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culture et histoire - Page 1070

  • «Des héros et des dieux» 2/3

    Tel est pourtant, le secret même du génie grec d'avoir su, par la recherche de la gloire exalter la personne, lui donner la plus vaste aire d'accomplissements qui seront la richesse de la civilisation toute entière. Alors que le médiocre, subissant le déterminisme limite son existence à ses proches et n'apporte rien à quiconque d'autre, l'homme à la conquête de la gloire, à l'écoute des plus exigeantes injonctions de la déesse, va s'élever et, de sa pensée et de ses actions, être un dispensateur de bienfaits bien au-delà du cercle étroit auquel l'assignent les circonstances immanentes.

    L'idéal aristocratique de la Grèce archaïque, ─ que la philosophie de la Grèce classique va universaliser ─, unit ainsi en un même dessein créateur les exigences de l'individu et celles de la communauté, dépassant ainsi la triste et coutumière alternative « politologique » des modernes. Cet idéal dépasse aussi, du même coup, l'opposition entre les tenants de l'universalisme et ceux de l'enracinement. La hauteur ou le faîte éblouissant de l'Universel qui se balance au vent garde mémoire des racines et de l'humus.

    Nous reviendrons, dans la suite de notre ouvrage sur la question des racines et du droit du sol lorsque le moment sera venu d'établir la filiation entre l'idée grecque et la tradition française dans l'immense songe de Pallas qui les suscite avec le pressentiment d'une civilisation ouranienne et solaire. Pour lors, il importe de garder présente à l'esprit cette nécessaire amplitude du regard propre à la poésie homérique et sans laquelle tout dessein poétique et politique demeure incompréhensible. Quelques-uns hasarderont que ces considérations relèvent bien davantage de la poésie que du politique, sans voir qu'il n'est point de politique digne de ce nom, qui ne fût, pour l'ancienne Grèce, ordonnée à la poésie.

    Dès lors que la politique prétend se suffire à elle-même et ne cherche plus dans la poésie la source de son dessein, elle se réduit, comme nous y assistons depuis des décennies, à n'être plus qu'une gestion d'un ensemble d'éléments qui relèvent eux-mêmes exclusivement du monde sensible. Gérer est le maître-mot de nos temps mesquins où l'esprit bourgeois est devenu sans rival, alors que le héros homérique, tout au contraire n'existe que par le refus de cette mesquinerie et l'audace fondatrice à se rebeller contre les « réalités », à se hausser et à hausser sa destinée dans la région resplendissante du Mythe et du Symbole. Alors que le moderne croit faire preuve de pertinence politique en se limitant à « gérer » une réalité dont il peut reconnaître le cas échéant, le caractère déplaisant, le héros d'Homère, obéissant à une autorité supérieure à tous les pouvoirs et toutes les réalités, va s'aventurer en d'imprévisibles épreuves et conquêtes. Tout se joue à la fois dans le visible et l'Invisible, celui-là n'étant que la répercussion esthétique de celui-ci. L'amplitude du regard épique ouvre l'angle de l'entendement jusqu'aux deux horizons humains et divins, qu'il embrasse, disposant ainsi l'âme à reconnaître la grandeur.

    Nul ne méconnaît l'importance des modèles dans la formation des hommes. Le génie grec fut de proposer un modèle exaltant, toujours mis en péril par l’Éris qui nous incite à nous dépasser nous-même. Le moderne qui se fait de la médiocrité un modèle se condamne à devoir céder sans résistance à l’Éris malfaisante, la Querelle inutile, qui traduit toute puissance en moyen d'anéantissement, alors que l’Éris bienfaisante s'exprime en œuvres d'art, en civilités subtiles et ferventes apologies de la beauté.

    Le moderne qui ne tarit pas en déclarations d'intention, pacifistes ou « humanitaires » ne connaît en matière d'expression de puissance que l'argent qui fait les armes et peut-être qu'en dernière analyse, au-delà des confusions nationales et idéologiques, les guerres modernes ne sont-elles rien d'autre que des guerres menées par des hommes armés contre des hommes, des femmes et des enfants désarmés, selon des finalités purement instinctives et commerciales. Telle est la conséquence de la négation de l'idéal chevaleresque, que l'on récusait naguère encore pour avoir partie liée à la violence !  Or, les codes d'honneur de l’Épopée et des Chansons de Geste furent précisément une tentative de subjuguer la brutalité à des fins plus nobles, de changer autant que possible l’Éris néfaste, destructrice, en Eris généreuse, prodigue de dons et de protections à l'égard des plus faibles. Nier cet idéal chevaleresque, sous prétexte qu'il traitât de la violence, revenait à se livrer à l'hybris de la violence pure.

    La persistance à méconnaître cette erreur d'interprétation ne fut point sans verser les sciences humaines « démocratiques » dans l'ornière où nous les trouvons. La méditation de la source grecque nous préservera déjà d'interpréter les notions politiques à rebours de leur étymologie. La démocratie, que peut-elle être d'autre sinon très-exactement le pouvoir du Démos ? Le respect de la personne humaine, de ses libertés de penser et d'être, auxquels on associe, fort arbitrairement, le mot de démocratie n'est pas davantage inscrit dans l'étymologie que dans l'histoire de la démocratie. Croire que le pouvoir du plus grand nombre est par nature exempt d'abominations est une superstition ridicule que ne cesse de démentir, hélas, la terrible histoire du vingtième siècle. Mais les hommes en proie aux superstitions ont ceci de particulier que le plus éclatant démenti ne change en rien leur façon de voir, ou, plus exactement, de ne pas voir. La forme moderne de la superstition est l'opinion que l'on possède et que l'on exprime, entre collègues, au café ou le jour des élections un peu partout, et dont il va sans dire qu'elle est, du point de vue qui nous intéresse ici, sans aucune valeur.

    Insignifiante par définition, l'opinion relève de la croyance mais d'une croyance imposée de l'extérieur et d'ordre presque mécanique. L'individu moderne possède l'opinion précise qui le dispensera le mieux d'être livré à l'exercice difficile de la pensée. Nous savons, ou nous devrions savoir, depuis Platon, qu'avoir ses opinions c'est ne pas penser. Ce n'est pas même commettre une erreur, se fourvoyer, succomber à quelque maladresse fatale, ─ c'est tout simplement consentir à ne pas tenter l'aventure de la pensée. On peut à bon droit reprocher à certaines formes de démocratie d'avoir favorisé de façon démesurée cette outrecuidance de l'opinion, cette prétention de la non-pensée à s'ériger en doctrine. Et il n'y a pas lieu de s'étonner outre mesure que la plus ancienne démocratie connue fît condamner Socrate, auteur de tant de subtiles maïeutiques ! Si la formulation, et la mesure quantitative des « opinions » suffisent à créer une légitimité, toute autre forme de pensée ne saurait en effet apparaître que rivale et dangereuse.

    Le système parlementaire a ses vertus mais l'idéologie démocratique demeure, elle, singulièrement menaçante à l'endroit de toute pensée qui prétend à trouver sa légitimité non point en quelque fin utile mais dans son propre parcours infini. Le Voyage d'Ulysse accompagne dans l'invisible celui qui tente d'échapper à la tyrannie de l'Opinion. L'interprétation infinie du monde, héroïque et poétique, débute avec cette délivrance. L'idéologie démocratique se propose à travers ses sciences humaines, positivistes ou matérialistes, comme une explication totale du monde et de l'homme, ─ explication totale d'autant plus facile à formuler, et à promouvoir, qu'elle se fonde sur la négation du haut et du profond et réduit le monde à la platitude de quelques schémas. A cette outrecuidance de l'explication, l'épopée oppose le génie de l'interprétation infinie, la science d'Hermès-Thot : l'herméneutique. Il n'est pas vain de redonner à ce terme passablement galvaudé sa consonance mythique, sans quoi il se réduit à ne recouvrir que d'assez fastidieuses gloses universitaires ! Or, on ne saurait concevoir de philosophie politique dans la méconnaissance de la forme d'intelligence qu'elle tend à favoriser.

