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plus ou moins philo - Page 37

  • ARENDT (Hanna) - La signification de la philosophie de Hobbes

    Il est significatif que les champions modernes du pouvoir se trouvent en accord total avec la philosophie de l'unique grand penseur qui prétendit jamais tirer le bien public des intérêts privés, et qui au nom du bien privé, imagina et échafauda l'idée d'un Commonwealth qui aurait pour base et pour fin ultime l'accumulation du pouvoir. Hobbes est en effet le seul grand philosophe que la bourgeoisie puisse revendiquer à juste titre comme exclusivement sien, même si la classe bourgeoise a mis longtemps à reconnaître ses principes. Dans son Léviathan, Hobbes exposait la seule théorie politique selon laquelle l'Etat ne se fonderait pas sur une quelconque loi constitutive – la loi divine, la loi de nature ou celle du contrat social – qui déterminerait les droits et interdits de l'intérêt individuel vis-à-vis des affaires publiques, mais sur les intérêts individuels eux-mêmes, de sorte que " l'intérêt privé est le même que l'intérêt public. "
    Il n'est pratiquement pas un seul modèle de la morale bourgeoise qui n'ait été anticipé par la magnificence hors pair de la logique de Hobbes. Il donne un portrait presque complet, non pas de l'homme mais du bourgeois, analyse qui en trois cents ans n'a été ni dépassée ni améliorée. " La Raison… n'est rien d'autre que des Comptes " ; " Sujet libre, libre Arbitre... sont des mots... vides de sens; c'est-à-dire Absurdes. " Etre privé de raison, incapable de vérité, sans libre-arbitre – c'est-à-dire incapable de responsabilité – l'homme est essentiellement une fonction de la société et sera en conséquence jugé selon " sa valeur ou [sa] fortune... son prix ; c'est-à-dire pour autant qu'il serait donné contre l'usage de son pouvoir ". Ce prix est constamment évalué et réévalué par la société, l'" estime des autres " variant selon la loi de l'offre et de la demande.
    Pour Hobbes, le pouvoir est le contrôle accumulé qui permet à l'individu de fixer les prix et de moduler l'offre et la demande de manière à ce que celles-ci favorisent son profit personnel. L'individu envisagera son profit dans un isolement complet, du point de vue d'une minorité absolue, pourrait-on dire ; il s'apercevra alors qu'il ne peut œuvrer et satisfaire à son intérêt sans l'appui d'une quelconque majorité. Par conséquent, si l'homme n'est réellement motivé que par ses seuls intérêts individuels, la soif de pouvoir doit être sa passion fondamentale. C'est elle qui fixe les relations entre individu et société, et toutes les autres ambitions, richesse, savoir et honneur, en découlent elles aussi.
    Hobbes souligne que dans la lutte pour le pouvoir comme dans leurs aptitudes innées au pouvoir, tous les hommes sont égaux ; car l'égalité des hommes entre eux a pour fondement le fait que chaque homme a par nature assez de pouvoir pour en tuer un autre. La ruse peut racheter la faiblesse. Leur égalité en tant que meurtriers en puissance place tous les hommes dans la même insécurité, d'où le besoin d'avoir un Etat. La raison d'être de l'Etat est le besoin de sécurité éprouvé par l'individu, qui se sent menacé par tous ses semblables.
    L'aspect crucial du portrait tracé par Hobbes n'est pas du tout ce pessimisme réaliste qui lui a valu tant d'éloges dans les temps modernes. Car si l'homme était vraiment la créature que Hobbes a voulu voir en lui, il serait incapable de constituer le moindre corps politique. Hobbes, en effet, ne parvient pas et d'ailleurs ne cherche pas – à faire entrer nettement cette créature dans une communauté politique. L'homme de Hobbes n'a aucun devoir de loyauté envers son pays si celui-ci est vaincu, et il est pardonné pour toutes ses trahisons si jamais il est fait prisonnier. Ceux qui vivent à l'extérieur de son Commonwealth (les esclaves, par exemple) n'ont pas davantage d'obligations envers leurs semblables, et sont au contraire autorisés à en tuer autant qu'ils peuvent ; tandis que, en revanche, " de résister au Glaive du Commonwealth afin de porter secours à un autre homme, coupable ou innocent, aucun homme n'a la Liberté ", autrement dit il n'y a ni solidarité ni responsabilité entre l'homme et son prochain. Ce qui les lie est un intérêt commun qui peut être " quelque crime Capital, pour lequel chacun d'entre eux s'attend à mourir " ; dans ce cas, ils ont le droit de " résister au Glaive du Commonwealth ", de " se rassembler, et se secourir, et se défendre l'un l'autre... Car ils ne font que défendre leurs vies ".
