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culture et histoire - Page 1366

  • Critique du documentaire : M et le 3ème secret

    Une lectrice de Contre-Info nous propose une critique du documentaire « M et le 3èmesecret », du réalisateur Pierre Barnérias.

    Ce film n’a pas trouvé grâce aux yeux des Gaumont et des Pathé : sorti en novembre 2014, il n’a été diffusé au compte-goutte que dans une centaine de salles en France.
    Chateau-Gontier (53), 20h45, la veille du 8 mai 2015, public sympathique que l’on pourrait qualifier de bourgeois catho. Et pour cause, le réalisateur tend à lever le voile sur le 3ème secret de Fatima.
    Pierre Barnérias se présente comme journaliste spécialisé dans les reportages, accidenté en moto dans sa jeunesse, il fait partie de ces « guérisons non expliquées » par la science.
    Dans le cadre de reportages sur des personnes aux destins hors du commun, il en vient à croiser le chemin d’une Femme. En premier lieu une tête de statue de la Vierge rescapée de Hiroshima rapportée en France par un Japonais, puis une icône de la Vierge qui suinte de l’huile chez un particulier orthodoxe et qui attire foule de croyants, aussi bien orthodoxes que catholiques et musulmans… Le journaliste fait intervenir un huissier pour constater que l’évènement défie les lois de la nature, mais là il constate également que le clergé ne se bouscule pas pour reconnaître le fait comme « miracle »…

    Voici donc comment débute son enquête, qui durera tout de même 4 ans, motivée par de grandes interrogations notamment sur l’identité de cette Femme vénérée par chrétiens et musulmans qui semble dotée de dons particuliers. Interrogations également sur ce clergé catholique qui ne se presse pas auprès des miracles de la Vierge, voire les ignore. Cette Femme et son message semblent déranger, mais pourquoi donc? Pierre Barnérias soulève avec un peu d’humour, un peu d’ironie les contradictions et compromissions en tout genre au Vatican. Tout est soigneusement étayé par des preuves et des témoignages : d’accord ou pas d’accord, ce reportage haletant ne manque pas de soulever la polémique chez les spectateurs.
    Au début le réalisateur nomme « la Femme », Celle qui fut la Mère du Christ, à la fin du reportage elle devient « la Vierge », l’expérience que Pierre Barnérias a vécu pendant ces 4 ans d’enquête ne l’a certes pas laissé indifférent. Car de cette icône de la Vierge qui suinte de l’huile, il se retrouve à inteviewer une miraculée de Lourdes dont la guérison soudaine et inexpliquée d’une sclérose en plaque après un séjour à Lourdes n’a pas été reconnue comme un miracle par l’Eglise. Sortent alors ces chiffres, sur 7000 guérisons inexpliquées par la science 69 seulement ont été reconnues comme miracles par l’Eglise. Questionnement…Après avoir interrogé le clergé local, il sort avec avec cette réponse: pour qu’il y ait miracle, il faut une opportunité épiscopale…1ére compromission…
    Il se tourne alors vers Fatima où eut lieu l’un des plus grands miracles de tous les temps, la danse du soleil, le 13 juillet 1917. Malgré ce prodige, le Vatican ne semble pas écouter totalement le message de la Vierge, les 1er et 2ème messages sont écoutés d’une oreille distraite, le 3ème occulté et même entouré de multiples mensonges. L’exposé qu’en fait le réalisateur ne manque pas de soulever le ridicule de situations dans lesquelles se mettent parfois les porte-parole du Vatican… Le ridicule mais aussi certains aspects beaucoup plus sombres.
    A son élection Jean-Paul 1er (1978) fait le voeu de dévoiler le 3ème secret de Fatima, qui selon la volonté expresse de la Sainte Vierge aurait du l’être en 1960 au plus tard. Il meurt curieusement 1 mois plus tard. Interview alors de Davis Yallop auteur de l’ouvrage Au Nom de Dieu qui conclut à l’empoisonnement de Jean-Paul 1er et au complot au Vatican dû à un grand nombre de membres influents du clergé qui seraient également membres de la loge maçonnique P2. Place donc aux scandales… Jean- Paul II ensuite, qui se considère comme sujet de la protection de la Notre-Dame de Fatima, ayant échappé à sa tentative d’assassinat un 13 juillet, il promet d’accomplir les souhaits de sa protectrice, cependant il ne consacre pas la Russie au Coeur immaculée de Marie, mais le monde… Pourquoi ne respecte-t-il pas le voeu de sa protectrice?
    Pourtant Elle n’a pas l’habitude de nous tromper, Elle. Ses messages se sont toujours révélés vrais, à Pontmain, en 1871 elle promet, moyennant une prière soutenue, la fin de la guerre de 1870, à Fatima elle annonce la Seconde Guerre Mondiale. Partout, rue du Bac, à Fatima, Lourdes, La Salette, Akita (Japon, en 1973), la Vierge est porteuse d’un message apocalyptique, annonçant la misère, la famine, la guerre, les nombreux châtiments de Dieu si l’homme ne se convertit pas, ne se tourne pas vers Dieu, ne recherche pas la pénitence et la prière…Mais le Vatican ne semble pas faire grand cas de ces messages. Pierre Barnérias interroge le secrétaire particulier de Jean-Paul II, Stanisław Dziwisz, qui fut nommé cardinal par Benoît XVI, à la fin de l’interview, le Cardinal commence à enlever son micro, alors la journaliste lui demande: Vous connaissez Notre-Dame d’Akita? -Non,non…Je ne sais même pas où c’est! (rires) répond Stanisław Dziwisz… Pas besoin de commentaires… Et pourtant ce message terrible, il annonce une fin sanglante pour tous les fidèles de Dieu, de lugubres compromissions dans le haut clergé et cette phrase terrible: « Les vivants envieront les morts ». L’ancien secrétaire de Jean-Paul II ferait bien de se renseigner sur cette révélation, reconnue par l’évêque du lieu dont la décision fut appuyée par le Cardinal Ratzinger en 1988.
    Comment croire que le 3ème secret de Fatima, qui mit tant de temps à être dévoilé, qui fut entouré de tant de mystères, de dissimulations, qui engendra tant d’émoi chez ceux qui le lurent ou en eurent réellement connaisance, dont la Sainte Vierge elle-même et à sa suite le Vatican disaient que les gens auraient du mal à le comprendre ne se résumait en fait qu’en l’annonce de la tentative d’assassinat de Jean-Paul II comme on a vouolu nous le faire croire.
    Après de telles contradictions, de telles ignorances, le rélisateur ne peut que finalement conclure que les prélats ne sont peut-être pas là pour défendre les intérêts de la Vierge qui se donne tant de mal pour nous instruire, nous prévenir, nous montrer sa figure maternelle et aimante si universelle qu’elle attire des foules immenses, dont il nous montre des images à nous tirer les larmes.
    D’aucuns diront que ce film est trop complotiste, d’autres qu’il ne l’est pas assez, à vous de choisir votre camp…D’aucuns disent que ce film, avec ses messages apocalyptiques est motivé par la peur, pourtant Pierre Barnérias laisse planer un message d’espérance qui est d’ailleurs celui de la Vierge: notre conversion fera reculer le châtiment, retiendra le bras de Dieu, et la Sainte vierge nous aime tous d’un amour de Mère. « Tous », tout à fait, car Elle demande sans cesse de prier pour la conversion des pêcheurs.
    Pour ceux qui ont lu cet article en espérant une révélation du 3ème secret de Fatima, ils seront bien déçus et n’auront plus qu’à trouver une séance pas trop loin (près, cela risque d’être difficile) de chez eux http://msecret-lefilm.com/salles/ pour écouter la théorie fort vraisemblable de Pierre Barnérias.

    D.D.

    http://www.contre-info.com/critique-du-documentaire-m-et-le-3eme-secret#more-37831

  • Allemagne : Les leçons ambiguës de Hjalmar Schacht, le «banquier du diable»

    Une récente biographie romancée souligne l’héritage économique, mais aussi l’ambiguïté politique de celui qui, après avoir vaincu l’hyperinflation, est devenu ministre de l’économie du régime nazi.

    Qui se souvient encore de Hjalmar Schacht ? Ce fut pourtant un des hommes les plus importants de l’histoire économique du 20e siècle, celui qui brisa l’hyperinflation allemande de 1923 et sortit l’Allemagne de la grande crise des années 1930.