    L'humanitas, en politique, consiste d'abord à tenir pour important ce qu'il advient de la nature humaine, quels types d'hommes tendent à apparaître ou disparaître et dans quelles circonstances. Autant de questions que les gestionnaires modernes refusent en général de se poser. Les modèles n'en demeurent pas moins opératoires, et particulièrement, les pires d'entre eux. Les modèles du moderne sont à la fois dérisoires et inaccessibles ; ils ne mobilisent son énergie que pour l'illusion : la copie d'une réalité sensible qui elle-même n'advient à l'entendement que sous la forme d'une opinion : d'où l'extraordinaire prolifération des écrans, avec leurs imageries publicitaires. A cet assujettissement au degré le plus inférieur du réel, à savoir la copie de l'immanence, l'areté homérique, tout comme l'Idée platonicienne, ─ qui n'est autre que sa formulation philosophique ─, oppose le désir du Haut, de l'Ardent et du Subtil. A ces grandes âmes le monde sensible ne suffit pas. Au-delà des représentations, des ombres, des copies, des simulacres, l'âme héroïque entrevoit une présence magnifique, victorieuse de toute temporalité et de tout déterminisme, et de laquelle elle désire amoureusement s'emparer.

    La veulerie, la laideur, la lourdeur, ─ tout ce qui rend impossible la résistance au Mal ─, que sont-elles sinon ces qualités négatives qui indiquent l'absence de la grandeur d'âme ? Celui qui ne désire plus s'élever vers les régions resplendissantes de l'Idée, c'est à la lourdeur qu'il s'adonne. L'individualité vertigineusement égocentrique des modernes, dont témoigne la disparition de l'art de la conversation, ne change rien au fait que, par leur matérialisme, qui n'est rien d'autre qu'un abandon à la lourdeur, et leurs opinions qui ne considèrent que les représentations du monde sensible, ─ qu'ils s'abusent à croire « objectives » ─, les modernes s'éloignent de la possibilité même de l'Art.

    Morose, brutal, mécanique et lourd, le moderne ne laisse d'autre choix à celui qui veut être de son temps qu'entre l'hybris technologique ou l'intégrisme religieux ou écologique qui ne sont que l'avers et l'envers d'un même nihilisme. Après avoir perdu toute foi et toute fidélité et, par voie de conséquence, la force créatrice nécessaire au dessein artistique, le moderne ressasse ses dévotions à l'idole morne de l'Utile. Que la personne humaine eût une vertu propre et qu'il fût de son devoir  de l'illustrer en œuvres de beauté, ces notions-là sont devenues à tel point étrangères que toutes les idéologies récentes peuvent se lire comme des tentatives, à l'encontre de la philosophie platonicienne, de maintenir le plus grand éloignement possible entre la morale et l'esthétique. Tout conjure en cette fin de siècle pénombreux où nous nous trouvons à faire de nous de simples objets d'une volonté elle-même sans objet. L'idolâtrie de la prouesse technique, réduite à elle-même dans une souveraineté dérisoire n'est pas sans analogie avec la morale puritaine qui prétend se suffire à elle-même, en dehors de toute référence au Beau et au Vrai.

    Le moralisme intégriste, dont l'expression directe est le crime, rejoint le moralisme technocratique qui profane le monde de fond en comble. Le monde moderne qui tant voulut confondre la juste mesure avec la tiédeur, se trouve désormais en proie au pouvoir exclusif des profanateurs. Loin d'être un quelconque retour aux temps anciens, l'intégrisme serait bien plutôt un des accomplissements ultimes de la modernité.

    L'éloignement du Songe de Pallas et de l'idéal aristocratique, nous livre à ces irrationalités farouches. Certains s'effarent de l'extension, dans nos univers urbains et bourgeois, des superstitions les plus aberrantes. Le New-Age, les marabouts, les pratiques occultes les plus répugnantes, gagnent un nombre croissant d'adeptes dont les existences bourgeoises, impliquant l'usage quotidien de techniques dites « avancées » paraissent livrées sans défense à de monstrueuses déraisons. Telles sont quelques-unes des conséquences de la « déconstruction » du Logos platonicien. La haine de la métaphysique, quand bien même elle use à ses débuts d'arguments « rationalistes » a pour conséquence fatale la destruction de la Raison, ─ celle-ci n'étant qu'une réfraction de l'Idée et du Logos. La réfutation de toute hiérarchie métaphysique, la volonté acharnée de réduire l'angle de l'entendement humain au seul domaine du sensible, la négation de l'objectivité du monde métaphysique, la réduction des royaumes de l'âme à quelque « inconscient » psychanalytique contribuèrent de façon décisive à saper le fondement même de la Raison qui n'est jamais que l'instrument de la métaphysique en tant que science de l'Universel. Les généticiens nazis, les informaticiens qui font « marabouter » leurs entreprises expriment la déraison d'une modernité scientifique qui est à l'origine des plus abominables possibilités de manipulation de l'être humain. Désormais les Titans règnent sans partage. Mais à quelques-uns d'entre nous les dieux dissimulés dans les profondeurs vertigineuses et éblouissantes de l'Ether font signe.

    Nous sommes de ceux qui croient qu'un Grand Songe peut seul nous sauver de cette terrible déraison qui envahit tout. Seule la célébration d'un Mystère nous rendra aux sagesses sereines du Logos, ─ et nous montrerons, dans la suite de cet ouvrage, que ce Mystère ne saurait plus être qu'un Mystère français. Que la philosophie politique, selon la terminologie française, fût d'étymologie grecque suffit à justifier notre déférence pieuse au Songe de Pallas. La « polis » grecque contient ces deux notions de Cité et d’État que la Monarchie saura concilier avec les bonheurs et les malheurs que l'on sait.

    Pallas n'en doutons pas veille sur les beaux accomplissements de la Monarchie française. L'alliance du mystère et de la raison, la beauté propre à cette double clarté qui donne aux choses leur relief et leur profondeur me paraît du privilège des cultures grecques et françaises. Les exégètes modernes, qui vantent la clarté française et la raison grecque semblent ignorer avec application les prodigieuses arborescences métaphysiques dont elles sont issues. Ils ne veulent gloser que sur certains effets et dédaignent le rêve immense où ils prennent place.

    Redisant l'importance de la beauté du geste et l'éternité irrécusable du plus fugace lorsqu'il illustre la fidélité à une souveraineté qui le dépasse, le Songe de Pallas nous rend la Raison en nous délivrant du rationalisme. La distinction entre la raison et le rationalisme paraîtra spécieuse à certains. Elle n'en tombe pas moins sous le sens. Car la raison digne de ce nom s'interroge sur elle-même : elle est Raison de la raison, quête infinie alors que le rationalisme n'est qu'un système qui soumet la pensée à une opinion. Le rationalisme est le sépulcre de la haute raison apollinienne qui ordonne les bienfaits, établit d'heureuses limites et œuvre en ce monde sensible selon la Norme intelligible. Or, Apollon qui, selon la thèse de Nietzsche est le dieu de la mesure est aussi le dieu de la sculpture et du rêve. La forme de la beauté qui s'inscrit dans le paysage qui définit l'espace par ses figures mythiques et ses orientations symboliques, affermit la raison alors même qu'elle invite au rêve.

    Mais de quelle nature est au juste ce rêve qui nous délivre ? A quel règne appartient-il ? Quels sont ses privilèges et ses vertus ? Le consentement à une pensée qui n'exclut point les hiérarchies du visible et de l'Invisible, les imageries poétiques de la hauteur et les mathématiques subtiles des lois célestes nous inclinent à voir dans le sentiment qu'éveille en nous le Songe de Pallas, un assentiment primordial à la légèreté.  Il serait bien vain de se référer aux mythologies anciennes si nous n'étions plus à même d'en éveiller en nous d'intimes résonances. Le seul nom de Pallas-Athéna intronise dans notre âme un règne victorieux de la pesanteur. L'exactitude intellectuelle que requiert la déesse nous ôte la possibilité de l'abandon à la veulerie de l'informe. Tel est sans doute le secret de l'euphorie rêveuse qu'éveille sa présence en nous. Car le Songe que Pallas éveille en nous est tout d'abord un envol, et de cet envol nous tiendrons, jusqu'aux étincelantes armes de la raison, la connaissance de la dimension verticale du monde qui est le principe même de toute connaissance métaphysique.