    Ainsi pour Hobbes, la solidarité dans telle ou telle forme de communauté est-elle une affaire temporaire et limitée qui, pour l'essentiel, ne change rien au caractère solitaire et privé de l'individu (qui ne trouve " aucun plaisir mais au contraire mille chagrins dans la fréquentation de ses semblables, nul pouvoir ne réussissant à les tenir tous en respect ") ni ne crée de liens permanents entre lui-même et ses semblables. C'est comme si le portrait de l'homme de Hobbes trahissait le propos de ce dernier, propos qui est de fournir une base pour son Commonwealth, et qu'il avançait à la place un modèle cohérent de comportements par le biais desquels toute communauté véritable puisse être facilement détruite. D'où l'instabilité inhérente et avouée du Commonwealth de Hobbes qui, dans sa conception, prévoit sa propre dissolution – " quand, à l'occasion d'une guerre (étrangère ou intestine) les ennemis emportent la Victoire finale... alors le Commonwealth est dissous et chaque homme se trouve libre de se protéger " –, instabilité d'autant plus frappante que le but primordial et répété de Hobbes était d'instaurer un maximum de sécurité et de stabilité.
    Ce serait commettre une grave injustice envers Hobbes et sa dignité de philosophe que de considérer son portrait de l'homme comme une tentative de réalisme psychologique ou de vérité philosophique. En fait, Hobbes ne s'intéresse ni à l'un ni à l'autre, son seul et unique souci étant la structure politique elle-même, et il décrit les aspects de l'homme selon les besoins du Léviathan. Au nom du raisonnement et de la persuasion, il présente son schéma politique comme s'il partait d'une analyse réaliste de l'homme, être qui " désire le pouvoir, encore plus de pouvoir ", et comme s'il s'appuyait sur cette recherche pour concevoir un corps politique idéal pour cet animal assoiffé de pouvoir. Le véritable processus, c'est-à-dire le seul processus selon lequel son concept de l'homme ait un sens et dépasse la banalité manifeste d'une méchanceté humaine reconnue, est précisément tout autre.
    Ce corps politique nouveau était conçu pour le profit de la nouvelle société bourgeoise telle qu'elle apparut au cours du dix-septième siècle, et cette peinture de l'homme est une esquisse du type d'homme nouveau qui serait apte à le constituer. Le Commonwealth a pour fondement la délégation du Pouvoir, et non des droits. Il acquiert le monopole de l'assassinat et offre en retour une garantie conditionnelle contre le risque d'être assassiné. La sécurité est assurée par la loi, qui est une émanation directe du monopole du pouvoir dont jouit l'Etat (et n'est plus établie par l'homme en vertu des valeurs humaines du bien et du mal). Et comme cette loi découle directement du Pouvoir absolu, elle représente une nécessité absolue aux yeux de l'individu qu'elle régit. En ce qui concerne la loi de l'Etat, à savoir le Pouvoir accumulé par la société et monopolisé par l'Etat, il n'est plus question de bien ou de mal, mais uniquement d'obéissance absolue, du conformisme aveugle de la société bourgeoise.
