
C’est un lieu commun de la pensée oligarchiste : les retraités Français seraient des profiteurs dont on aurait acheté les votes en leur accordant des pensions bien trop lourdes pour notre pays. Les éditorialistes économiques d’Europe 1 à France Inter, s’accordent presque tous sur le sujet. Pourtant, cette présentation des faits est largement abusive et repose sur des raccourcis.
Des boucs émissaires triplement utiles
L’argumentaire oligarchiste, qui réunit cosmopolite et conservateur, est bien rodé et s’appuie sur des chiffres frappants : les retraités ont une pension équivalente aux revenus des actifs, un des niveaux les plus élevés en Europe, tout comme le poids des retraites dans notre PIB, ils sont davantage propriétaires (70% vs 55% pour les actifs), ils épargneraient davantage (encore que l’INSEE n’est pas formelle dessus) et l’évolution démographique ferait qu’il serait impossible de financer des retraites si élevées à l’avenir. Il faut reconnaître que cela est assez convaincant, et, pour voter en général à l’opposé des retraités, les piliers électoraux du bloc central et de l’UE, je suis plutôt enclin à leur faire payer une juste contribution à notre société. Premier bémol : ces raisonnements en moyenne ont beaucoup de limites.
Mais la première limite, c’est que notre système de retraite n’est pas si déséquilibré que cela si on rentre dans le détail des analyses annuelles du COR. En effet, si le COR continue de nous alarmer sur les déficits à venir, cette alarme repose sur un scénario d’évolution de l’espérance de vie totalement irréaliste. Le scénario central continue à projeter une forte hausse de l’espérance de vie, y compris pour les femmes, alors que depuis 2010, leur espérance de vie stagne. De facto, c’est le scénario plus négatif sur l’espérance de vie qui correspond bien mieux aux évolutions des 15 dernières années de notre démographie. Et selon ce scénario, le régime des retraites resterait proche de l’équilibre, sous l’effet des réformes Touraine et Borne. Mais le déficit projeté vient d’un recul d’un point de PIB des recettes. Quand on veut tuer son chien…. Bref, le déséquilibre projeté repose sur des hypothèses factuellement irréalistes et biaisées.
Bien sûr, leur revenu moyen est équivalent à celui des actifs, mais la France n’est qu’un peu plus généreuse que les autres pays européens, au même niveau que l’Espagne et moins que l’Italie. Et on peut objecter trois arguments. Cette équivalence vient de la baisse plus forte du revenu des actifs (le revenu médian a reculé de 21% depuis 2000 quand les pensions ont baissé d’environ 10% depuis 2012). Ensuite, les réformes des retraites doivent faire baisser de 15% le revenu des retraités par rapport aux actifs selon le COR dans les prochaines années, les ramenant sous la moyenne européenne. Enfin, si la réforme Borne est suspendue, elle n’est pas annulée, et les mesures de gel des pensions d’ici à 2019 vont à nouveau faire reculer leur pouvoir d’achat d’ici à 2030 : la sous-indexation des pensions doit rapporter 6,1 milliards en 2029. Bref, les pensions ne sont pas si géantes, et elles sont structurellement en baisse.
Mais cette guerre des retraites, qui unit les oligarchistes du centre-gauche et ceux de droite a un triple intérêt. D’abord, elle est le énième épisode de division des Français qui peut freiner la constitution d’un front populaire façon Gilets Jaunes qui pourrait renverser les élites en place depuis trop longtemps. En effet, la jeunesse vote bien plus pour les partis anti-système (LFI et RN). En adoptant cette dialectique, le bloc central peut espérer sacrifier son électorat (peu enclin à se tourner vers LFI et le RN) pour regagner la jeunesse avec un discours qui incrimine les boomers et leurs pensions prétendument géantes, payées par la jeunesse. Soit dit en passant, avec 6,9% de cotisations sociales patronales au SMIC (vs 45% au-delà de 2,5 SMICs), les actifs des classes populaires financent déjà peu les pensions des boomers.
Deuxième intérêt : une entreprise de réécriture de l’histoire économique de notre pays sous Macron. Les retraités, qui ont largement voté pour lui, deviennent ainsi les responsables de l’échec économique actuel, ce qui permet d’occulter les débats qu’il devrait y avoir sur l’extraordinairement coûteuse politique de l’offre, et son échec patent, qui se lit dans les statistiques du commerce extérieur. Cette réécriture, si elle peut s’appuyer sur quelques statistiques bien choisis, est pourtant totalement abusive puisque deux réformes majeures ont été votées depuis 2012 : la réforme Touraine et la réforme Borne, qui réduisent fortement les pensions, et que de nombreuses mesures fiscales ou de gel des pensions ont déjà raboté le pouvoir d’achat des retraités. Mais ce faisant, la macronie et l’oligarchie protége la politique de l’offre…
Troisième intérêt : faire avancer l’agenda des retraites par répartition. La France se distingue par un système largement centré sur la répartition. Cela fausse bien des comparaisons, puisque les sommes consacrées aux retraites dans d’autres pays sont finalement comparables aux nôtres, quand on cumule toutes les cotisations et souscription, publique, privée, répartition et capitalisation. Mais le secteur privé voit sans doute dans le marché français un eldorado qui demande à être conquis par la capitalisation, et les frais qui vont avec… La réduction des pensions par répartition est le moyen de développer la capitalisation en complément, un gisement de frais potentiel pour le CAC40. Pas étonnant que les médias des milliardaires et leurs porte-voix se fassent les avocats d’un système qui leur serait très lucratif…
Bref, non seulement les procès faits aux « pensions géantes des boomers » sont exagérés et ne résistent pas à une analyse plus circonstanciée. Les retraités ont été durement mis à contribution et ils vont encore l’être dans les prochaines décennies. Mais surtout, leur procès est trop intéressant pour être honnête dans un moment où les politiques oligarchistes sont en échec et où l’oligarchie y trouve trop d’intérêts…
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