    La limite du pouvoir qu'exercent les utilitaires et les puritains est la limite de tout pouvoir. Le pouvoir aussi hypertrophié soit-il n'a de pouvoir que sur le pouvoir : l'autorité lui échappe, qui incombe elle, de la résolution que suscite en nous l'intervention de Pallas. Autant dire, d'ores et déjà, que nous n'aurons de cesse d'avoir redonné à notre résolution les formes que lui mérite son inspiratrice ! Qu'il soit bien entendu qu'il ne sera plus jamais question de céder si peu que ce soit de ce qui nous appartient aux Barbares. Face à la permanente apologie de l'informe nous ne serons pas sans fierté de paraître quelquefois intolérants. Que l'on renonce à nous vouloir bienveillants à l'égard du vulgaire ou du lourd ou disposés à leur trouver quelque excuse ! Nous voyons en l'idéologie de l'équivalence du tout avec n'importe quoi le signe de cette confusion qui, si nous n'y prenons garde, nous asservira aux pires idoles.

    C'est au plus bas que les choses bonnes et mauvaises se confondent et c'est au plus haut qu'elles s'unissent après être passées par l'équateur des plus nettes distinctions. Feindre de croire que les distractions de masse et la publicité puisse être équivalentes de quelque façon aux poèmes de Scève ou de Mallarmé revient à donner aux premières une insupportable éminence. L'état de fait qui, dans nos sociétés de masse revient à accorder plus d'importance aux expressions rudimentaires et barbares, est-il encore nécessaire de s'y soumettre au point de leur trouver, par surcroît quelque légitimation « intellectuelle » ? Faut-il toujours ajouter au pouvoir déjà abusif par lui-même l'abus incessant de nos obséquiosités de vaincus ? Telle est pourtant l'attitude d'une grande majorité de nos intellectuels qui assistent de leurs applaudissements l'extinction progressive de toute intellectualité. Nous sommes sans hésiter de ces élitistes affreux qui tiennent en mépris les amusements du plus grand nombre. Nous sommes avec enthousiasme les ennemis des « intellectuels », ─ que Péguy sut traiter comme il convient, ─ dont le parti pris démocratique n'est autre qu'une lâche approbation de la force effective du plus grand nombre.

    À suivre

  • «Des héros et des dieux» 1/3

    Toute science politique qui s'écarte ostensiblement de l'humanitas suscite en nous une juste aversion. Nous redoutons et nous repoussons les théories dont nous devinons qu'elles peuvent abonder dans le sens de la barbarie. Mais sommes-nous pour autant à même de comprendre ce qu'est au juste cette humanitas dont nous nous réclamons ? Pourrons-nous encore longtemps tirer les conséquences d'une idée dont l'origine s'assombrit dans un oubli de plus en plus profond ? Que savons-nous, par exemple, du dessein de la Grèce archaïque et classique qui fut à l'origine des sciences et des arts que l'on associe habituellement à la notion d'humanitas ?

    Il est fort probable que cette notion d'humanitas, telle qu'elle fut comprise autrefois diffère bien davantage encore que nous ne pouvons l'imaginer de l'humanité, de l'humanitarisme voire de l'humanisme tels que nous les envisageons depuis deux siècles. Peut-être même notre « humanité » est-elle devenue plus étrangère à l'humanitas que ne le sont aux modernes occidentaux les chamanismes et les rites archaïques des peuplades étrangères. La médiocrité à laquelle nous consentons, le dédain que nous affichons à l'égard de notre littérature, de notre philosophie et de notre style, ne sont-ils point le signe d'une incompétence croissante à faire nôtre une notion telle que l'humanitas ? Quelques-uns d'entre nous, certes, font encore leurs humanités, d'autres entreprennent de louables actions « humanitaires » mais il n'est pas certain que les uns et les autres fussent encore fidèles, si peu que ce soit à l'humanitas.

    Que fut au juste pour les Grecs des périodes archaïques et classiques, être humain ? Quel était le site propre de cette pensée de l'humain ? Était-ce, comme dans nos modernes sciences humaines, la réduction du monde à hauteur d'homme ? Certes non ! Il suffit de quelques vagues remémorations de l'épopée homérique pour convenir qu'il n'est de destinée humaine qu'orientée par l'exemplarité divine. Les dieux sont des modèles, quelquefois faillibles mais non moins impérieux et ils entraînent l'aventure humaine dans un jeu de ressemblance où le visible et l'invisible, le mortel et l'immortel s'entremêlent : et c'est ainsi qu'est formée la trame du monde.

    L'humanitas pour les anciens n'excluait donc nullement quelque oubli de soi, en tant que pure existence immanente. S'il était donné à l'humain de côtoyer le monde divin et ses aléas prodigieux et parfois indéchiffrables, ce n'était certes point pour s'imaginer seul au monde ou réduit à quelque déterminisme subalterne. L’Épopée nous renseigne mieux que tout autre témoignage : l'aventure humaine, l'humanitas, obéit à la prédilection pour l'excellence conquise, au dépassement de soi-même, au défi lancé sous le regard des dieux, à la condition humaine. Être humain, dans l’Épopée, se mesure moins  en termes d'acquis que de conquête. La conscience elle-même est pur dépassement. Cette verticalité seule, issue des hautes splendeurs divines, nous laisse une chance de comprendre le monde en sa profondeur, d'en déchiffrer la trame auguste.

    Ulysse est l'exemple du héros car son âme songeuse, éprise de grandeur est à l'écoute des conseils et des prédictions de Pallas-Athéna. Âme orientée, l’Âme d'Ulysse est elle-même car elle ne se contente point du déterminisme humain. Elle discerne plus loin et plus haut les orées ardentes de l'invisible d'où les dieux nous font parvenir, si nous savons être attentifs, leurs messages diplomatiques.

    Le Bouclier d'Achille, ─ sur lequel Héphaïstos a gravé la terre, la mer, le ciel et le soleil ─, est le miroir du monde exemplaire. Par lui, le héros qu'il défend sait comment orienter son attention. L'interprétation du monde est l'objet même du combat, car il n'est point de connaissance sans vertu héroïque. Toute Gnose est aristéia, récit d'un Exploit où le héros est en proie à des forces qui semblent le dépasser. La vertu héroïque est l’areté, la noblesse essentielle qui confère la maîtrise, celle-là même dont Homère donne l'exemple dans son récit. C'est aussi grâce à cette maîtrise, que, selon l'excellente formule de l'éminent helléniste Werner Jaeger, « Homère tourne le dos à l'histoire proprement dite, il dépouille l'événement de son enveloppe matérielle et factuelle, il le crée à nouveau. »

    Cette recréation est l'essence même de l'art d'être. L'histoire n'est faite en beauté que par ceux qui ne se soumettent pas aux lois d'un plat réalisme. Il n'est rien de moins « naturaliste » que l'idéologie grecque. La Nature pour Homère témoigne d'un accord qui la dépasse, et le nom de cet accord n'est autre que l'Art. L'aristéia, l'éthique chevaleresque ne relèvent en aucune façon de cette morale naturelle à laquelle nos siècles modernes s'efforcent en vain de nous faire croire.  « Pour Homère et pour les Grecs en général,poursuit Werner Jeager, les limites ultimes de l'éthique ne représentent pas de simples règles d'obligation morale : ce sont les lois fondamentales de l’Être. C'est à ce sens des réalités dernières, à cette conscience profonde de la signification du monde, ─ à côté de laquelle tout "réalisme" paraît mince et partiel ─ que la poésie homérique doit son extraordinaire pouvoir ».

    Échappant au déterminisme de la nature par les profonds accords de l'Art qui dévoilent certains aspects des réalités dernières, le héros grec, figure d'exemplarité, confère aussi à sa propre humanité un sens tout autre que celui que nous lui donnons dans notre modernité positiviste. L'humanité, pour Homère, pas davantage que pour Platon, n'est une catégorie zoologique. L'homme n'est pas un animal amélioré. Il est infiniment plus ou infiniment moins selon la chance qu'il se donne d'entrer ou non dans le Songe de Pallas.

