
Par Gérard Leclerc
Naguère, ils s’aveuglaient sur le communisme. Aujourd’hui, ils se fourvoient sur l’islam. Rares sont ceux qui ont ouvert les yeux, comme Jean Birnbaum.
Directeur du Monde des livres, Jean Birnbaum s’est distingué depuis longtemps par sa franchise à l’égard de la famille politique à laquelle il appartient : la gauche. Marx avait parlé d’ « opium du peuple » à propos de la religion. Mais l’auteur du Capital pouvait-il prévoir que lui-même serait à l’origine d’une religion séculière qui aveuglerait au premier chef tous ceux dont la profession consistait pourtant à déchiffrer la réalité : les intellectuels. Ce n’est pas pour rien que Raymond Aron fustigeait « l’opium des intellectuels » en un temps où plusieurs s’affichaient « compagnons de route » du Parti.
Intellectuels sous emprise
Jean Birnbaum, pour sa part, n’a pas subi l’empreinte de la période stalinienne. Il n’empêche qu’il était lui aussi sous emprise, rassuré de son appartenance à une organisation – trotskiste – qui se fondait sur la camaraderie militante, avec l’espoir que « ses livres sacrés permettraient à l’humanité de s’émanciper, un jour, un jour peut-être ». Mais le soir où une amie avoue : « J’étouffe, je voudrais m’en aller », il prend conscience de son aliénation.
Trente ans après, l’essayiste s’attache à tirer la leçon générale de l’errance idéologique de tant de militants qui voulaient changer le monde. Il a pour cela recours à ces grandes figures, qui, en leur temps, ont allié le courage à la lucidité pour s’opposer à l’entraînement totalitaire et dénoncer les crimes dont leur propre camp s’était montré coupable. Parmi eux, Simone Weil et Georges Bernanos. Partie lutter en Espagne du côté républicain, avec tout l’élan de générosité qu’on lui connaît, Simone Weil va se trouver face aux atrocités commises par ses propres compagnons : « Ils tuent pour tuer et un tel climat de haine rend obscènes les déclarations enflammées sur la quête de liberté. » Ce qui va la rapprocher de Bernanos, lui-même révolté par les atrocités du camp nationaliste, est leur commun dégoût pour l’axiome qui veut que la fin justifie les moyens. Ne peut-on aussi suggérer que leur rencontre s’explique par leur perception évangélique du monde ?
Le FLN et l’islam
Jean Birnbaum consacre deux chapitres de son livre à la guerre d’Algérie et à ses suites. L’actualité confère à son évocation un poids particulier. Il y montre qu’une sorte de tabou a complètement dénaturé la perception des réalités de terrain. Les militants de gauche qui avaient soutenu le FLN, en croyant qu’il partageait leurs mêmes aspirations à la justice, n’ont pas voulu voir ce que pourtant ils voyaient, pour reprendre la formule de Péguy : « Dans les années 1960, ils n’avaient pas voulu voir le rôle central de la religion dans le nationalisme du FLN. Trente ans plus tard, quand l’Algérie est livrée aux atrocités islamistes, ils n’y comprendront pas grand-chose. »
Dans un livre précédent, paru en 2017, Un silence religieux. La gauche face au djihadisme (Seuil), Birnbaum avait déjà développé cette thématique de l’ignorance abyssale du phénomène islamique par la gauche française. Le tiers-mondisme qui avait accompagné les luttes de la décolonisation se fondait sur l’idée que les mouvements d’indépendance étaient liés à la tradition occidentale des Lumières, à la Déclaration des droits de l’homme ou encore un socialisme mâtiné de marxisme. Grand fut l’étonnement lorsqu’un Ahmed Ben Bella, premier président de l’Algérie indépendante, déclara que le combat du FLN était totalement inspiré par la volonté d’assumer pleinement l’identité islamique. Une telle cécité n’explique-t-elle pas aujourd’hui ce phénomène étrange que constitue l’islamo-gauchisme de la part de gens qui n’ont toujours rien compris à la nature de l’islam ?
https://www.actionfrancaise.net/2025/11/02/la-cecite-des-intellectuels/