    Privé de droits politiques, l'individu, pour qui la vie publique et officielle se manifeste sous le manteau de la nécessité, acquiert un intérêt nouveau et croissant pour sa vie privée et son destin personnel. Exclu de toute participation à la conduite des affaires publiques qui concernent tous les citoyens, l'individu perd sa place légitime dans la société et son lien naturel avec ses semblables. Il ne peut désormais juger sa vie privée personnelle que par comparaison avec celle d'autrui, et ses relations avec ses semblables à l'intérieur de la société prennent la forme de la compétition. Une fois les affaires publiques réglées par l'Etat sous le couvert de la nécessité, les carrières sociales ou politiques des concurrents tombent sous l'empire du hasard. Dans une société d'individus tous pourvus par la nature d'une égale aptitude au pouvoir et semblablement protégés les uns des autres par le pouvoir, seul le hasard peut décider des vainqueurs.
    Selon les critères bourgeois, ceux à qui la chance ou le succès sont totalement refusés sont automatiquement rayés de la compétition, laquelle est la vie de la société. La bonne fortune s'identifie à l'honneur, la mauvaise au mépris. En déléguant ses droits politiques à l'Etat, l'individu lui abandonne également ses responsabilités sociales : il demande à l'Etat de le soulager du fardeau que représentent les pauvres exactement comme il demande à être protégé contre les criminels. La différence entre indigent et criminel disparaît - tous deux étant des hors-la-loi. Ceux qui n'ont pas de succès sont dépouillés de la vertu que leur avait léguée la civilisation classique ; ceux qui n'ont pas de chance ne peuvent plus en appeler à la charité chrétienne.
    Hobbes libère tous ceux qui sont bannis de la société - ceux qui n'ont pas de succès, ceux qui n'ont pas de chance, les criminels – de tous leurs devoirs envers la société et envers l'Etat si ce dernier les ignore. Ils peuvent lâcher la bride à leur soif de pouvoir et sont invités à tirer profit de leur aptitude élémentaire à tuer, restaurant ainsi cette égalité naturelle que la société ne dissimule que par opportunisme. Hobbes prévoit et justifie l'organisation des déclassés sociaux en un gang de meurtriers comme issue logique e la philosophie morale de la bourgeoisie.
    Etant donné que le pouvoir est essentiellement et exclusivement le moyen d'arriver à une fin, une communauté fondée seulement sur lui doit sombrer dans le calme de l'ordre et de la stabilité ; sa complète sécurité révèle qu'elle est construite sur du sable. C'est seulement en gagnant toujours plus de pouvoir qu'elle peut garantir le statu quo ; c'est uniquement en étendant constamment son autorité par le biais du processus d'accumulation du pouvoir qu'elle peut demeurer stable. Le Commonwealth de Hobbes est une structure vacillante qui doit sans cesse se procurer de nouveaux appuis à l'extérieur si elle ne veut pas sombrer du jour au lendemain dans l'aveugle, l'insensé chaos des intérêts privés d'où elle est issue. Pour justifier la nécessité d'accumuler le pouvoir, Hobbes s'appuie sur la théorie de l'état de nature, la " condition de guerre perpétuelle " de tous contre tous dans laquelle les divers Etats individuels demeurent encore les uns vis-à-vis des autres exactement comme J'étaient leurs sujets respectifs avant de se soumettre à l'autorité d'un Commonwealth. Cet état permanent de guerre potentielle garantit au Commonwealth une espérance de permanence parce qu'il donne à l'Etat la possibilité d'accroître son pouvoir aux dépens des autres Etats.
    Ce serait une erreur de prendre à la légère la contradiction manifeste entre le plaidoyer de Hobbes pour la sécurité de l'individu et l'instabilité fondamentale de son Commonwealth. Là encore il s'efforce de convaincre, de faire appel à certains instincts de sécurité fondamentaux dont il savait bien qu'ils ne pourraient survivre, chez les sujets du Léviathan, que sous la forme d'une soumission absolue au pouvoir qui " en impose à tous ", autrement dit à une peur omniprésente, irrépressible - ce qui n'est pas exactement le sentiment caractéristique d'un homme en sécurité. Le véritable point de départ de Hobbes est une analyse extrêmement pénétrante des besoins politiques du nouveau corps social de la bourgeoisie montante, dont la confiance fondamentale en un processus perpétuel d'accumulation des biens allait bientôt éliminer toute sécurité individuelle. Hobbes tirait les conclusions nécessaires des modèles de comportement social et économique quand il proposait ses réformes révolutionnaires en matière de constitution politique. Il esquissait le seul corps politique possible capable de répondre aux besoins et aux intérêts d'une classe nouvelle. Ce qu'il donnait, au fond, c'était le portrait de l'homme tel qu'il allait devoir devenir et tel qu'il allait devoir se comporter s'il voulait entrer dans le moule de la future société 'bourgeoise.