    Mais cet homme au destin unique est aussi un homme maudit, marqué à tout jamais par sa collaboration avec le « diable », Adolf Hitler. C’est à ce personnage sulfureux, controversé, haï et admiré, mais certainement passionnant, que Jean-François Bouchard, conseiller au FMI, vient de consacrer une biographie romancée.

    Double prisme

    Le lecteur traverse donc cette vie incroyable à travers deux prismes. Le premier est celui donné par Hjalmar Schacht lui-même à qui l’auteur a prêté fictivement sa plume. Le second est celui de la réalité historique, plus complexe, moins favorable au « héros » également, mais qui permet de mesurer les errances et le génie de l’homme.

    Cette double lecture est intéressante: elle offre la possibilité d’une mise en perspective – dont parfois le lecteur aimerait certes qu’elle fût moins délayée – qui contrebalance l’absence parfois complète de modestie et de lucidité du personnage sur lui-même.

    Elle permet de mettre en relief, en la démontant, l’obsession de l’auto-justification – notamment dans son rapport au nazisme – qui fut le Leitmotiv du banquier durant les dernières décennies de son existence. Elle permet aussi de relever la méthode et les moments où Hjalmar Schacht est proprement un génie.

    Gestionnaire de la Belgique occupée

    A travers cette double lecture, on découvre donc le parcours étonnant de ce fils brillant d’un petit employé excentrique revenu d’émigration aux États-Unis. Né en 1877, Hjalmar Schacht s’impose rapidement dans le milieu bancaire si aristocratique de l’Allemagne wilhelminienne, jusqu’à devenir à la veille de la guerre de 1914 – à moins de quarante ans – directeur du réseau de la puissante Dresdner Bank.

    C’est donc tout naturellement à lui que l’on songe lorsqu’il s’agit de faire repartir l’économie belge après l’invasion du pays par les troupes allemandes. S’opposant aux autorités militaires, Hjalmar Schacht y fait ses premières armes dans la gestion des deux outils économiques qu’il maniera le mieux sa vie durant : la dette et la monnaie. Lançant un emprunt auprès des provinces belges, il parvient à faire fonctionner à nouveau – mais au ralenti – l’économie belge.

    L’auteur dresse sans doute un tableau trop idyllique de ce « redressement belge », car d’autres historiens – notamment américains – ont insisté sur la destruction de l’économie belge pendant l’occupation et sur l’aspect contraint des prêts Schacht.

    Mater l’inflation et ruser contre les réparations

    Reste que Hjalmar Schacht sort de cette expérience belge avec une réputation immense. Et c’est à lui que pense le chancelier Gustav Stresemann en 1923 pour mettre fin à la grande inflation allemande. On y voit alors l’énergie exceptionnelle de cet homme qui, dans un cagibi du ministère des Finances, sans collaborateurs, commence à s’atteler à la tâche de la maîtrise de l’hydre inflationniste.

    Avec détermination, sans pitié pour ceux qui profitaient de la hausse des prix, Hjalmar Schacht va casser les sources de l’inflation et rétablir la confiance. Devenu patron de la Reichsbank, il sait profiter des divisions entre les alliés pour organiser un prêt et donner à la nouvelle monnaie la base monétaire dont elle a besoin.

    L’inflation est matée. Hjalmar Schacht s’attaque aussitôt à la question des réparations. Avec une grande virtuosité et un sens tactique immense, il parvient à déminer cette question centrale pour l’Allemagne d’alors avec les deux plans Young et Dawes qu’il négocie personnellement.

    L’appui de Hitler

    Mais lorsqu’il quitte la Reichsbank en 1930, une autre menace guette l’Allemagne : la déflation et le chômage. Lui, l’homme de la lutte contre l’inflation, n’a pas alors de mots assez durs pour la politique de déflation du chancelier Heinrich Brüning. Instinctivement, il a compris qu’il fallait une autre politique, plus offensive, de l’État.

    Et progressivement, il se laisse convaincre que seul Adolf Hitler a la détermination de mener cette politique. Hjalmar Schacht pèse alors de tout son poids pour faire arriver le chef nazi au pouvoir. Il y parvient en janvier 1933 et réintègre rapidement la Reichsbank, puis devient ministre de l’Économie.

    Avec ces deux casquettes, il mène une politique de soutien actif à l’investissement, s’appuyant notamment sur l’audacieuse création d’une monnaie parallèle, les bons MEFO. Son strict contrôle des changes et l’usage réservé à l’investissement de ces bons va permettre de faire redémarrer l’Allemagne.

    Rapidement, le chômage disparaît. Nul sans doute n’a joué un rôle si important dans l’attachement des Allemands au régime, et Hitler saura longtemps s’en souvenir, même lorsque Hjalmar Schacht sera tombé en disgrâce.

    Position ambiguë face au nazisme

    L’ouvrage ne cache pas la responsabilité de Hjalmar Schacht dans les succès du nazisme, dans le réarmement de l’Allemagne. Il ne cache pas non plus l’ambiguïté de l’homme face au régime.

    Antisémite horriblement ordinaire de l’Allemagne des années 1930 (« dès qu’on lui parle des Juifs, il ne peut pas s’empêcher de dire qu’il ne les aime pas »), qui propose un plan de déportation des Juifs, qui signe les lois de Nuremberg de 1935 qui organise la ségrégation des Juifs, mais que les horreurs nazies, notamment le pogrom de la nuit de cristal, vont révolter. Hjalmar Schacht va même tenter en 1938 un coup d’État qui fera long feu.

    Il restera néanmoins longtemps membre officiel du gouvernement avant d’être arrêté lors de la grande purge qui suit l’attentat manqué de juillet 1944. Déporté de camp en camp, il est « libéré » en avril 1945 par les alliés qui l’internent avant de l’appeler à comparaître devant le tribunal de Nuremberg.

    Acquitté à tort ?

    Hjalmar Schacht sera finalement acquitté, malgré les avis français et soviétique. Justement ? Le lecteur ne peut s’empêcher de se poser la question. Que se serait-il passé si Hermann Göring ne s’était pas mis en tête de prendre sa place et si Adolf Hitler ne s’était pas alors laissé persuader ?

    Hjalmar Schacht n’aurait-il pas validé toutes les étapes du régime vers l’horreur comme il l’a fait jusqu’en 1938 ? Pourquoi a-t-il en 1932-1933 misé sur Adolf Hitler et sur personne d’autre et avec tant d’abnégation ? Ces questions sont évidemment sans réponse, mais elle est un des mots de l’énigme de cet homme qui semble aussi avoir été un nationaliste allemand convaincu.

    Était-il pacifiste, comme le prétend l’auteur ? Peut-être, mais il fut un des artisans du pillage de la Belgique entre 1914 et 1918 et du réarmement à partir de 1935-1936…

    Voici pourtant Hjalmar Schacht libre et désormais conseiller de plusieurs pays « non alignés », souvent du reste des ennemis d’Israël : Iran, Égypte, Syrie. La scène où il est contraint de faire escale à Tel Aviv dans les années 1950 et où il est alors en proie à une panique complète montre que ces vieux démons ne l’ont pas quitté. Mort en 1970, à 93 ans, la vie de cet homme est un miroir du 20e siècle allemand et de ses ambiguïtés.

    La leçon économique de Hjalmar Schacht

    Mais l’ouvrage de Jean-François Bouchard vaut aussi beaucoup par les réflexions purement économiques qu’inspirent à l’auteur le travail de celui qu’il n’hésite pas à appeler « l’économiste le plus génial » du 20ème siècle.

    Et si Hjalmar Schacht n’a pas écrit, comme Keynes ou Milton Friedman, de grands ouvrages théoriques, il a fait mieux : il a agi et souvent avec réussite. Orthodoxe en 1923, Keynésien avant Keynes dix ans plus tard, Hjalmar Schacht ne semble pas avoir d’autres religions en matière économique que l’efficacité. L’auteur de cette biographie romancée résume parfaitement le secret de la « méthode Schacht » : le « timing. »

    « En économie, il y a pas de bonnes et de mauvaises idées. Tout est une question de timing », fait-il dire au président de la Reichsbank. On pourrait ajouter la détermination à mener la politique. Ce qui, du reste, pose la question toujours très délicate du lien entre politique économique et démocratie.

    L’oubli contemporain de ces leçons

    Il est sans doute difficile de prendre Hjalmar Schacht comme modèle(et donc d’accepter au pied de la lettre le terme de “génie”), précisément en raison de ce lien flou de son action avec la démocratie, mais Jean-François Bouchard insiste bien sur la nécessité de s’inspirer aujourd’hui de son action. L’absence de pragmatisme des dirigeants européens, leur idéologie, leur manque désespérant de détermination sont autant d’erreurs que l’action de Hjalmar Schacht permet de relever avec évidence.