    Il n'est pas certain que l'anthropologie moderne fût à même de saisir au vif de son éclat poétique et héroïque cette idée de l'humain dont l'âme est tournée vers un message divin. Cette idée récuse à la fois les théories de l'inné et les théories de l'acquis qui se partagent la sociologie moderne, ─ et ne sont que deux aspects d'un même déterminisme profane ─, pour ouvrir la conscience à de plus glorieux appels. L'homme n'est la mesure que par les hauteurs et les profondeurs qu'il conquiert et qui appartiennent à d'autres préoccupations que celles qui prévalent dans l'esprit bourgeois.

    Or, celui qui ne règne que par la force brute de l'argent a fort intérêt à nier toute autre forme de supériorité et d'autorité. Nul ne profite mieux de la disparition des hiérarchies traditionnelles que l'homme qui exerce dans l'ordre du pouvoir de l'état de fait. Il n'en demeure pas moins que, dans la médiocratie, il y a d'une part ceux qui profitent de l'idéologie de la médiocrité et d'autre part ceux qui y consentent et la subissent, faute de mieux. Mais dans un cas comme dans l'autre chacun tient pour fondamentalement juste et moral de dénigrer toute autorité spirituelle, artistique ou poétique, tout en subissant de façon très-obséquieuse le pouvoir dont il dépend immédiatement. Il n'y a là au demeurant rien de surprenant ni de contradictoire, la soumission au pouvoir étant, par définition, inversement proportionnelle à la fidélité à l'autorité.

    Soumis au pouvoir, jusqu'à idolâtrer ses représentations les plus dérisoires, le moderne se fait du même coup une idéologie dominante de son aversion pour l'autorité. Cette aversion n'est autre que l'expression de sa honte et de son ressentiment ; honte à subir sans révolte l'état de fait humiliant, ressentiment contre d'autres formes de liberté, plus hautes et plus dangereuses.

    L'autorité légitime, légitimée par la vertu noble, l'areté au sens grec, est en effet l'apanage de celui qui s'avance le plus loin dans les lignes ennemies, le plus loin au-delà des sciences connues et des notions communément admises. Au goût de l'excellence dans le domaine du combat et des arts correspond l'audace inventive dans les sciences et dans la philosophie. Si nous voyons le moderne, ─ peu importe qu'il soit « libéral » ou « socialiste », « démocrate » ou « totalitaire », dévot de l'inné ou de l'acquis ─, si peu inventif, hormis dans le domaine des applications techniques et utilitaires, il faudra admettre que le modèle sur lequel il calque son idée d'humanité le prédispose à une certaine passivité et à une indigence certaine.

    Le simple bon sens suffit à s'en convaincre : une idéologie déterministe ne peut que favoriser les comportements de passivité et de soumission chez les individus et entraîner la civilisation à laquelle ils appartiennent vers le déclin. L'individu qui se persuade que la destinée est essentiellement déterminée par le milieu dont il est issu ou par son code génétique se rend sourd aux vocations magnifiques. Il se condamne à la vie médiocre et par cela même se rend inapte à servir le Pays et sa tradition. Seule l'excellence profite à l'ensemble. Le médiocre, lui, ne satisfait que lui-même dans ses plus basses complaisances.

    Les principes aristocratiques de la plus ancienne culture grecque nous donnent ainsi à comprendre en quoi nos alternatives, coutumières en sciences politiques, entre l'individualisme et le collectivisme ne valent que dans une science de l'homme qui ignore tout de l’au-delà du déterminisme, si familier aux héros de Homère dans leur exemplarité éducative et politique. Les Exploits, les actions qui témoignent de la grandeur d'âme rompent avec l'enchaînement des raisons médiocres et peuvent seuls assurer en ce monde une persistance du Beau, du Vrai et du Bien.

    La Grèce archaïque et la Grèce classique, Homère et Platon, s'accordent sur cette question décisive : le Beau, le Vrai et le Bien sont indissociables. Les circonstances malheureuses qui prédisposaient Ulysse à faillir à l'honneur sont mises en échec par l'intervention de la déesse. Pallas-Athénée est, dans l'âme du héros, la liberté essentielle, héroïque, divine, qui échappe aux déterminismes, et guide sa conscience vers la gloire, vers l'ensoleillement intérieur.

    Dans cette logique grecque archaïque l'individu ne s'oppose pas à la collectivité, de même que celle-ci n'est pas une menace pour l'individu (ce qui dans le monde moderne est presque devenu la règle). La valeur accordée à l'amour-propre et au désir de grandeur, la recherche de la gloire et de l'immortalisation du nom propres aux héros de la Grèce ancienne excluent toute possibilité de l'écrasement de l'individu par la collectivité, d'autant plus qu'inspirés par le monde des dieux, l'éclat et la gloire du héros le portent dans l'accomplissement même de ses plus hautes ambitions à être le plus diligent serviteur de la tradition dont il est l'élu.

    L'Aède hausse la gloire humaine jusqu'à l'illustrer de clartés divines et lui forger une âme immortelle dont d'autres de ses semblables seront dépourvus, ─ mais dans cette inspiration heureuse, il honorera son Pays avec plus d'éclat et de façon plus durable que s'il se fût contenté d'un rôle subalterne ou indiscernable. L'individu ne sert avec bonheur sa communauté que s'il trouve en lui la connaissance qui lui permettra d'exceller en quelque domaine. Le rapide déclin des sociétés collectivistes modernes montre bien que l'individu conscient de lui-même en son propre dépassement est la source de toutes les richesses de la communauté. Mais le déclin des sociétés individualistes montre, quant à lui, que l'individu qui croit se suffire à lui-même, qui dédaigne le Songe de Pallas et ne conçoit plus même recevoir les biens subtils des anciens avec déférence, amène à un nivellement par le bas, une massification plus redoutable encore que ceux des sociétés dites « totalitaires ».

    Ce monde moderne où nous vivons, ─ est-il seulement nécessaire de formuler quelque théorie pour en révéler l'aspect sinistre ? La médiocrité qui prévaut, hideux simulacre de la Juste Mesure, n'est pas seulement l'ennemie des aventures prodigieuses, elle est aussi, et de façon de plus en plus évidente, le principe d'une inhumanité auprès de laquelle les pires désastres de l'histoire antique paraissent anecdotiques et bénins. Si l'humanitas des anciens fut en effet une création de l'idéal aristocratique, tel que l'illustre l'épopée d'Homère, la médiocrité moderne, elle, engendre une inhumanité placée sous le signe de l'homme sans visage, de l'extermination de masse, du pouvoir absolu et de la haine absolue pour laquelle la fin justifie les moyens dans le déni permanent des fondements mêmes de toute morale chevaleresque. Au Dire, au Logos, et à l'areté qui en est l'expression humaine, le monde moderne oppose le Dédire universel.

    De nos jours, les philosophes ne cherchent plus la sagesse ; ils « déconstruisent ». Les poètes ne hantent que les ruines d'un édifice d'où l'être a été chassé. Les « artistes » s'acharnent à ce que leurs œuvres ne fussent que « matière » et « travail » : et certes, elles ne sont plus en effet que cela. Et tout cela serait de peu d'importance si l'art de vivre et les sources mêmes de l'existence n'en étaient atteints, avec la grâce d'être.

    Les œuvres grecques témoignent de cette grâce qui semble advenir à notre entendement comme dans une ivresse ou dans un rêve. Le royal Dionysos entraîné dans la précise légèreté de son embarcation, dans l'immobilité rayonnante d'un cosmos aux limites exactes, la Korê hautaine et rêveuse, l'intensité victorieuse du visage d'Athéna, nous donnent un  pressentiment de ce que pourrait être une vie dévouée à la grandeur. Mais de même que le concept d'humanité diffère selon que l'envisage un poète homérique ou un sociologue moderne, l'idée de grandeur, lorsqu'elle en vient à prendre possession d'une destinée collective prend des formes radicalement différentes selon qu'elle exprime la démesure technocratique de l'agnostique ou la Sapience du visionnaire.

