui, vous touchez là à l’un des grands mensonges en vogue àpropos de la Commune. Jacques Rougerie dit bien qu’au plusfort de son succès, la Commune ne connut pas plus de trois cent mille partisans, sur une ville de 2,2 millions d’habitants. La population ouvrière de Paris comptait alors 455 000 personnes, y compris les emplois industriels. Au Conseil de la Commune, on vit bien siéger des ouvriers (31%), ce que les thuriféraires de la Commune interprètent comme une formidable victoire démocratique. En réalité, la plupart des conseillers changeaient sans cesse de poste, favorisèrent certaines initiatives, mais la plupart étaient incompétents. La situation révolutionnaire de Paris provoqua la faillite de deux cent mille entreprises. Alors que le salaire des ouvriers parisiens avait progressé sous Napoléon III, l’épisode communard provoqua chômage, fermetures et baisse de l’activité. S’il existait 70% d’ouvriers sur les 170 000 fédérés comptabilisés par Cluseret à la mi-mai, cette proportion désignerait 119 000 hommes, soit 26,15% de la populationouvrière de Paris. En vérité, la grande majorité des ouvrierssont restés chez eux, en voyant venir. On est donc loin dumouvement ouvrier célébré par Winock et Azéma. Bien sûr,Trotski vit dans cet épisode lamentable « la page la plus glorieuse dans l’histoire du prolétariat français ». En réalité, je crois qu’il s’agit d’une entreprise d’escroquerie politique de la part des agitateurs révolutionnaires (Blanqui, Louise Michel, Varlin et les autres). Ces utopistes révolutionnaires avaient pour eux la sincérité, mais leur extrême naïveté coûta la vie à tous ceux qu’ils avaient entraînés, hommes, femmes, adolescents et enfants. Le 20 mai 1871, alors que la défaite des Communards était consommée malgré 900 barricades, Delescluze fit sonner encore une fois le tocsin pour rameuter tout Paris : ne vinrent à lui que vingt mille personnes, dont la majorité était des femmes et des enfants. Ce vieil acharné nostalgique de Robespierre les envoya au casse-pipe : ce n’est pas l’image que je me fais d’un héros. À cause de leurs idéaux et de leur désir de venger les morts de juin 1848, les chefs de la Commune ont jeté sur les ouvriers un opprobre dont ils n’avaient vraiment pas besoin. C’est par compassion pour ces ouvriers – dont des Versaillais photographièrent les cadavres de façon indécente, comme des bêtes – que je pousse ce cri de sage colère.
Pensez-vous que votre lecture, décapante, à la fois de laCommune et de son mythe encore vivant, est nécessaire àune époque où la République ne semble plus survivre qu’àtravers l’injonction de ses prétendues valeurs ?
Il me paraît essentiel de réfléchir sur le schéma de guerre civile que comporte la Commune. Car il s’agit d’une faillite collective, et d’une faute française. Les Républicains du 4 septembre 1870, avides de légalité, se sont imposés par un coup de force. Je n’hésite pas à dénoncer l’impéritie des députés monarchistes, pourtant majoritaires, et à reconnaître la dignité d’un personnage comme Eugène Varlin, ancien ouvrier relieur, et bakouninien convaincu. Cela dit, les libertaires, les socialistes, mais aussi les républicains et les monarchistes de l’Assemblée nationale partageaient des valeurs civiques au moins comparables, et un attachement viscéral à la France – même Bakounine parle de patriotisme à un certain niveau. Et j’insiste tout particulièrement sur la nécessité de comprendre l’interdépendance de ceux qui de fait appartiennent au même pays. Cette notion d’interdépendance me semble plus pacifique et raisonnable que le marxisme, qui tend au contraire à durcir les contours de la réalité sociale et économique, et à nourrir les clivages à partir de la matrice de maître et d’esclave. Si l’on comprend l’interdépendance dont je parle, cela signifie que les membres d’un même pays tendront à travailler les uns pour les autres ou dans le respect des autres,produisant alors un bien commun et individuel.
La Commune est née de la défaite de 1870, mais aussi d’unehistoire révolutionnaire qui a rongé une grande partie du XIXesiècle. Après la Révolution de 1789, elle représente une seconde poussée extrémiste de la haine anticléricale et, dans une certaine mesure, antichrétienne. Croyez-vous que ces éléments aient disparu en 2025, quand on constate le saccage de tant d’églises, les profanations – certains vont jusqu’à dire : l’incendie de Notre-Dame, raté en 1871 ? De nouvelles formes d’extrêmes gauches existent aujourd’hui, selon lesquelles le cadre national ne trouve aucune pertinence. Pensant posséder la vérité et la justice contre les oppressions, dominations ou les complots internationaux, elles chercheront à profiter de telle crise politique ou sociale pour s’imposer. Bien sûr, la Commune relève d’un autre temps ; mais les idées restent, et les différentes familles de la gauche sont toujours en quête d’un prolétariat ou, pour les socialistes, de misérables à récupérer. Une partie de l’historiographie ne cesse de présenter l’insurrection de la Commune comme un modèle, une geste héroïque que les enfants auraient à vénérer. À l’école, Louise Michel est désignée comme un exemple, alors qu’elle encouragea à incendier Paris, n’empêcha pas l’assassinat des otages, et développa dans ses livres desconceptions hargneuses et manichéennes. Elle est aujourd’huiun nom de station, que certains professeurs glorifient.