    « A force d’imposer des politiques déflationnistes, nos Brüning modernes finissent par gagner leur pari : l’Europe toute entière, Allemagne comprise, commence à s’enfoncer dans une spirale déflationniste. (…) Une situation dont personne, pour autant qu’on soit informé, n’a la moindre idée de la manière d’en sortir. N’est pas Hjalmar Schacht qui veut », écrit l’auteur.

    Il faut se rendre à l’évidence : un homme de la trempe de Hjalmar Schacht n’aurait jamais laissé la crise grecque devenir une tel piège pour l’Europe. Aussi faut-il espérer que l’histoire ne se répète pas et qu’il ne faille pas en passer par un oubli de la démocratie pour sortir de ce piège économique.

    C’est là l’importance, mais aussi la limite de la leçon du «banquier du diable». Plus que jamais, les rigueurs du temps présent nous invitent donc à nous plonger dans ce livre dont la lecture, malgré un style et des longueurs parfois agaçants, est utile et urgente.

     Notes:

    Jean-François Bouchard, Le Banquier du Diable, Max Milo éditeur, 2015, 284 pages, 18,90 euros.

    Pour une biographie plus scientifique et complète : Clavert, Frédéric, Hjalmar Schacht, financier et diplomate: 1930-1950, Bruxelles, PIE – Peter Lang, 2009. Disponible ici. L’auteur a formulé une critique de l’ouvrage sur son blog.

    La Tribune

    http://fortune.fdesouche.com/382213-allemagne-les-lecons-ambigues-de-hjalmar-schacht-le-banquier-du-diable#more-382213

  • Conférence du C.N.C. avec Alain de Benoist "Identités: la crise" (Lille, 30.05)

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  • Redonner à l’homme une vie à sa mesure, spécial Olivier Rey (½)

     

     

    Source : Présent du 25/04/2015
    Pour ceux qui l’auraient manqué en version papier, Pierre Saint-Servant nous livre sa recension de l’ouvrage Une question de taille, d’Olivier Rey. Utile avant de découvrir l’entretien que le philosophe a accordé au journaliste deNOVOpress et de Présent, que vous pourrez lire demain.

    Au cours d’une année de lecture, combien de livres choisirait-on de placer en tête de notre bibliothèque, au rayon des essentiels, des lectures qui nourrissent notre méditation de nombreuses années et, mieux encore, sont à même de transformer nos habitudes, de changer notre regard, d’informer — c’est-à-dire donner forme — notre quotidien ? Bien peu en réalité. Même pour le grand lecteur, les doigts d’une seule main suffisent à les dénombrer. Une question de taille, d’Olivier Rey, est incontestablement de ceux-là.

    Une question de taille

    Une question de taille, Olivier Rey
    Ed. Stock

    Les philosophes boutiquiers, vendant sur plateaux de télévision et séminaires d’entreprise leur camelote conceptuelle, nous avaient trop habitués à une philosophie à la fois pauvre et extrêmement brouillonne dans son expression. Nous avions beau les écouter avec bienveillance ou les lire avec la plus grande attention, il fallait bien reconnaître que nous n’y comprenions goutte. Le vocabulaire d’une certaine caste universitaire, volontairement obscur, s’intercalant entre eux et nous. Ajoutons que nous discernions avec peine la relation qu’entretenait leur charabia avec le réel, avec ce réel que Bernanos nous invite à « saisir à bras le corps ».

    Olivier Rey est de ces philosophes limpides, qui choisissent les mots avec une précision et un amour de la langue qui sont ceux de l’artisan. L’ensemble est simple mais d’une grande richesse. Difficile de ne pas penser à Gustave Thibon. Rey partage avec ce dernier le souci permanent de retrouver la grande harmonie. Celle de l’homme avec la Création. De retisser tous ces liens charnels et spirituels que la modernité a sectionnés un à un pour les remplacer par des prothèses technologiques. La thèse principale de ce livre est, dans la lignée d’Ivan Illich et de Leopold Kohr – que beaucoup, comme moi, découvriront à cette occasion – que le grand mal de la modernité puis de la postmodernité actuelle est le gigantisme. Il ne s’agit donc pas seulement d’un problème de nature de telle ou telle nouveauté, structure ou institution mais avant tout d’un problème de taille.

    Cette approche inhabituelle était également celle de l’économiste Ernst Friedrich Schumacher, qu’il mît en forme dans son ouvrage le plus célèbre Small is beautiful, publié en 1973. Plus proche de nous, les éditions de l’Homme nouveau ont édité, il y a cinq ans et pour la première fois en français, un essai de Joseph Pearce s’y rapportant sous le titre small is toujours beautiful. Signe que cette recherche d’une société ramenée aux justes mesures qui conviennent à l’homme est en train de faire école. D’autant que comme le rappelle Olivier Rey, la définition de la juste taille et le maintien de celle-ci dans la vie sociale et politique ont préoccupé aussi bien Aristote que… saint Thomas d’Aquin. Voilà un socle philosophique sur lequel bâtir une vision politique qui ne soit plus lâchement livrée au seul impératif de la « rentabilité économique ». 

    Pierre Saint-Servant

    http://fr.novopress.info/187192/redonner-lhomme-vie-mesure/

  • De la subversion spirituelle

    Anne et Daniel Meurois-Givaudan sont des auteurs à succès. Ce couple français raconte ses découvertes au cours de « voyages dans l’astral » — rien de bien nouveau, d’ailleurs, par rapport à toute la littérature marquée par le merveilleux de lignée théosophique. Leur quatrième livre relate leur « voyage à Shambhalla ». De la bouche de « Maître Morya » (encore une vieille connaissance !), ils auraient recueilli ces troublantes informations :

    « Il y a quelques décennies, nous avons missionné l’un des nôtres ici présent, afin de hâter la désagrégation du dogme catholique désormais inadapté à des millions d’hommes. Point n’est besoin que je le nomme, tout est parfaitement clair. Voilà longtemps que ces choses étaient convenues, il n’y a donc pas lieu d’en être surpris. L’effritement par l’intérieur s’est imposé comme la façon la plus sage de procéder. (…) Pour m’exprimer concrètement, la réforme du dernier concile romain n’a jamais eu en profondeur les buts allégués publiquement. Elle a achevé d’orchestrer un travail de sape. (…) Oh, mes Frères de partout, si vous voyez le christianisme s’essouffler, dans le calme de votre cœur n’émettez aucun regret, c’est afin que naisse l’aube du christisme. » (1)

    Ce « travail de sape » serait-il aujourd’hui si avancé que certaines forces occultes ne verraient même plus de danger à l’avouer publiquement ? On voudrait susciter des fantasmes conspirationnistes qu’on ne s’y prendrait pas autrement ! Et c’est bien ce qui se produit, à en juger par toute une littérature émanant de cercles fondamentalistes protestants ou de milieux intégristes catholiques.

    La nouvelle religiosité a un caractère spirituellement « subversif » ; mais l’approche trop littéralement conspirationniste ne constituerait-elle pas aussi un piège ? A ce sujet, il faut relire les pertinentes réflexions développées par François Maistre dans l’appendice à un autre ouvrage de Julius Evola (2) : comme l’avait déjà noté Guénon, la vision conspirationniste risque d’égarer le chercheur en entretenant des « hantises » — sans parler du réductionnisme simplificateur sur lequel cette démarche finit souvent par déboucher, au risque de discréditer même les observateurs valides qu’elle a permis de glaner. Les schémas qui prétendent, par exemple, représenter un véritable organigramme de la « conspiration du Nouvel Âge » relèvent d’une haute fantaisie et tendent à conférer à certains groupes un pouvoir qu’ils sont loin de détenir. Car l’essentiel se joue à la fois à une échelle plus vaste et à un niveau plus subtil, celui d’influences et suggestions spirituelles. L’esprit moderne engendre une mentalité en rupture avec les données traditionnelles. Quoi d’étonnant, dès lors, si les productions spirituelles de cette époque reflètent les mêmes tendances ?