    Les œuvres de la Grèce archaïque nous apprennent ainsi qu'il n'est de grâce que dans la grandeur : celle-ci étant avant tout la conscience des hauteurs, des profondeurs et des latitudes de l'entendement humain et du monde. Les actions et les œuvres des hommes atteignent à la grâce lorsqu'elles témoignent d'un accord qui les dépasse. Alors que le moderne ne croit qu'à la puissance colossale, à la pesanteur, à la masse, à la matière, la Grèce dont il se croit vainement l'héritier, nous donne l'exemple d'une fidélité à l'Autorité qui fonde la légitimité supérieure de la légèreté ouranienne, de la mesure vraie, musicale et mathématique, du Cosmos qui nous accueille dans une méditation sans fin. C'est par la grâce de la grandeur que nous pouvons être légers et aller d'aventure, avec cette désinvolture aristocratique qui prédispose l'âme aux plus belles inspirations de Pallas.

    La lourdeur presque invraisemblable de la vie moderne, tant dans ses travaux que dans ses loisirs, la solitude absurde dans laquelle vivent nos contemporains entassés les uns sur les autres et dépourvus de toute initiative personnelle, l'évanouissement du sentiment de la réalité immanente, à laquelle se condamnent les peuples qui ne croient qu'en la matière, l'inertie hypnagogique devant les écrans à laquelle se soumettent les ennemis acharnés de toute déférence attentive, ne doit nous laisser ni amers ni indignés : il suffit que demeure en nous une claire résolution à inventer, d'abord pour quelques-uns, une autre civilisation.

    De quelle nature est cette claire résolution ? Aristocratique, certes, mais de façon originelle, c'est-à-dire n'excluant à priori personne de son aventure. La clarté où se déploie cette résolution ne l'exempte pas pour autant du mystère dont elle est issue, qui se confond avec les tonalités essentielles de la pensée grecque telle que sut la définir Nietzsche : le rêve et l'ivresse. Rien, jamais, en aucune façon ne saurait se faire sans l'intervention de l'Inspiratrice qui surgit des rêves les plus profonds et les plus lumineux et des ivresses les plus ardentes. Cet au-delà de l'humain, qui fonde l'humanitas aristocratique, en nous permettant d'échapper au déterminisme et au nihilisme, fait de nous, au sens propre des créateurs, des poètes ; et chacun voit bien qu'aujourd'hui, il ne saurait plus être de chance pour la France  que de se rendre à nouveau créatrice en suivant une inspiration hautaine !

    Grandeur d'âme et claires résolutions

    Sur les ailes de l'ivresse et du rêve, Pallas est l'inspiratrice hautaine qui appelle en nous de claires résolutions.

    Le Songe d'une nouvelle civilité naît à l'instant où nous cessons d'être emprisonnés dans la fausse alternative de l'individu et de la collectivité. Pallas-Athéna, qui délivre Ulysse de sa faiblesse, nous donne l'audace de concevoir la possibilité d'une existence plus légère, plus grande et plus gracieuse, ─ délivrée de la pesanteur dont le médiocre écrase toute chose belle et bonne.

    L'Utilité, qui n'est ni vraie, ni belle, ni bonne, est l'idole à laquelle le médiocre dévoue son existence. L'utilitaire se moque de la recherche du Vrai et de l'Universel et, d'une façon plus générale, de toute métaphysique. Ce faisant, il s'avère aussi radicalement étranger au Beau et au Bien. Conformant son existence au modèle le plus mesquin, le médiocre est le principe du déclin des civilisations. La grandeur d'âme que chante Homère, l'ascendance philosophique vers l'Idée que suscite l'œuvre de Platon, ont pour dessein de délivrer l'homme de la soumission aux apparences et de le lancer à la conquête de l'excellence. L'idéal aristocratique de la Gloire, dont les Grecs étaient si farouchement épris, est devenu si étranger à l'immense majorité de nos contemporains que son sens même et sa vertu créatrice échappent au jugement, toujours dépréciateur, que l'on porte sur sa conquête

    À suivre

  • RAPPEL : SAMEDI 28 JANVIER 2017, À L'OCCASION DE LA SORTIE DU N°11 DES CAHIERS D'HISTOIRE DU NATIONALISME CONSACRÉ AU MSI

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    Bulletin de participation cliquez ici

  • Pour une critique positive

    Ex: http://lesocle.hautetfort.com 

    604070126.jpgPour une critique positive est une œuvre singulière dans la bibliographie de Dominique Venner. Singulière car c’est un texte du Venner combattant politique avant qu’il ne devienne l’historien méditatif que nous connaîtrons par la suite, singulière par ses conditions de rédaction (en prison où l’opposition radicale de Dominique Venner au général De Gaulle l’avait mené), singulière car Venner finira par ne plus reconnaitre cet écrit de jeunesse, singulière enfin parce qu’en faisant ainsi, Venner allait laisser Pour une critique positive acquérir une vie propre et devenir le Que faire de la mouvance nationaliste.

    Structure de l'oeuvre: Pour une critique positive est de ces manuscrits qui n’ont été écrits par personne. L’histoire retient parfois un nom, les textes qu’ils contiennent sont pleins de promesses comme d’avertissements et ils gardent une incroyable actualité quelle que soit l’époque à laquelle ils sont lus. Et si ce sont les textes les plus anciens qui sont les plus prophétiques alors cette règle s’applique parfaitement pour ceux de Venner. Si Pour une critique positive présente cette dimension, c’est qu’il cherche, non pas à faire table rase du passé, mais à mettre fin aux erreurs qui y cantonne le camp nationaliste. Il s’agit de sortir des archaïsmes et de la nostalgie pour rentrer dans une véritable dynamique révolutionnaire. Pour ce faire, l’ouvrage procède comme suit. 1) Mettre à jour ce (et ceux) qui sape(nt) l’avènement d’une révolution nationaliste ; 2) Montrer que cette révolution ne peut se faire sans l’élaboration d’une véritable doctrine nationaliste ; 3) Décrire quelle société cette révolution nationaliste mettra alors en place ; 4) Décrire les moyens par lesquels il faudra mener cette révolution.

    Gwendal Crom pour le SOCLE

    La critique positive de Pour une critique positive au format .pdf

      Ce n’est pas du passé dont il s’agit de faire table rase mais des fausses conceptions et de ceux qui nuisent à la cause, volontairement ou non. C’est ici qu’intervient la dichotomie fondamentale opérée par Dominique Venner entre nationaux et nationalistes. Le premier est un notable ou un suiveur. C’est toujours un tiède, un opportuniste. Le national fort est un traitre dès que cela sert ses intérêts, le national faible est un mouton « voué à être dupé » par le premier.

      Le nationaliste est idéaliste et prêt aux sacrifices sans pour autant tomber dans le fanatisme car il sait cela contre-productif et immature (donc dangereux pour la cause). Avec peu de moyens, par la seule force de ses convictions et de son abnégation, il produit beaucoup (tracts, réunions publiques, démarchages, etc.). Son but est de faire triompher la cause et non de servir ses intérêts.

    Valeurs et ordre aristocratiques

      Que ce soit avant, pendant ou après la révolution nationaliste, Dominique Venner appelle à tout subordonner à la hiérarchie des valeurs aristocratiques. Au sommet de l’organisation révolutionnaire comme de la société de demain ne peuvent se trouver que ceux ayant faire preuve des plus hautes qualités aristocratiques. L’intelligence en elle-même ne saurait donner droit à quoi que ce soit, surtout quand elle sert des intérêts personnels, pas plus que l’argent, pas plus que la culture. Et que les gens de mauvaise foi n’y voient pas une apologie de la violence aveugle, du militant sans le sous et décérébré. Dominique Venner insiste suffisamment sur ce point : c’est le manque de formation, tant idéologique que politique, qui place de nombreux nationaux faibles entre les griffes des nationaux forts.