    L'insistance de Hobbes à vouloir trouver dans le pouvoir le moteur de toutes choses humaines et divines (car même le règne de Dieu sur les hommes est " le fait, non pas de la Création...mais de l'Irrésistible Pouvoir ") découlait de la proposition théoriquement irréfutable selon laquelle une accumulation indéfinie de 'biens doit s'appuyer sur une accumulation indéfinie de pouvoir. Le corollaire philosophique de l'instabilité fondamentale d'une communauté fondée sur le pouvoir est l'image d'un processus historique perpétuel qui, afin de demeurer en accord avec le développement constant du pouvoir, se saisit inexorablement des individus, des peuples et, finalement, de l'humanité entière, Le processus illimité d'accumulation du capital a besoin de la structure politique d' " un Pouvoir illimité ", si illimité qu'il puisse protéger la propriété grandissante en accroissant sans cesse sa puissance, Compte tenu du dynamisme fondamental de la nouvelle classe sociale, il est parfaitement exact qu'" il ne saurait s'assurer du pouvoir et des moyens de vivre bien, dont il jouit présentement, à moins d'en acquérir toujours plus ". Cette conclusion ne perd rien de sa logique même si, en trois cents ans, il ne s'est trouvé ni un roi pour " convertir cette Vérité de la Spéculation en l'Utilité de la Pratique", ni une bourgeoisie dotée d'une conscience politique et d'une maturité économique suffisantes pour adopter ouvertement la philosophie du pouvoir de Hobbes.
    Ce processus d'accumulation indéfinie du pouvoir indispensable à la protection d'une accumulation indéfinie du capital a suscité l'idéologie " progressiste " de la fin du XIXe siècle et préfiguré la montée de l'impérialisme. Ce n'est pas l'illusion naïve d'une croissance illimitée de la propriété, mais bien la claire conscience que seule l'accumulation du pouvoir pouvait garantir la stabilité des prétendues lois économiques, qui ont rendu le progrès inéluctable. La notion de progrès du XVIIIe siècle, telle que la concevait la France pré-révolutionnaire, ne faisait la critique du passé que pour mieux maîtriser le présent et contrôler l'avenir ; le progrès trouvait son apogée dans l'émancipation de l'homme. Mais cette notion restait loin du progrès sans fin de la société bourgeoise, qui non seulement s'oppose à la liberté et à l'autonomie de l'homme, mais qui, de plus, est prête à sacrifier tout et tous à des lois historiques prétendument supra humaines. " Ce que nous appelons progrès, c'est le vent... qui guide irrésistiblement [l'ange de l'histoire] jusque dans le futur auquel il tourne le dos cependant que devant lui l'amas des ruines s'élève jusqu'aux cieux. " ' C'est seulement dans le rêve de Marx d'une société sans classes qui, selon les mots de Joyce, allait secouer l'humanité du cauchemar de l'histoire, qu'une ultime - bien qu'utopique influence du concept du XVIIIe siècle apparaît encore.