    On pourrait multiplier les exemples qui montreraient sur quelle confusion débouche la nouvelle religiosité, en dépit de l’indéniable sincérité de tant de ceux qui sont engagés dans ces voies. Cette confusion s’exprime notamment par l’amalgame de plus en plus fréquent de pratiques totalement différentes ou par la crédulité face à d’étranges théories. On aboutit à une véritable somme de toutes les illusions et de tous les égarements, sous des apparences parfois tentantes pour des âmes en quête de spiritualité, mais sans ancrage et critères.

    « Les saints pères prophétisaient sur les derniers temps. Qu’avons-nous fait nous-mêmes ? se demandèrent-ils un jour. L’un d’eux, le grand abbé Ischyrion, répondit : « Nous avons observé les commandements de Dieu » — « Et ceux qui suivront, repartirent les autres, que feront-ils ? » Ischyrion répondit : « Ceux-là n’arriveront qu’à la moitié de ce que nous avons fait. » Les pères insistèrent encore : « Qu’en sera-t-il de ceux qui viendront après eux ? » — « Les hommes de cette époque, répondit l’abbé, ne seront guère riches en œuvres ; le temps de la grande tentation s’élèvera contre eux, et ceux qui en cet âge seront trouvés bons, seront plus grands que nous et que nos Pères. » (3)

    En ce « temps de la grande tentation », il ne suffit pas d’avoir conscience du caractère problématique de la nouvelle religiosité. La seule attitude cohérente et conséquente est de se mettre en marche sur d’authentiques voies spirituelles et d’aller s’abreuver aux sources d’eau pure qui ne cesseront jamais de couler, cristallines, loin des marécages méphitiques ou mirages séducteurs du « spiritualisme ».


     

    Notes

    1. Anne et Daniel Meurois-Givaudan, Le voyage à Shambahlla. Un pélerinage vers soi, Plazac-Rouffignac, Éd. Arista, 1986, p. 128-129
    2. François Maistre, « Léon de Poncins, un contre-révolutionnaire intégral », in Julius Evola, Écrits sur la Franc-Maçonnerie, Puiseaux, Pardès, p. 127-252 (P. 147-150).
    3. Apophtegme cité par Paul Evdokimov, Les Âges de la Vie spirituelle, 3e éd., Paris, Desclée De Brouwer, 1980, p. 171-172.

     

    Postface de Jean-François Mayer

    Un visage du monde moderne : la nouvelle religiosité

    De la subversion spirituelle

    Julius Evola

    Masques et visages du spiritualisme contemporain, 1932

    Édition Pardès p. 264-267.

    SourceFront de la Contre-Subversion

    http://la-dissidence.org/2015/05/07/de-la-subversion-spirituelle/

  • Françoise Bonardel : L'Europe sauvée par sa culture ?

    Le temps n'est donc plus où l'on pouvait, comme le fit Husserl en 1935, pronostiquer que l’expansion de la rationalité occidentale allait subvertir les cultures nationales : « Ou bien les valeurs traditionnelles sont totalement rejetées, ou bien leur contenu est repris à un niveau philosophique, et ainsi reçoit une forme nouvelle, dans l'esprit d'idéalité de la philosophie. » Ne prenant pas à l'évidence la mesure de ce que signifie l'Europe et pour le monde l'avancée du nihilisme, qu'il préfère continuer à penser en termes de « crise » (krisis) appelant à son tour la mobilisation du discernement critique, Husserl n'a pas non plus envisagé que ce mouvement, cette force irrésistible puisse prospérer hors de l'Europe grâce à l'apport de la rationalité, fraîchement exportée sur d'autres continents : « Les forces brutes s'élancent dans le greffon », constatera en 1950 Ernst Jünger. Ne renonçant en effet ni à l'une (la modernisation) ni aux autres (leurs traditions), les « héritiers » de l'Europe pourraient donc cumuler les héritages tandis qu'elle devrait se contenter de voir fructifier une partie du sien au loin. Exprime-t-elle le besoin, le désir de se retrouver sur elle-même et sur l'héritage culturel qui a fait sa grandeur passée, que l'on ne manque pas de la rappeler à l'ordre, inscrit dans la rationalité à quoi l'on réduit alors sa culture, mise au défi de survivre contre ce qu'elle a elle-même engendré et qui la poursuit désormais comme un esprit vengeur : pourvoyeuse d'universalité, l'Europe a-t-elle encore le droit à une sorte d'intimité sacrée avec ce qui, dans son héritage, lui appartient en propre et qu'elle ne peut partager qu'en raison de la complicité, de la connivence unissant de par le monde tous les hommes de culture ? Il y aurait là tous les ingrédients d'une tragédie moderne si ne s'était imposé l'idée que ce soit là le juste retour des ambitions européennes passées, expansionnistes et colonisatrices ; et si les Européens, ces chevaliers de l'universel, ne s'étaient habitués à l'idée que ce qui est bon pour les autres ne l'est plus pour eux, et qu'ils doivent à tout prix se défendre d'être eux aussi modernes et « traditionnels » en protégeant, valorisant ce qui, dans leurs traditions culturelles, n'a pas forcément vocation à être exporté en raison de son universalité : leur manière par exemple d'habiter l'espace et de s'inscrire dans le temps, qui a modelé les paysages européens et leur a donné cette « urbanité » si particulière qui ne concerne plus seulement les villes mais les villages, et les rapports humains qu'on y entretient. Les étrangers par contre le savent et ne manquent pas de s'en délecter alors que les Européens tendent à s'en détourner, obsédés qu'ils sont par la crainte de démériter de l'universel.