    Quels sont alors les tares qui font que prospèrent les nationaux ? Ce sont l’attente de l’homme providentiel ou l’espoir que l’armée bougera, excuse de toutes les lâchetés, de tous les renoncements. C’est le confusionnisme idéologique qui encore de nos jours pousse les nationaux dans les bras du libéralisme par anticommunisme. C’est le conformisme bourgeois, le besoin de respectabilité qui fait préférer le confort à l’aventure, l’archaïsme qui fait faire l’analyse du monde comme celui-ci était le même qu’au XIXe siècle voir encore avant. Combien en effet refusent l’idée d’un Etat européen par haine de l’U.E. (confusionnisme) et pensent que la France peut s’en sortir seule comme si elle n’avait à faire face qu’à des adversaires de sa taille comme autrefois (archaïsme) ? Sur le terrain de la psychologie (quand cela ne relève pas de la psychiatrie), le lecteur de Pour une critique positive évoluant depuis suffisamment longtemps dans ce que l’on appelle faute de mieux notre « mouvance » sera surpris de voir que l’on retrouve de nos jours exactement les mêmes tares décrites dans Pour une critique positive.

    Opportunisme, mythomanie, anarchisme sont des maux que l’on constate encore trop souvent chez certains qui se disent nationalistes. Combien de poseurs droitards, d’éléments incontrôlables et nuisibles, de cas-sociaux, de vaniteux et de mégalomanes, de fanatiques de l’ordre au comportement de hooligan avons-nous déjà croisé ? Certes, ils sont une minorité mais ce que Pour une critique positive nous enseigne, c’est qu’ils doivent être écartés sans pitié. Mais au-delà de ça, ce qu’il faut surtout retenir, c’est qu’il faut se poser en permanence la question suivante : « Pourquoi est-ce que j’agis ? Est-ce pour le groupe ou est-ce pour moi ? ». Il serait en effet naïf de croire que Pour une critique positivene constitue qu’un simple réquisitoire ou un précis révolutionnaire. Si le besoin de doctrine y est clairement exprimé, il ne faut pas oublier que ce qui distingue la marxiste du nationaliste est que le second ne saurait être uniquement mû par des idées. Sans tenue, sans valeurs, il n’y a point de révolutionnaire nationaliste. Celui-ci ne pouvant être porté que par des idéaux aristocratiques, son niveau d’exigence doit être le plus élevé possible.

    Tel est le point fondamental qui différencie le bourgeois de l’aristocrate et dont les prismes de valeurs respectifs permettent de déterminer ce qui fait la national et ce qui fait le nationaliste. L’aristocrate est dur d’abord et avant tout envers lui-même comme le rappelle Nietzsche. Le bourgeois fait précisément l’inverse, toujours plein de récriminations envers les siens mais d’une incroyable tolérance envers lui-même, envers son manque d’action, son absence totale de prise de risque, son absence totale de cohérence entre les valeurs dont il se targue d’être le héraut et son mode de vie. L’aristocrate se pose la question de l’utilité de son action et plus encore de la valeur morale de cette dernière, chose qui lui permet d’agir même lorsque tout semble perdu. Il faut agir d’abord et avant tout parce qu’il le faut. C’est un devoir moral, c’est un principe inscrit dans notre lignée et dans notre histoire. Nous n’agissons pas parce que nous espérons une récompense ici-bas ou dans l’au-delà, nous ne pensons pas que la recherche du bonheur guide nos actes. Nous voulons servir notre cause, notre pays, notre civilisation. L’aristocrate est cet être pour qui le vouloir et le devoir ne font qu’un.

    Révolution et doctrine révolutionnaires

      Comme le rappelle Dominique Venner, il n’y a pas de révolution spontanée. Lénine lui-même ne pensait pas voir la révolution advenir de son vivant, Hitler dû batailler des années avant d’accéder au pouvoir. Dans ces deux cas, des conditions socio-économiques particulièrement rudes fournirent le terreau de ces révolutions. Agir d’abord et avant tout parce qu’il le faut, c’est se permettre d’être prêt pour la révolution lorsque les conditions de son avènement seront réunies. Croire en une révolution spontanée est une autre tare dont doivent se prémunir les militants nationalistes. Chaque jour, chaque instant, il convient donc d’être présent. Quels que soient les échecs, les lassitudes et les trahisons, toujours être présent. Doit donc se développer une véritable conscience révolutionnaire supportée par une doctrine révolutionnaire. Comme l’explique bien Pour une critique positive, l’œuvre de Marx est riche, illisible et confuse, il fonde pourtant l’univers mental des gauches. Il fallut un Lénine pour en faire une doctrine claire et  efficiente. Le constat doit être le même pour les nationalistes. Notre univers est riche, très riche. Si nous ne sommes pas capables de tirer une doctrine commune basée sur des constats partagés par tous, il n’y aura pas de révolution possible.

    Antimatérialisme : les conditions qui ont permis la naissance du nationalisme comme idée politique n’ont que peu varié depuis le XIXe siècle. C’est l’opposition radicale au matérialisme, qu’il soit libéral ou marxiste, car tous deux nés de l’idéologie des Lumières, de la religion du progrès, qu’elle soit techniciste ou morale, qui est à la base du nationalisme. Communisme et capitalisme ne voient dans l’homme qu’un producteur et un consommateur. Le nationalisme le voit comme élément civilisateur. L’économie doit donc être à la mesure de l’homme, organique, locale et sous son contrôle. Le capital doit retrouver sa juste place au lieu de siphonner la richesse des entreprises.

    Aristocratie : Les êtres présentant les qualités pour diriger doivent être repérés et formés dès la plus tendre enfance. Cette aristocratie nationaliste sera notre bouclier et notre glaive face aux aristocraties de l’argent et des incapables.

    Européanisme : déjà lors de la rédaction de Pour une critique positive, l’auteur a clairement identifié la nature de l’Union Européenne, technocratique et matérialiste. Il a également conscient que le destin des nations européennes ne peut se jouer en solitaire, que cela vouerait l’Europe au morcellement et à l’assujettissement aux forces étrangères. Et ici encore, ce ne sont pas des traités commerciaux mais l’adhésion des Européens au nationalisme qui permettront d’édifier une véritable Europe.

    Le combat révolutionnaire

      Tout d’abord les pièges à éviter. Pas d’homme providentiel ou d’appel à l’armée comme dit précédemment, pas de front électoraux ou de comités d’entente où prospèrent les incapables et les nuisibles, pas de notables acceptés dans les instances dirigeantes du mouvement nationaliste (qui non contents d’être inutiles, consument l’argent du mouvement). Pour parvenir à nos fins, Pour une critique positive appelle à la création d’une organisation révolutionnaire monolithique et hiérarchisée où sont impitoyablement écartés les nuisibles. Mieux vaut cinq militants que cinquante farfelus en effet. Mille cadres révolutionnaires d’élite, capable d’être présents à tous les niveaux de l’État et de la société suffiront pour donner la victoire au nationalisme. Des militants formés et agissant à tous les niveaux, cherchant à établir le plus de passerelles possibles entre les différents corps et les différentes nations d’Europe, voilà la clé. « Presse, cercles d’étudiants, syndicats, parlementaires, mouvements politiques, association culturelles, anciens combattants, organisation de jeunes, comités d’intellectuels », il faut agir partout et en tout temps. Adapter ses moyens aux circonstances, spécialiser les membres de l’organisation quand celle-ci devient suffisamment importante, être de toutes les luttes et être présent dans chaque mouvement de contestation comme l’ont bien comprit les communistes, sont autant de moyens d’aller à la rencontre du peuple et de le faire venir à l’idée nationaliste. Mais loin de professer un quelconque éparpillement, Dominique Venner recommande la constitution de bases nationalistes durables dont pourront partir les futurs actions nationalistes car profitant d’un socle solide : « Mieux vaut contrôler dans toute la France une seule entreprise, une seule municipalité, une seule faculté que de déployer une agitation généralisée sans prise sur la masse ». Il faut se lancer dans ces actions de longue haleine, qui n’apporteront ni gloire ni panache mais qui sont vitales d’accomplir. La gloire viendra en son temps.