    L'homme d'affaires pro-impérialiste, que les étoiles ennuyaient parce qu'il ne pouvait pas les annexer, avait vu que le pouvoir organisé au nom du pouvoir engendrait un pouvoir accru. Quand l'accumulation du capital eut atteint ses limites naturelles, nationales, la bourgeoisie comprit que ce serait seulement avec une idéologie de " l'expansion, tour est là ", et seulement avec un processus d'accumulation du pouvoir correspondant, que l'on pourrait remettre le vieux moteur en marche. Néanmoins, au moment même oÙ il semblait que le véritable principe du mouvement perpétuel venait d'être découvert, l'esprit explicitement optimiste de l'idéologie du progrès se voyait ébranlé. Non que quiconque commençât à douter du caractère inéluctable du processus lui-même ; mais beaucoup commençaient à voir ce qui avait effrayé Cecil Rhodes, à savoir que la condition humaine et les limitations du globe opposaient un sérieux obstacle à un processus qui ne pouvait ni cesser ni se stabiliser, mais seulement déclencher les unes après les autres toute une série de catastrophes destructrices une fois ces limites atteintes.
    A l'époque impérialiste, la philosophie du pouvoir devint la philosophie de l'élite qui découvrit bientôt - et fut rapidement prête à admettre - que la soif de pouvoir ne saurait être étanchée que par la destruction. Telle fut la principale raison d'être de son nihilisme (particulièrement manifeste en France au tournant du siècle, et en Allemagne dans les années 20) qui remplaçait la foi superstitieuse dans le progrès par une foi non moins superstitieuse dans la chute, et qui prêchait l'annihilation automatique avec autant d'enthousiasme qu'en avaient mis les fanatiques du progrès automatique à prêcher le caractère inéluctable des lois économiques. Il avait fallu trois siècles pour que Hobbes, ce grand adorateur du Succès, puisse enfin triompher. La Révolution française en avait été pour une part responsable, qui, avec sa conception de l'homme comme législateur et comme citoyen, avait failli réussir à empêcher la bourgeoisie de développer pleinement sa notion de l'histoire comme processus nécessaire. Cela résultait également des implications révolutionnaires du Commonwealth, de sa rupture farouche- avec la tradition occidentale, que Hobbes n'avait pas manqué de souligner.
    Tout homme, toute pensée qui n'œuvrent ni ne se conforment au but ultime d'un appareil dont le seul but est la génération et l'accumulation du pouvoir, sont dangereusement gênants. Hobbes estimait que les livres des " Grecs et des Romains de l'Antiquité " étaient aussi " nuisibles " que l'enseignement chrétien d'un " Summum bonum... tel qu'il est dit dans les Livres des vieux Moralistes ", ou que la doctrine du " quoi qu'un homme fasse contre sa conscience, est Péché ", ou que " les Lois sont les Règles du juste et de l'injuste ". La profonde méfiance de Hobbes à l'égard de toute la tradition de la pensée politique occidentale ne doit pas nous surprendre si nous nous souvenons seulement que ce qu'il souhaitait n'était ni plus ni moins que la justification de la Tyrannie qui, pour s'être exercée à plusieurs reprises au cours de l'histoire de l'Occident, n'a cependant jamais connu les honneurs d'un fondement philosophique. Hobbes est fier de reconnaître que le Léviathan se résume en fin de compte à un gouvernement permanent de la tyrannie : " le nom de Tyrannie ne signifie pas autre chose que le nom de Souveraineté... " ; " pour moi, tolérer une haine déclarée de la Tyrannie, c'est tolérer la haine du Commonwealth en général... "
    En tant que philosophe, Hobbes avait déjà pu -déceler dans l'essor de la bourgeoisie toutes les qualités anti-traditionalistes de cette classe nouvelle qui devait mettre plus de trois cents ans à arriver à maturité. Son Léviathan n'avait rien à voir avec une spéculation oiseuse sur de nouveaux principes politiques, ni avec la vieille quête de la raison telle queue gouverne la communauté des hommes ; il constituait délibérément " la renaissance des conséquences " découlant de l'essor d'une classe nouvelle dans une société fondamentalement liée à la propriété conçue comme élément dynamique générateur d'une propriété toujours nouvelle. La fameuse accumulation du capital qui a donné naissance à la bourgeoisie a changé les notions mêmes de propriété et de richesse : on ne les considérait plus désormais comme les résultats de l'accumulation et de l'acquisition, mais bien comme leurs préalables ; la richesse devenait un moyen illimité de s'enrichir. Etiqueter la bourgeoisie comme classe possédante n'est que superficiellement correct, étant donné que l'une des caractéristiques de cette classe était que quiconque pût en faire partie du moment qu'il concevait la vie comme un processus d'enrichissement perpétuel et considérait l'argent comme quelque chose de sacro-saint, qui ne saurait en aucun cas se limiter à un simple bien de consommation.