    Née sur le sol européen, la « vieille controverse » paraît ainsi l'avoir définitivement quitter pour se retrouver dramatisée en « choc des civilisations » tandis que l'Europe, qui n'a à l'évidence pas évalué l'importance de ce changement d'échelle et de plan, continue à prôner le consensus voulant que, pour coexister pacifiquement, les cultures aient à dialoguer. Or, le choc ne sera-t-il pas d'autant plus inévitable que l'on refusera de voir l'ampleur du fossé qui est en train de se creuser entre ceux qui croient aux vertus du dialogue et ceux qui n'y croient pas ? Fossé que l'on comble artificiellement en faisant dialoguer celles des cultures... qui s'entendent à peu près déjà. Une entente consensuelle à vrai dire – surtout éviter le pire ! – plus qu'un accord de fond quant à l'essentiel : comment préserver l'équilibre ou restaurer la mesure entre expansion des savoirs et « formation » de l'être humain selon un « type » qui pourrait être commun aux différentes cultures, à défaut de l'être d'emblée à l'humanité en fonction de l'a priori rationnel qu'affectionne la philosophie ? Aucune réponse n'est à ce jour en vue hormis de façon parodique à travers la figure du crétin planétaire, déculturé non plus par l'abus des études historiques comme temps encore héroïques où Nietzsche voyait venir le danger, mais par l'idéal consumériste et le sport qui en est l'avatar ludique.
    L'Europe peut-elle donc sauver l'unicité de son héritage sans s'être posé cette question ? Se l'être posée en ne prenant pas seulement en compte les contre-performances des dispositifs éducatifs et culturels qui sont les siens, mais en pensant au type d'humanité dont ils ambitionnent de favoriser l'émergence : « Dans les sciences de l'esprit, dans les sciences  de l'homme et de la société, l'importance de la "formation" correspond à l'importance de l'expérimentation dans les sciences de la nature », disait Gadamer, constatant combien la philosophie se révélait de plus en plus impuissante à réguler les tensions intervenues entre les multiples émanations de la « force créatrice de l'esprit » (science, art, religion), et a fortiori entre les cultures dont elle ne peut plus ignorer l'existence mais dont elle délègue l'étude à l'anthropologie. Comment le pourrait-elle encore d'ailleurs, quand c'est la conception grecque de l'homme comme animal rationale qui est depuis plus d'un siècle en crise ? Comment l'oserait-elle encore depuis que l'ambition totalitaire de façonner un homme nouveau sur un modèle unique a jeté l'opprobre sur toute régulation autoritaire de ce type ? Prise en tenaille entre sa méfiance à l'endroit de tout élitisme supposé porteur de « philistinisme culturel », et son alignement implicite sur le néo-totalitarisme technologique issu de la rationalité scientifique, la philosophie semble avoir bel et bien renoncé à piloter une nouvelle « formation » de l'humanité : « Aucun professeur moderne ne montrerait en chaire avec la prétention de faire de ses auditeurs des hommes de bien – il se ferait rire au nez », constatait non sans nostalgie Jan Patočka.
    La réflexion conduite par le philosophe tchèque dans les années 1970 est à cet égard un relais important car la prise en compte de certains enjeux mondiaux contemporains s'inscrit chez lui dans une tradition de pensée résolument fidèle à l'héritage européen dont l'unicité pourrait se trouver par là même mieux comprise et renforcée. La lucidité étant l'une des qualités éminentes cultivés par cet héritage, Patočka n'a pas manqué de pronostiquer, bien avant Huntington, que « les nations émergentes feront entrer la révolution dans leur traditions et lui imprimeront leur propre style ». Un style qui pourrait bien contrarier, dénaturer les raisons pour lesquelles fut exportée ladite révolution. Mais la lucidité se révèle souvent moins tranchante lorsqu'elle s'exerce sur la sphère de vie et de pensée à laquelle on appartient soi-même. La position des philosophes à l'endroit du « déclin de l'Occident » étant pour une large part déterminée par leur vision du devenir de la rationalité occidentale, Patočka ne fait pas exception à la règle et se pose à la fois en continuateur de Husserl et en herméneute interrogeant inlassablement la tradition platonicienne. Méditant en 1936 sur le télos auquel doit demeurer fidèle l'Europe pour « sauver l'honneur » du rationalisme, Husserl fut parfaitement conscient du danger menaçant de l'intérieur la ratio. Pas au point toutefois d'envisager que la rationalité occidentale puisse être instrumentalisée par certaines traditions culturelles préparant ainsi avec son aide de dangereux cocktails dont personne ne sait quand ils vont exploser. Avertie des ravages causés sur son propre sol par l'instrumentalisation de la raison, l'Europe aurait pu il est vrai se douter qu'il puisse en être de même ailleurs, et avec d'autant plus de violence que la rationalité y serait considérée comme un appareillage purement technique, sans ancrage émotionnel et affectif dans les traditions culturelles soigneusement préservées qui l'auraient annexée. Bien qu'elle s'en défende par crainte d'en corrompre la pureté, l'Europe continue à avoir pour la rationalité née sur son sol un véritable attachement ; et si celui-ci l'égare quand il se mue en croyance aveugle, c'est aussi lui qui, comme tout sentiment véritable, peut la retenir d'en faire un jour un pire usage que ce ne fut déjà le cas dans son passé récent.
    Connaissant tous ces risques pour les avoir approchés à travers le communisme, Patočka repousse fermement le spectre d'un irréversible déclin européen par un acte de foi, par une sorte de nouvelle alliance avec la ratio en vue d'une Europe d'« après l'Europe », renaissant de cette catastrophe spirituelle : « La raison européenne traverse ces péripéties en changeant plutôt ses masques que son essence. » En un sens donc, Patočka continue bien à penser que l'Europe a pour destin d'offrir à l'humanité un sens de l'universel qui, né en Grèce, ne lui appartient pourtant pas en propre. Mais il est tout aussi conscient qu'elle ne le pourra que si elle parvient à retrouver foi en elle-même, faute de quoi cette nouvelle alliance sera tôt ou tard elle aussi instrumentalisée. Le rôle d'un philosophe n'étant pas de se transformer en géopoliticien, l'apport de Patočka se révèle plutôt décisif lorsqu'il aborde de front la question qui traverse et nourrit toute son œuvre: que pouvons-nous encore, nous autre Européens, nous réapproprier pour que l'héritage de l'Europe demeure aussi le nôtre ? Si l'universalisme abstrait que l'Europe a si longtemps exporté est désormais rejeté par les puissances qui entendent fabriquer elles-mêmes l'alliage qui leur permettra de dominer comme elles l'espèrent la scène mondiale, un « retour sur soi » s'impose par contre à l'Europe, une trêve « civilisationnelle » en somme, qui lui permette de récupérer ses propres forces avant de pouvoir être éventuellement le fer de lance d'une « nouvelle formation de l'humanité » en proposant au monde une universalité lavée des soupçons pesant sur son passé.
    L'Europe se doit de d'autres termes de repenser sa propre « formation » en interrogeant patiemment son héritage ; et ce que Patočka dit y avoir découvert fait figure de perle rare dont les Européens retrouveront l'usage dès qu'ils seront parvenus à s'en réapproprier le sens et à le faire à nouveau en eux et à eux-mêmes fructifier : « Le souci de l'âme signifie : la vérité n'est pas donnée une fois pour toutes, elle n'est pas non plus l'affaire d'un simple acte d'intelligence et de prise de conscience, mais une praxis continue l'examen, de contrôle et d'unification de soi-même, qui engage et la vie et la pensée. »Si l'âme est bien « ce qui en l'homme est capable de vérité », la grandeur de Platon, et avec lui tout le monde grec, fut de n'avoir jamais dissocié découverte du vrai – Patočka parle à maintes reprises du « regard dans ce qui est » – et formation de soi par une paideia dont l'âme est l'infatigable instigatrice. La trouvaille est bien mince, penseront sans doute certains, au regard des grandes questions contemporaines, tandis que d'autres craindront de découvrir dans ce souci l'appel à un réveil d'ordre « spiritualiste », au sens où l'entendit par exemple Hermann von Keyserling voyant dans la culture « une forme de la vie, en tant d'expression immédiate de l'esprit » ; et dans l'esprit « le "principe du Sens" dans l'homme, l'origine de toute création, de toute forme, de toute initiative, de toute transmission et, subjectivement, de toute compréhension ». La force de l'intuition visionnaire de Patočka est pourtant là : dans la certitude que Platon a bien encore quelque chose à enseigner aux Européens, invités par lui à reprendre soin de leur âme, trop longtemps délaissée au profit des grands travaux spéculatifs accomplis pour le bien supposé de l'humanité. vient un moment où c'est l'humanité qui a besoin d'être soignée en chacune des âmes européennes qu'elle a désertée : « Retour amont », comme disait René Char.
    C'est aussi l'âme, telle que la conçut la tradition philosophique issue de Platon, est moins une substance extrêmement ténue dotée d'immortalité qu'une force de dégagement inlassable et continue dont se prévaut toute tradition. Elle seule peut donc redonner aux Européens un sens de la continuité fracturé par la modernité. Elle seule peut faire que cet héritage retrouvé se déploie à nouveau en universalité : quel homme sur terre n'aspire pas à conserver ou retrouver son âme ? Ce nouveau parti universaliste proposé par Patočka n'est pas pour autant gagné car, si l'âme est bien en chaque homme une force d'insoumission aux contingences temporelles, le soin qu'on lui doit reste dans es formes marqué par le paysage culturel au sein duquel il a été ou non décidé de faire de ce souci un objectif premier. Peut-on réhabiliter le soin porté à l'âme sans devoir aussi s'interroger sur les formes sous lesquelles cet idéal pourrait être en Europe remis en chantier ? Or, quel philosophe oserait aujourd'hui encore affirmer face au monde que la Grèce a été la « paideia de l'humanité » (Jaeger) s'il est avéré que le type d'homme qu'elle a contribué à façonner ne peut plus servir de modèle au reste de l'humanité ? Tout philosophe est aujourd'hui tiraillé – et cela se ressent chez Patočka – entre sa fidélité aux Grecs dont il sait avoir hérité les raisons qu'il a de philosopher, et la certitude acquise au contact du monde qu'il ne peut plus proposer à l'humanité un idéal-type par lequel elle ne se sent pas ou plus totalement concernée : « Le chef-d’œuvre des Grecs fut l'Homme ; les premiers, ils comprirent qu'éducation signifie modelage du caractère humain selon un idéal déterminé. (...) Mais qu'est-ce que l'homme idéal ? C'est le type universellement valable d'humanité auquel tous les êtres humains sont tenus de ressembler. » Quelle autre issue à ce dilemme que de prendre acte de ce qu'enseigne l'empiricité, au risque d'y perdre son titre de philosophe, ou de devoir comme Heidegger repenser le fondement même de l'humanisme européen hérité des Grecs ? Ce que ne fait pas Patočka, demeuré sur ce point plus fidèle à Husserl et à Platon qu'à l'écoute de Heidegger vers lequel auraient pourtant dû le porter ses intuitions premières.