    Pour le SOCLE :

    • Il faut savoir faire la distinction entre nationaux et nationalistes. Les premiers sont des nuisibles, sapant le combat nationaliste par calcul ou par faiblesse. Les seconds sont désintéressés et mus par des idéaux aristocratiques.
    • Les nationaux doivent être écartés du combat nationaliste. Les maux qui permettent aux nationaux de prospérer doivent être dénoncés sans relâche.
    • La société nationaliste ne peut advenir sans révolution. Il n’y a pas de révolution sans organisation révolutionnaire. Il n’y a pas d’organisation révolutionnaire sans doctrine commune.
    • Il n’y a pas de révolution spontanée comme l’histoire l’a montré. Le combat révolutionnaire doit donc être mené sans relâche pour prendre le pouvoir le moment venu, sinon d’autres que nous en profiteront.
    • La société nationaliste sera antimatérialiste, européenne et aristocratique.
    • L’organisation révolutionnaire doit être monolithique et hiérarchisée.
    • Les révolutionnaires doivent agir à tous les niveaux, profiter de la moindre occasion pour agir sur la société et L’État.
    http://euro-synergies.hautetfort.com/archive/2016/12/16/pour-une-critique-positive.html
  • Au crépuscule de la République

    Avec  l'annonce toute récente de la participation de Vincent Peillon à la Primaire socialiste, le spectre de la sixième République revient. En effet, Peillon, avec Arnaud Montebourg qui avait créé en 2001 « La convention pour la VIe République », est un des théoriciens de la sixième République ; idée reprise d'ailleurs par Jean-Luc Mélenchon(1).

    Les prélats et les gardiens du temple de la République, depuis une quinzaine d'années, s'agitent pour, peut-être inconsciemment, sauver leur "religion", leurs temples, leur contre-église dont les bases s'effritent, auxquels plus personne ne croit... Car si en apparence il s'agit d'une transformation des institutions et de leur fonctionnement(2), au fond, par là, c'est bien une croyance religieuse qu'ils veulent régénérer avant qu'il ne soit trop tard, avant qu'avec sa mort elle n'entraîne celle de la République que leurs pères spirituels ont eu tant de mal à édifier. Trop peu d'intellectuels contemporains et adversaires de la République se sont penchés sur son histoire "religieuse" et aucun n'a saisi qu'il fallait analyser la Révolution et ce qu'elle a engendré, à savoir la République, en historien des religions. Car toute l'histoire de la révolution et du républicanisme est celle de fanatiques, apprentis prophètes, qui ont essayé, tout en chassant l’Église, d'édifier une religion avec son organisation et ses temples.

    Aujourd'hui, si la République vacille, c'est parce que la religion qui la sous-tend s'effondre.

    En quête d’une religion dès 1789 : un anticléricalisme religieux

    Les Révolutionnaires, dans l'imaginaire collectif, ne sont connus que comme des antireligieux, des athées n'ayant comme projet que de détruire la religion. Or, la réalité est plus complexe. Ils étaient, comme les philosophes des Lumières, matérialistes, sceptiques et anticléricaux mais pas antireligieux, dans le sens où leur projet n'était pas de détruire la religion au sens large du terme, mais de détruire le Catholicisme en particulier et de fonder à sa place, sur ses ruines, une nouvelle religion. Nous avons en fait affaire à des fanatiques d'une religion au caractère occulte.

    Le républicain et socialiste Pierre Leroux (1797-1871), auteur de L'encyclopédie nouvelle, fait remarquer que si Voltaire fut d'abord un critique du passé dont l'œuvre principale ne fut pas de fonder mais de détruire, il fut toutefois, dans cette œuvre même utile, car pour Pierre Leroux, Voltaire est « l'Antéchrist nécessaire »(3).

    Un des grands spécialistes de l'histoire de la laïcité, le socialiste Vincent Peillon, qui vient de déclarer sa candidature à la primaire socialiste, le dit très clairement, l'idée que la République est areligieuse est une idée fausse. Très tôt après l'échec de la Constitution civile du clergé, voté en juin 1790, les jacobins, inquiets du mouvement des prêtres réfractaires et de l'importance, en vis-à-vis, du mouvement anticlérical, ont mis en œuvre l'idée d'un « culte civique » et d'une « religion de l'avenir ». La fête des Fédérations (premier anniversaire de la prise de la Bastille fêté le 14 juillet 1790) apparaît à Jules Michelet (1798-1874) comme le moment d'émergence d'une religion révolutionnaire, « la première manifestation d'émergence de cette religion révolutionnaire, la première manifestation de la foi nouvelle »(4).

    L'on peut dire que les premiers révolutionnaires à avoir forgé un début de religion pour la République sont les jacobins ; ils formaient une nouvelle Eglise et édifiaient une théologie. Le philosophe français Paul Janet (1823-1899) dira à leur propos : « Les Jacobins se trouvaient investis du rôle qui semblait ne devoir appartenir qu'à l'Eglise, à savoir le rôle de décréter infailliblement le dogme du devoir social... Avec eux la Révolution devient un dogme. »(5)

    Et pour cause, un des théoriciens de la religion de la République est un membre du club des Jacobins, Junius Frey, juif, frankiste, petit cousin de Jacob Frank, et qui, à la demande de ses camarades, rédige un livre dans lequel il théorise les fondements théologiques (en fait kabbalistiques) de la démocratie et de la République. L'ouvrage a pour titre Recherches sur quelques matières principales de la Philosophie Sociale (1793). L'on retrouvera, sous la IIIe République, des éléments de la kabbale dans cette religion qu'est la laïcité…(6)

    La laïcité, explique Vincent Peillon, est un mouvement entamé en 1789, celui de la recherche permanente de la religion qui pourra réaliser la Révolution comme promesse politique, morale, sociale, spirituelle. Il faut pour cela une religion universelle : ce sera la laïcité. Il lui faut aussi, dit-il, son temple ou son église : ce sera l'école. Enfin, il lui faut son nouveau clergé : ce seront les « hussards noirs de la République »(7) (les enseignants sous la IIIe République).

    Le protestantisme libéral comme religion de la République

    Les bégaiements de l'histoire révolutionnaires qui se traduisent par la période napoléonienne - bien que Napoléon joue un rôle dans l'expansion hors du territoire français de l'esprit révolutionnaire -, la Restauration, la Monarchie de Juillet, la Deuxième République, le Second Empire, vont être perçus, à raison, par les Républicains, comme un problème dont le fond est religieux. Ils comprendront très vite que ce qui empêche la République de s'installer pour de bon c'est l'absence d'une religion complète qui peut soutenir le régime politique. Pierre Leroux (1797-1874) est celui qui - dès le lendemain de la chute de Charles X qui sonne la fin de la Restauration -, entre 1831 et 1841, va inaugurer la nouvelle religion de la République que l'on retrouvera chez les deux grands artisans de la laïcité, Ferdinand Buisson et Jean Jaurès(8).

    Pierre Leroux, qui s'adresse à ceux qui veulent établir une république sans religion, explique que : « La société sans religion, c'est une pure abstraction que vous faites, car c'est une absurde chimère qui n'a jamais existé. La pensée humaine est une, et elle est à la fois sociale et religieuse, c'est-à-dire qu'elle a deux faces qui se correspondent et s'engendrent mutuellement. À telle terre répond tel ciel ; et réciproquement, le ciel étant donné, la terre s'en suit. »(9)

    La religion que propose Leroux n'est ni catholique, ni protestante ni robespierriste il prône une religion propre à la Révolution, une religion universelle, religion de l'Humanité, des droits de l'homme comme nouvel évangile, le tout emprunt de socialisme.

    Mais dans la même période, l'on voit émerger d'autres penseurs républicains qui proposent un christianisme réformé en guise de religion de la République, comme Claude-Henri de Rouvroy Saint-Simon (1760-1825) qui propose, pour préparer la société future, de propager des croyances communes, supérieures aux croyances catholiques : un dogme plus large que le dogme catholique ; car, comme nombre de républicains, il pense qu'il ne suffit pas de critiquer et de détruire(10). C'est le cas aussi de Pierre-Simon Ballanche (1776-1847) qui établit une parfaite continuité entre l’Évangile et la Révolution, le sens révolutionnaire de l’Évangile. Pour lui, l'enseignement de Jésus, c'est l'égalité des hommes, l'abolition des castes et le refus de la théocratie. Il explique que la seule façon de sauver la Révolution, de lui donner un sens, de ne pas en rester aux ruines, à la violence ou à la vengeance, de ne pas sombrer dans l'apologie des sacrifices, des guerres, du sang, du bourreau, c'est de lui donner un sens providentiel, religieux, d'en faire une ère nouvelle. Ce qu'il propose c'est d'écrire la religion de cette nouvelle époque de l'esprit humain, caractérisée par la « confrontation générale », l'égalité de tous les hommes(11).

