
Il arrive qu’un fait divers fissure la surface tranquille du discours public. L’affaire de Crépol, le meurtre de Thomas, la loi du silence qui s’est abattue sur l’enquête, en font partie. Deux articles récents du Figaro, écrits par Rozenn Morgat, décrivent minutieusement les faits et restituent, avec honnêteté journalistique, les dialogues interceptés, les comportements observés, les hésitations de la justice. Pourtant, ils n’en tirent pas la seule conclusion qui s’impose.
La France n’est plus seulement confrontée à des violences sociales. Elle se trouve devant un affrontement entre deux structures anthropologiques, l’une européenne, façonnée par deux millénaires de christianisme, l’autre afro-musulmane, façonnée par l’islam et par des formes persistantes de solidarité tribale. La cécité médiatique consiste à décrire l’écorce sans examiner le tronc.
Les historiens de la chrétienté occidentale ont montré que l’Europe s’est construite à partir d’une rupture. Au premier rang d’entre eux, Jack Goody et Emmanuel Todd ont souligné que la sortie de la consanguinité, la prohibition des mariages entre proches, l’affaiblissement des clans patrilinéaires et l’invention de la famille nucléaire ont été des phénomènes spécifiquement chrétiens. L’Église, dès le haut Moyen Âge, a détruit systématiquement les structures lignagères qui dominaient encore la société romaine tardive. Elle a imposé un modèle familial où l’individu prime sur le groupe, où le couple fonde une cellule autonome, où le nom ne pèse plus comme une épée sur les destinées.
Ce bouleversement anthropologique a engendré une transformation profonde. Il a permis, selon l’historien allemand Arnold Angenendt, l’émergence de la notion de personne, être responsable, doté de conscience, placé seul devant Dieu. En dissolvant les solidarités claniques, l’Europe chrétienne a ouvert la voie à l’individualisme, à la morale universelle, à la responsabilité personnelle. De là surgira plus tard la séparation progressive entre l’Église et l’État, puis l’institution moderne de l’espace public, où l’individu est supposé s’adresser au pouvoir sans intermédiaire, sans lignage, sans médiation familiale.
Cette mutation a produit une société dans laquelle la loyauté fondamentale ne va plus au clan mais au droit. Un meurtre, même commis par son frère, ne peut être tu. Une injustice ne peut être couverte pour protéger un lignage. L’Europe, par cette lente alchimie religieuse, s’est détribalisée, elle a transmuté la violence des groupes en institutions. Ernest Renan le disait déjà au XIXᵉ siècle, une nation est un plébiscite quotidien, non une lignée. Elle repose sur une adhésion, non sur le sang.
Rien de tout cela ne s’est produit dans le monde musulman. L’islam, comme l’ont montré Marshall Hodgson et Wael Hallaq, n’a jamais rompu avec la structure tribale dont il est issu. Il l’a sacralisée, intégrée au droit, légitimée. La famille élargie reste la cellule fondamentale, le lignage fonde la réputation, l’honneur prévaut sur la vérité, la solidarité verticale prime sur la loi. Dans l’islam sunnite classique, il n’existe aucune instance séparée du religieux, aucune distinction entre l’autorité spirituelle et l’autorité politique. Le croyant n’existe jamais seul, il est pris dans un réseau d’appartenances où la responsabilité individuelle est subordonnée au groupe.
L’historien Bernard Lewis avait relevé que le mot individu n’a pas d’équivalent strict en arabe classique, ce qui dit beaucoup de la structure mentale sous-jacente. En islam, la dissidence individuelle n’a aucune valeur sacrée. L’honneur appartient au clan, la faute déshonore la lignée, la trahison personnelle est impensable. Ce système produit un rapport particulier à la vérité judiciaire. On ne livre pas son frère, on ne trahit pas le groupe, on ne rompt pas l’omerta, car l’homme est d’abord le membre d’une lignée, non une personne autonome.
Lorsque des populations issues de ce monde entrent en masse dans une société façonnée par deux millénaires de détribalisation chrétienne, le résultat n’est pas une harmonisation heureuse. Il est un choc anthropologique, silencieux, profond, inassimilable par les catégories morales de l’espace public européen. L’affaire de Crépol, telle que Le Figaro la rapporte, en est l’illustration nue.
Quatorze jeunes hommes préfèrent risquer la perpétuité plutôt que de nommer un coupable. Ils expriment une solidarité absolue entre eux, plus forte que la loi, plus forte que la justice, plus forte même que le bon sens. Ce n’est pas une criminalité ordinaire. C’est une logique clanique, celle qu’ont étudiée les anthropologues du Proche-Orient, où l’honneur se défend collectivement et où la vérité individuelle n’a aucune valeur sociale.
Les journalistes décrivent cela comme une défaillance sociale. C’est un contresens. Nous sommes en présence d’un ordre parallèle, enraciné dans un autre code anthropologique. L’État français ne comprend pas ce langage, les juges non plus, et la presse conservatrice l’effleure sans jamais en saisir la nature.
La France est devenue un territoire où coexistent deux systèmes mentaux incompatibles. L’un, hérité du christianisme, fonde la nation sur la responsabilité personnelle, la loyauté envers les institutions, la confiance dans le tiers impartial. L’autre, hérité de l’islam, fonde la communauté sur l’honneur du groupe, la défense du clan, la loyauté envers la bande, qu’elle soit réelle ou fictive. Cette divergence n’est pas un détail. Elle façonne la violence, la justice, la cohésion sociale, la perception même du vivre-ensemble.
Les conséquences pour la France de demain sont écrasantes. Une société composée d’individus nés de la longue histoire chrétienne, attachés à la règle, à la transparence, à la vérité judiciaire, se retrouve confrontée à des groupes dont le mode de fonctionnement est tribal. L’individu européen, désarmé par l’effacement de ses structures communautaires et par un universalisme abstrait, fait face à des communautés jeunes, soudées, hiérarchisées, dont la force repose précisément sur ce que la France a abandonné.
Ernst Jünger avait écrit que les peuples vieillissants perdent la capacité de nommer leurs propres dangers. Oswald Spengler avait parlé d’un Occident devenu administratif et sentimental, incapable d’affronter des forces vitales. L’affaire de Crépol l’illustre tristement. La loi du silence n’est pas un fait divers. Elle est un signal anthropologique. Elle montre que la France ne sera plus jamais une nation unitaire fondée sur l’individu. Elle redevient un espace de rivalités entre groupes, où l’État n’est plus arbitre mais spectateur.
Le lendemain sera celui des peuples, non celui des individus. Et la France, si elle refuse encore de voir ce que son propre réel lui montre, marchera vers une fragmentation durable, celle que connaissent toutes les sociétés où coexistent des structures mentales incompatibles. Le temps des illusions s’achève.
Balbino Katz 02/12/2025
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