    De même se demande-t-on souvent, lisant cette fois-ci Jean-François Mattéi, si le vide qui est aujourd'hui celui du regard européen, aveugle à son identité propre comme à la culture qu'il a contribué à édifier, tient vraiment à la perte de sa dimension « transcendantale » – perte de l'héritage platonicien et kantien donc – ou à ce que ce type de regard, porteur d'une espérance quasi messianique, comportait aussi en lui une menace de déréliction, de perversion qu'il n'a pas su à temps conjurer : comment, sans cela, se serait-il vidé de son acuité, de sa perspicacité ? N'était-ce pas un leurre de supposer que l'inquiétude caractérisant ce regard puisse être indéfiniment calmée par le franchissement des limites et l'exploration des lointains ? N'est-ce pas pour avoir privilégier un aspect plutôt que l'autre de l'activité théorique – l'abstraction spéculative au détriment de la contemplation sereine – que l'âme a cessé d'être en souci d'elle-même ? N'était-il pas dès lors inévitable, l'épuisement de ce regard dont la percée, devenant chaque jour plus incisive, plus tranchante, plus indiscrète aussi, se poursuivait à l'infini sans se donner les moyens d'un retour vers le plus familier, le plus humain ? De cette capacité de retour naissent pourtant les œuvres de culture, livrées à la contemplation des humains. N'est-ce pas enfin ce regard qui, s'abandonnant à sa propre démesure, a contribué à façonner un type d'homme, moderne et européen, devenu incapable de se situer entre le proche et le lointain ?

     

    Françoise Bonardel – Des héritiers sans passé, 2010
    Chapitre 7. – Vers une mutation typologique
    L'Europe sauvée par sa culture ?
    Les Éditions de la transparence, p. 165-171.

    http://frontdelacontre-subversion.hautetfort.com/archive/2015/04/07/francoise-bonardel-l-europe-sauvee-par-sa-culture-5599101.html#more

  • Isabelle Stengers : « Les sorcières néopaïennes et la science moderne »

    Scientifique de formation et aujourd’hui professeure de philosophie à l’Université Libre de Bruxelles, Isabelle Stengers désigne les paroles sorcières dont usent le système capitaliste et « la science » pour justifier leur emprise. Des siècles de culture ultra-rationaliste et d’industrie ont éradiqué et discrédité tout ce qui relevait du commun, nous laissant vulnérables et impuissants. Pour récupérer une puissance de penser, d’agir et de coopérer, Isabelle Stengers convoque les activistes du « reclaim » et autres sorcières néo-païennes, qui nous invitent à résister à l’envoûtement capitaliste, au-delà de l’alternative entre réformisme et révolution.

    Dans La sorcellerie capitaliste(1), écrit avec Philippe Pignarre, vous décrivez le capitalisme comme un « système sorcier sans sorcier ». Entendez-vous par là que le système économique et social dans lequel nous sommes plongés relève d’un ordre magique ?

    Quand il n’est pas réduit à une simple métaphore, le mot « magie » ne sert plus guère qu’à établir des oppositions entre nous – qui vivons un monde où la rationalité est censée prédominer – et les autres peuples qui « croient encore en la magie ». J’ai pour ma part voulu prendre au sérieux la magie, sans me poser la question d’y croire ou de ne pas y croire. Avec Philippe Pignarre, nous parlons de « système sorcier » (c’est-à-dire d’un système utilisant une magie malveillante) pour dramatiser ce qui devrait nous faire penser aujourd’hui : le maintien, voire même l’intensification de l’emprise capitaliste, alors que ces dernières décennies, avec le déchaînement de la guerre économique, la référence au progrès a perdu toute évidence.

    Dans les années 1970, on pouvait imaginer qu’en critiquant la notion de progrès, on s’attaquait à l’idéologie qui assurait l’emprise capitaliste. Or aujourd’hui, sauf pour quelques illuminés, la notion de progrès semble n’être plus qu’un réflexe conditionné, une ritournelle. Pourtant, l’emprise n’a pas faibli, bien au contraire.

     

    Associer notre sentiment d’impuissance à l’efficace d’une « attaque sorcière », c’est d’abord dramatiser l’insuffisance de la notion d’idéologie ou de croyance idéologique, c’est attirer l’attention sur la manière dont l’emprise a pu continuer à fonctionner, hors croyance. C’est aussi dramatiser le fait que, contrairement aux traditions culturelles pour qui les attaques sorcières sont un sujet de préoccupation pratique, nous, qui pensons « idéologie », sommes vulnérables. Nous n’avons pas les savoirs pertinents pour identifier et comprendre les dispositifs de capture et de production d’impuissance. Or, là où l’on pense que les sorciers existent, on apprend à les reconnaître, à diagnostiquer leurs procédures, à s’en protéger, voire à contre-attaquer. Nous, nous critiquons et dénonçons les mensonges, mais si la dénonciation avait été efficace, le capitalisme aurait crevé depuis longtemps.

    Nous n’avons donc pas lancé d’appel à croire aux sorciers, mais à reconnaître les attaques sorcières. Ceux qui, par exemple, ont transformé l’expression déjà boiteuse de « développement durable » en « croissance durable » ne « croient » pas à la sorcellerie mais la pratiquent : ils capturent, détournent, piègent. Nous sommes en cela de plus en plus sujets à des paroles sorcières. « Sois motivé ! », « Aies un projet ! » : les mots du management (la motivation, l’engagement, etc.) appartiennent à des dispositifs qui fonctionnent comme des toiles d’araignées – plus on se débat, plus on est pris, comme des mouches. Pas d’illusion idéologique, dans ce cas, mais une terrible efficacité sorcière.

    Le socle de la croyance au progrès était solide dans les classes populaires au début du XXe siècle : le « Nos-enfants-auront-une-vie-meilleure » justifiait travail et sacrifice. Aujourd’hui, presque plus personne ne croit vraiment que ce sera le cas. La croyance au progrès n’est plus qu’une manière, dans la situation actuelle, de s’en remettre aux experts, aux scientifiques, aux nouvelles technologies… L’impuissance face au cours des choses nous pousse à penser qu’eux seuls pourront nous préserver des dangers qui s’accumulent à l’horizon…

    On retrouve ici la signification pauvre du mot magie dont je parlais il y a un instant. On veut croire que « comme par magie », les choses s’arrangeront. Sans vraiment y croire, on espère que ce que nous vivons n’aura été qu’une crise dont nous réussirons à réchapper, « comme d’habitude ».

    Nous considérons avec mépris nos ancêtres qui, terrorisés par une nature qu’ils ne parvenaient pas à contrôler et comprendre, s’attribuaient un pseudo-pouvoir magique pour se rassurer. Mais aujourd’hui, c’est nous qui méritons ce regard méprisant, car c’est nous qui nous en remettons à une croyance magique. Celle-ci signale un désarroi et une impuissance qui traduisent d’abord la destruction systématique de tout ce qui pourrait nous permettre d’imaginer, activement, collectivement, pratiquement, politiquement, ce que demande l’avenir. Nous « devons croire » que ceux qui « savent » (et/ou ont les moyens) nous préserveront, alors que ce sont eux, ou leurs prédécesseurs, qui ont promu sous le nom de « développement » l’entreprise littéralement insoutenable d’appropriation et de mise en exploitation dont nous mesurons les conséquences aujourd’hui.

    Est-ce une forme de ce que vous appelez une alternative infernale ?

    Par « alternatives infernales », nous entendons un ensemble de situations formulées et agencées de sorte qu’elles ne laissent d’autres choix que la résignation, car toute alternative se trouve immédiatement taxée de démagogie : « Certains affirment que nous pourrions faire cela, mais regardez ce qu’ils vous cachent, regardez ce qui arrivera si vous les suivez. »

    Ce qui est affirmé par toute alternative infernale, c’est la mort du choix politique, du droit de penser collectivement l’avenir. Avec la mondialisation, nous sommes en régime de gouvernance, où il s’agit de mener un troupeau sans le faire paniquer, mais sous l’impératif : « Nous ne devons plus rêver. » Affirmer qu’il est possible de faire autrement, ce serait se laisser abuser par des rêves démagogues. On dira par exemple : « Ceux qui critiquent le libre-échange ne vous disent pas que les conséquences de mesures protectionnistes seront l’isolement total et l’arrêt cauchemardesque de tout échange avec les autres pays. Si vous voulez que notre pays reste ouvert, il faut accepter le libre-échange et donc les sacrifices que demande la compétitivité. » Or, le protectionnisme n’a jamais signifié la fin des échanges. De la même manière, lorsqu’on critique l’innovation comme synonyme de progrès, on entend souvent : « Renoncer à l’innovation, c’est faire le choix d’une société frileuse, qui refuse l’avenir ; nous ne pouvons plus revenir en arrière, nous devons nous adapter et faire confiance. » Cet opérateur rhétorique, ce « nous-ne-pouvons-plus », a précisément vocation à faire taire ceux qui disent « mais-qu’êtes-vous-en-train-de-faire ? ». Nous devons faire confiance, car nous n’avons pas d’autre choix.