    Après 1848, Edgar Quinet (1803-1875) et toute une génération ne croient plus en la possibilité de démocratiser le Catholicisme(12). Alors, à défaut de pouvoir formater le Catholicisme pour le mouler dans la République et en faire la religion du régime, une partie des républicains ira chercher dans le protestantisme libéral et aussi dans un gnosticisme chrétien, les éléments de la religion de la "liberté" idéale.

    C'est ce qui expliquera pourquoi un certain nombre de protestants vont occuper des postes importants dans les débuts de la Troisième République. Vincent Peillon explique qu'il y a une surreprésentation des protestants chez les responsables républicains : « Par rapport à leur poids dans la population française, moins de 2 %, on peut donc considérer qu'il y a surreprésentation des protestants chez les responsables républicains : entre 1871 et 1914, de 6 à 8% des ministres, 12 % des sénateurs inamovibles, 9 % des sénateurs éligibles en 1885 », par ailleurs, ajoute Vincent Peillon « Louis Blanc, Edgar Quinet, Jules Ferry, Ernest Renan ont tous épousé une protestante. On ne peut contester une influence morale, idéologique et spirituelle, qui est aussi liée à l'ouverture des protestants français sur l'Allemagne, les États-Unis et les autres peuplés nordiques. »(13)

    La religion de la IIIe République

    Depuis 1789, et ce pendant près d'un siècle, les républicains ne cesseront d'essayer de trouver et de fabriquer, avec des éléments composites, une religion pour le régime. Et la formule est finalement trouvée sous la Troisième République.

    Partant de son constat sur l'incompatibilité du Catholicisme avec la "liberté" (selon la conception républicaine) et l'impossibilité d'acclimater le protestantisme en France, Edgar Quinet propose de séparer la société ecclésiastique de la société laïque, l'Eglise et l'Etat. Et il propose une religion de substitution à travers l'école laïque : le christianisme universel qu'il appelle « le socialisme de l'humanité moderne ». Il veut forger des Christ républicains, forger en chaque élève un sauveur, celui par qui le salut peut se produire(14). Nous avons là une fusion entre protestantisme, panthéisme gnostique, avec en arrière-fond un messianisme kabbalistique prônant une action volontariste de l'Homme pour hâter la rédemption(15).

    Edgar Quinet aura une forte influence sur Ferdinand Buisson (1841-1932), qui collabora avec Jules Ferry (1832-1893) et qui fut avec lui l'un des principaux théoriciens de la laïcité. Ferdinand Buisson est le co-fondateur et le président de la Ligue des Droits de l'Homme, le président de la Ligue de l'enseignement, le directeur de l'enseignement primaire de 1902 à 1906 et en 1905 président de la commission parlementaire chargée de la séparation des Églises et de l'État.

    Ferdinand Buisson, qui est à l'origine un protestant, va chercher à concilier mysticisme, libéralisme et rationalisme. C'est ce qui, selon lui, permettra à la République de se doter d'une profondeur spirituelle qu'un rationalisme étroit, voire un scientisme, serait incapable de lui donner(16).

    Il est celui qui va parachever cette longue recherche d'une religion républicaine ; il agrégera, pour forger la religion laïque, à la fois le rationalisme, mais aussi cette gnose chrétienne, à quoi il ajoute les éléments kabbalistique qui sont là, dans le code source de la République depuis 1793 avec le fameux traité de théologie-politique de Junius Frey.

    C'est pour cette raison qu'il ne faut pas se méprendre sur l'essence de la laïcité que l'on nous présente comme une loi appliquant le principe de neutralité de l'État par rapport au fait religieux. Ferdinand Buisson lui-même prétend restaurer le christianisme originel, considérant le Catholicisme comme une trahison de l'essence du religieux. Lui et Saint-Simon attaquent le Catholicisme pour restaurer ce qu'ils considèrent être la vraie religion(17).

    Ferdinand Buisson, nous explique Vincent Peillon, n'a jamais imaginé une laïcité qui puisse être indifférente. Pour Buisson il n'est pas question de neutralité, bien au contraire, son objectif est de fonder la laïcité sur la reconnaissance d'une transcendance, une religiosité, sous peine de laisser le champ libre à l'Église catholique et d'échouer dans sa tâche politique ; plus que cela, il croit qu'il ne peut y avoir de démocratie que religieuse.

    D'ailleurs, Jean Jaurès, cette grande figure du socialisme et de la laïcité, disait que seul le néant est neutre ! La laïcité n'est pas neutre, elle est offensive, conquérante... ce sont les mots de Vincent Peillon(18).

    L'action de Ferdinand Buisson lui vaut l'attaque d'un membre de l'Action Française, Georges Valois (1878-1945), qui comprend de quoi il retourne et qui écrit : « Mais le sombre et hypocrite fanatique qui administrait l'enseignement primaire, Ferdinand Buisson, empoisonnait secrètement, méthodiquement, tout le personnel de l'enseignement de ce déisme humain, et, sa tâche faite, il nous a livré son secret », Georges Valois cite alors Ferdinand Buisson qui écrit : « Il n'y a pas de choses divines qui ne soient humaines. C'est au cœur de l'humanité que réside le divin. »(19)

    Vincent Peillon, dans un excès de franchise, écrit : « Il nous découvre aussi la raison pour laquelle la laïcité a besoin de se faire passer pour une religion. C'est une raison, en définitive, politique. Cela ne doit pas nous étonner dès lors que le religieux détermine tous les autres ordres, ce que Buisson, disciple de Quinet, avait bien compris. C'est pour asseoir une "domination temporelle" que le "déisme humain" a été élevé au rang de "religion officielle de l'Etat". La religion de Buisson est d'abord une religion démocratique. Le sombre et hypocrite fanatique s'est toujours servi du masque de la religion pour séduire les masses, pour les convaincre de choisir la démocratie qu'elles n'auraient jamais choisie si elles n 'avaient été ainsi abusées. »20

    Comprenez donc que ce qui se joue depuis 1789 jusqu'à nos jours et demain encore, ce n'est pas une lutte bassement politique, entre la gauche et la droite, entre socialisme et libéralisme, mais une guerre hautement religieuse dont découle tout le reste. Il s'agit donc, pour la combattre efficacement, d'identifier l'essence de cette religion occulte de la République et ses finalités eschatologiques.

    Jean Terrien. Rivarol du 15 décembre 2016

    1) Voir :

    http ://www.jlm2017.fr/convoquer_as-semblee_constituante_et_passer_a_la_6e_repu-blique

    2) La VIe République en six principes, Le Figaro, 04/05/2013 : http ://www.lefigaro.fr/ politique/2013/05/04/01002-20130504ART-FIG00271-la-vie-republique-en-six-principes. php#

    3) Dans : Vincent Peillon, Une religion pour la République, Seuil, 2010, p. 52.

    4) Vincent Peillon, op. cit., p. 65.

    5) Paul Janet, Philosophie de la Révolution française, p. 67,60. Cité par Vincent Peillon, op. cit., 79.

    6) Vincent Peillon, op. cit., p. 261.

    7) Vincent Peillon, op. cit., p. 48.

    8) Vincent Peillon, op. cit., p. 81.

    9) Cité par : Vincent Peillon, op. cit., p. 79.

    10) Vincent Peillon, op. cit., pp. 77-78.

    11) Vincent Peillon, op. cit., p. 74.

    12) Vincent Peillon, op. cit., p. 86.

    13) Vincent Peillon, op. cit., p. 119.

    14) Vincent Peillon, op. cit., pp. 140-141.

    15) Voir : Youssef Hindi, Occident et Islam : sources et genèse messianiques du sionisme, Sigest, 2015.

    16) Vincent Peillon, op. cit., pp. 153-154.

    17) Vincent Peillon, op. cit., p. 174.

    18) Vincent Peillon, op. cit., p. 193.

    19) Georges Valois, La Religion de la laïcité. L'enseignement de la morale à l'école laïque, Paris, Librairie de l'Action française, 1925, p. 62.

    20) Vincent Peillon, op. cit., p. 196.