    Le problème, c’est que ça marche. Quand on entend un politicien énoncer cela, on n’entend malheureusement derrière lui ni mugissement de rires ni concert de ricanements. Reconnaître ces types de discours et se protéger de leur emprise, voilà qui ferait partie d’une culture de la sorcellerie. S’en protéger, c’est aussi savoir en rire, ricaner, avoir sur soi des boîtes à rire qui meuglent – faire d’abord preuve d’irrespect.

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  • Thierry Maulnier, l’insurgé

    Il y a près de 25 ans, la dénomination d'un nouveau lycée d'enseignement général, construit dans la banlieue ouest de Nice, suscitait l'émoi chez les couineurs de gauche, d'extrême-gauche, et chez les professionnels de l'antiracisme. Pensez... Le maire de Nice, qui était alors Jacques Médecin, voulait le baptiser « Lycée Thierry Maulnier ». Ce qui fut fait, au grand dam des indignés congénitaux. Qui était Thierry Maulnier ? Une biographie écrite par le prolifique Georges Feltin-Tracol nous dévoile les arcanes de cet étonnant personnage, qui fut accusé d'être "fasciste" et dont Mauriac dira : « Au lieu de (se) contenter de quelques articles au Figaro, (il) aurait pu être le Sartre de (sa) génération ». Mais Thierry Maulnier ne s'est, certes pas, contenté d'écrire "quelques" articles au Figaro...

    SA JEUNESSE

    Thierry Maulnier est le pseudonyme de Jacques Louis André Talagrand. Il est né le 1er octobre 1909 à Ales, de parents agrégés de lettres. Son père, Joseph, est un farouche républicain et un anticlérical énervé. Accessoirement, il se comporte comme un parfait tyran domestique, et voue ses deux fils à se consacrer à l'étude permanente : pas à l'école républicaine, non, à la maison... Jacques finira tout de même par découvrir la vie lycéenne dans un établissement de Nice. Gare à lui s'il amène des notes autres qu'excellentes à la maison. Le "despote", c'est ainsi que les frères le surnomment, se déchaîne... Mais cette dure éducation a des vertus. Jacques est plus que brillant, plus que cultivé. Il aura droit à sa photo dans la presse locale niçoise pour avoir décroché le second prix au Concours général d'histoire. A l'automne 1924, précoce, il entre en classe de terminale au lycée Louis-le-Grand, à Paris. Il s'y fait vite une réputation certaine : sa haute taille, son exceptionnelle culture générale, et sa désinvolture affichée attirent les regards.

    Il fait le choix d'être un « cancre invétéré » qui sera cependant bachelier avec une mention « assez bien », en une époque où une telle mention avait de la signification. Le voici en hypokhâgne où il fait la connaissance des inséparables Maurice Bardèche et Robert Brasillach, avec qui il sympathise fortement. En deuxième année de Normale'Sup, loin de s'amender pour ce qui concerne son indolence, tant naturelle que travaillée, il se singularise, une fois de plus. Le diplôme de fin d'études repose sur un mémoire que la plupart des étudiants préparent d'arrache-pied tout au long de l'année. Pas lui. Il entreprend d'écrire son mémoire consacré à « L’art dramatique chez Racine d'après ses préfaces », 48 heures avant l'échéance, et obtient la note de 18/20 ! Il épate évidemment Brasillach, Bardèche, et ses camarades. Mais la perspective de devenir professeur, comme ses parents, ne l'enchante absolument pas. Il sera journaliste.

    MAULNIER JOURNALISTE

    Il découvre Charles Maurras et L'Action française, adhère à l'AF et milite quelques temps aux Camelots du Roi. Ecrivant dans l'organe maurassien des étudiants, L'Etudiant français, il prend le pseudonyme de Thierry Maulnier. Grâce à la qualité de ses articles, le nombre d'abonnements augmente. Il acquiert une certaine célébrité dans les milieux nationalistes. Il est âgé de vingt ans ! Le service militaire l'attend. Il en gardera un vif sentiment d'inutilité et un antimilitarisme sous-jacent Sa vie sociale sera intense. Les sorties au théâtre, au cinéma et dans les bistrots s'enchaînent, aux côtés de ses amis Brasillach, Bardèche, Blond, Lupin, Kleber Haedens.

    Il plaît beaucoup aux femmes et fréquente assidûment la Coupole, le Flore, Lipp quand lui et ses amis ne font pas le tour (à pied) de la capitale. Mais quand trouve-t-il le temps d'écrire ? Une anecdote qui décrit sa méthode : à un ami s'enquérant de son éditorial du mois, il répondit : « Il est prêt », et alors que l'autre le lui demandait, il ajouta : « Il ne me reste plus qu'à l'écrire »... Claude Roy dira de lui : « Ce grand travailleur est aussi un grand paresseux ». Cela n'explique cependant pas tout de ses retards à ses rendez-vous. Il est amoureux de Dominique Aury, pseudonyme d'Anne Cécile Desclos, qui fréquenta la joyeuse équipe de Brasillach et de Bardèche. Elle sera, plus tard, en 1953, le célébrissime auteur, sous le pseudonyme de Pauline Réage, d’Histoire d'O, roman érotique qui eut quelques soucis avec la censure.

    LES ANTICONFORMISTES DES ANNÉES 1930

    Curieuse et fascinante période que celle des années 1930. Un vaste ensemble intellectuel se développa en France, dans lequel Thierry Maulnier joua un rôle majeur. On évoqua les « relèves des années trente », avec d'un côté d'anciens briandistes favorables à la construction européenne, les "fascistes" de Georges Valois et les "techniciens" de ceux qui constituèrent plus tard la célèbre Synarchie. Thierry Maulnier faisait partie d'une seconde tendance qui, avec Denis de Rougemont et Robert Aron, venus du maurrassisme, constituèrent la Jeune Droite. On ne peut évidemment pas s'empêcher de penser à la Révolution conservatrice allemande. Maulnier rédigea l'introduction de l'édition française du Troisième Reich d'Arthur Moeller van den Bruck, un des maîtres à penser de cette école de pensée. L'ouvrage n'a, faut-il le rappeler, rien à voir avec le Troisième Reich hitlérien.

    Thierry Maulnier écrit, et il écrit beaucoup. Paul Sérant dira de lui qu'il « fut considéré à une certaine époque comme le successeur possible de Maurras dans le domaine doctrinal ». Révolutionnaire, Maulnier l’est avec véhémence. Il dénonce les effets désastreux de la modernité : « La machine moderne doit produire à tout prix : on ne produit plus pour consommer, on consomme pour produire. De là naît un esprit nouveau, esprit barbare, mépris devant ce que la civilisation a de plus précieux, mépris de l'homme en fin de compte ». Allant encore plus loin dans la révolte, il appelle à « mépriser les lois, violer les lois et les détruire ». Il méprise profondément les milieux politiques de droite. Il écrit cette phrase terrible, si terriblement juste : « Nous ne sommes pas les braves jeunes espérés, la milice sacrée que la droite traditionnelle espère voir surgir pour lui remettre le soin de prolonger le temps des équipages, de défendre la tradition, la Propriété, la Famille, la Morale, et défaire renaître, avec un peu de chance, l'époque où il y avait encore des domestiques ».

    Maulnier aborde les questions sociales sans craindre de scandaliser ses lecteurs d'esprit conservateur. Il prône une synthèse révolutionnaire-conservatrice et, à l'instar de Drieu La Rochelle, un « fascisme socialiste qui est aujourd'hui la seule forme encore vivante du socialisme ». Il se méfie cependant des étiquettes et refuse d'importer en France des modèles totalitaires étrangers. S'inspirant de Lénine, il écrit : « Une révolution dans son principe n'a pas été un mouvement de masse, les mouvements de masse naissent après les révolutions. La prise du pouvoir, par la ruse ou par la violence, ne demande qu'une minorité ardente, cohérente, convenablement fanatisée. »

    TROP EXTREMISTE POUR BRASILLACH ET REBATET

    Il collabore, entre autres revues, à L'Insurgé, qui se réclamait à la fois de Jules Vallès et de Drumont, dont les orientations fascisantes et corporatives étaient connues. Curieusement, l'équipe de Je suis partout (auquel collabore aussi Maulnier), en particulier Lucien Rebatet et Robert Brasillach, montre une franche hostilité à une ligne éditoriale qu'ils jugent trop extrémiste... Pas étonnant que Maulnier se rapproche durant quelque temps de Jacques Doriot et du Parti populaire français. Il collaborera même à l'organe principal du PPF, L'Emancipation nationale. Il déteste toujours autant le conservatisme, écrivant : « Ce qui nous sépare aujourd'hui des conservateurs, c'est autre chose et beaucoup plus que leur lâcheté (Mon Dieu, qu'il a raison !) », ajoutant « Ce ne sont pas seulement les méthodes d'action conservatrices, ce sont les manières de penser conservatrices, ce sont les valeurs conservatrices qui nous sont odieuses. » Et il ajoute : « A bas l'Union sacrée ! Sous aucun prétexte, nous ne nous solidariserons avec la France d'aujourd'hui ! », concluant par ces mots « C'est dans l'opposition, c'est dans le refus, c'est, le jour venu, dans la révolution, que réside notre seule dignité possible. » Il évoque cette « République démocratique (qui) ne peut être pour nous que la grande ennemie du peuple, le symbole de son oppression séculaire et des massacres qui Vont assurée », ajoutant « démocratie et capitalisme ne sont qu'un seul et même mal : on les abattra en même temps ». Et puis, ces mots (écrits, faut-il le préciser, avant la victoire allemande de 1940) : « La France est un pays envahi, un pays colonisé, un pays soumis à la domination étrangère. »

    THIERRY MAULNIER PENDANT LA GUERRE

    Officier de réserve, Jacques Talagrand est mobilisé et part en première ligne. L'avancée allemande le contraint à se réfugier chez Léon Daudet II appartiendra aux "vichysto-résistants", ce que n'apprécient guère ses anciens amis de Je suis partout, qui le qualifient de "gaulliste" et de « libéral anglais » à longueur d'articles incendiaires. Lucien Rebatet ira jusqu'à le qualifier, dans Les Décombres, d'« agent inconscient de l'Intelligence Service » ! Il signe cependant, dans La Revue universelle, une série d'articles, développant des axes doctrinaux pour la Révolution nationale et adhère le 26 janvier 1941 au Comité de Rassemblement pour la Révolution nationale, aux  côtés de Jean-Louis Tixier-Vignancour, Edouard Frédéric-Dupont (qui sera membre du groupe FN à l'Assemblée nationale, en 1986) et Antoine de Saint-Exupéry. Il s'écarte cependant de tout engagement politique et refuse toute collaboration avec l'occupant. Il écrit, en 1942, ces lignes « C'est en-dehors des mythes démocratiques et des mythes totalitaires que se trouvent pour la France la seule renaissance, la seule existence possible. »

    L'APRES-GUERRE

    Le 11 septembre 1944, Le Figaro, auquel Maulnier avait collaboré, reparaît. Son premier article concerne Les Réprouvés, allusion bien sûr au magnifique livre d'Ernst Von Salomon, et s'adresse aux soldats perdus du III Reich. Il suscite la fureur de certains. Mais ses amis résistants se sont porté garants de lui. Il passe entre les mailles du filet Ces cautions n'empêchent pas Maulnier de s'en prendre virulemment à la « Révolution rouge de 1944 » : indignation de la presse résistancialiste... Il tonne contre une nouvelle Terreur" L'arrestation et la condamnation à mort de Robert Brasillach l'indignent Avec Jacques Isorni, l'avocat de Brasillach, il rédige une pétition de demande de grâce à De Gaulle, et la fait signer par des artistes et des écrivains entre autres, par François Mauriac, Jean Cocteau, Colette, Paul Valéry, Albert Camus, Roland Dorgelès. Hélas, Brasillach sera fusillé le 6 février 1945. Une ignominie que Maulnier ne pardonnera jamais à De Gaulle. Il continue à s'activer dans la défense des épurés. Il contribuera à obtenir la grâce de Rebatet, condamné à mort, qui l'avait pourtant copieusement invectivé, Rebatet saluera cet « homme de cœur d'une rare noblesse ». Il aidera aussi Maurice Bardèche à vivre, et même à survivre, l'aidant sur le plan professionnel.

    UN BOURGEOIS ARRIVÉ À LA CONSÉCRATION ?

    Avec sa nouvelle épouse, Marcelle Tassencourt, avec qui il partage un amour immodéré pour les chats (ils en ont une dizaine), il s'investit dans la mise en scène et la dramaturgie. Il critique dans ses pièces le système communiste, ce qui ne lui attire pas franchement les sympathies des Sartriens et autres valets du Komintern. En juin 1959, l'Académie française le récompense par son Grand prix de littérature pour l'ensemble de son œuvre. Cinq ans plus tard, il sera élu académicien, remplaçant Henry Bordeaux. Mais il continue à écrire au Figaro où il fournit un article ou un éditorial quotidien jusqu'en 1987. Au i ou à La Table Ronde, maison d'édition dont il a "inventé" le nom, il combat frontalement le communisme et ses « idiots utiles », lui qui connaît parfaitement l'œuvre de Karl Marx, qu'il a pu approfondir au temps de la Jeune Droite. Il dénonce avec virulence le totalitarisme rouge, lui qui avait écrit un essai au titre "signifiant" La face de méduse du communisme. Mais, curieusement, il prit fait et cause, comme de multiples personnalités au niveau mondial, pour les époux Rosenberg, condamnés à mort pour espionnage aux Etats-Unis. Ils avaient transmis aux Soviétiques les secrets de la bombe atomique et furent exécutés. Pourquoi le furent-ils, malgré cette mobilisation mondiale ? L'affaire mérite d'être racontée en quelques lignes. Les Américains avaient en fait réussi à décrypter les messages secrets que les Soviétiques envoyaient à leurs taupes américaines, dont les Rosenberg, et disposaient des preuves absolues de leur trahison. Mais pas question que les Soviétiques sachent que leurs codes avaient été décryptés. Le ministre de la Défense américain convoqua dans le plus grand secret les juges du tribunal, et leur présenta, sous le sceau de la discrétion la plus absolue, les preuves de la trahison des Rosenberg, qui furent en effet condamnés à mort et exécutés.

    Le supposé "recentrage" politique de Maulnier suscita évidemment l’ironie et l'ire de Jacques Laurent, dans sa revue La Parisienne, et des maurassiens regroupés autour de Pierre Boutang. Maulnier était, à leurs yeux, coupable d'écrire dans un journal (Le Figaro), « aux opinions timorées ». Que diraient-ils aujourd'hui ? Mais Maulnier continue à s'engager, en faveur de l'Indochine française, en faveur de l'Algérie française. L'incurie politique de la IVe République l'exaspère tant qu'il en vient à soutenir le retour au pouvoir du général De Gaulle. Il en viendra même à condamner le putsch d'Alger. Maulnier, qui avait pourtant collaboré un temps à Défense de l'Occident de son vieil ami Bardèche, se rapprochera des thèses atlantistes tout en approuvant la politique étrangère de De Gaulle.

    « FASCISTE UN JOUR, FASCISTE TOUJOURS »

    Les événements de mai 1968 le réveillent d'un (relatif) sommeil. Dominique Venner, qui le rencontra souvent, dira : « Qu'à bientôt soixante ans, l’écrivain fût différent du jeune homme qu'il avait été trente ans plus tôt, qui s'en étonnerait ? Mais je peux témoigner que le Thierry Maulnier de l'âge mûr, celui que j'ai connu, était beaucoup moins apprivoisé qu'on ne l'imagine, beaucoup moins changé qu'on ne l'a dit. » Thierry Maulnier présidera des colloques dont les invités furent Roland Gaucher, Giorgio Locchi, Jean Dutourd, Paul Sérant ou Raymond Ruyer. L'académicien assista aussi à des colloques du GRECE et accepta de figurer dans le comité de patronage de Nouvelle Ecole, la revue de la Nouvelle Droite dirigée par Alain de Benoist.

    Celui que Patrick Paraient avait qualifié, dans un numéro d'Eléments en 1988, de « Cioran sans amertume », et à qui Pierre Vial rendit hommage dans la même revue avec ce titre, « Thierry Maulnier l'insurgé », décède le samedi 9 janvier 1988 à Marne-la-Coquette. Il avait 78 ans.

    R.S. Rivarol du 20 novembre 2014

     

    Georges Feltin-Tracol ; Thierry Maulnier, un itinéraire singulier ; 18 euros plus 3 de frais de port ; Editions Auda Isara, BP 90825 ; 31008 Toulouse Cedex 6