    En elle-même, la propriété est néanmoins vouée à être employée et consommée, et elle s'amenuise donc constamment. La forme de possession la plus radicale, la seule vraiment sûre est la destruction, car seules les choses que nous avons détruites sont à coup sûr et définitivement nôtres. Les possédants qui ne consomment pas mais s'acharnent à étendre leur avoir se heurtent continuellement à une limitation bien fâcheuse, à savoir que les hommes doivent mourir. La mort, voilà la véritable raison pour laquelle propriété et acquisition ne sauraient tenir lieu d'authentique principe politique. Un système social essentiellement fondé sur la propriété est incapable d'aller vers autre chose que la destruction finale de toute forme de propriété. Le caractère limité de la vie de l'individu est un obstacle aussi sérieux pour la propriété en tant que fondement de la société que le sont les limites du globe pour l'expansion en tant que fondement du corps politique. Du fait qu'elle transcende les limites de la vie humaine en misant sur une croissance automatique et continue de la richesse au-delà de tous les besoins et de toutes les possibilités de consommation personnels imaginables, la propriété individuelle est promue au rang d'affaire publique et sort du domaine de la stricte vie privée. Les intérêts privés, qui sont par nature temporaires, limités par l'espérance de vie naturelle de l'homme, peuvent désormais chercher refuge dans la sphère des affaires publiques et leur emprunter la pérennité indispensable à l'accumulation continue, Il semble ainsi se créer une société très proche de celle des fourmis et des abeilles, où " le bien Commun ne diffère pas du bien Privé ; leur nature les poussant à satisfaire leur profit personnel, elles œuvrent du même coup au profit commun ".
    Comme les hommes ne sont néanmoins ni fourmis ni abeilles, tout cela n'est qu'illusion. La vie publique prend l'aspect fallacieux d'une somme d'intérêts privés comme si ces intérêts pouvaient suffire à créer une qualité nouvelle par le simple fait de s'additionner. Tous les concepts politiques prétendument libéraux (c'est-à-dire toutes les notions politiques pré-impérialistes de la bourgeoisie) - tel celui d'une compétition illimitée réglée par quelque secret équilibre découlant mystérieusement de la somme totale des activités en compétition, celui de la quête d'un " intérêt personnel éclairé " comme juste vertu politique, ou celui d'un progrès illimité contenu dans la simple succession des événements - tous ces concepts ont un point en commun : ils mettent tout simplement bout à bout les vies privées et les modèles de comportement individuels et présentent cette somme comme lois historiques, économiques ou politiques. Les concepts libéraux, qui expriment la m& fiance instinctive et l'hostilité foncière de la bourgeoisie à l'égard des affaires publiques, ne sont toutefois qu'un compromis momentané entre les vieux principes de la culture occidentale et la foi de la classe nouvelle dans la propriété en tant que principe dynamique CH soi. Les anciennes valeurs finissent par perdre tant de terrain que la richesse et sa croissance automatique se substituent en réalité à l'action politique.
    Bien que jamais reconnu officiellement, Hobbes fut le véritable philosophe de la bourgeoisie, parce qu'il avait compris que seule la prise de pouvoir politique peut garantir l'acquisition de la richesse conçue comme processus perpétuel, car le processus d'accumulation doit tôt ou tard détruire les limites territoriales existantes. Il avait deviné qu'une société qui s'était engagée sur la voie de l'acquisition perpétuelle devait mettre sur pied une organisation politique dynamique, capable de produire à son tour un Processus perpétuel de génération du pouvoir. Il sut même, par la seule puissance de son imagination, esquisser les principaux traits psychologiques du nouveau type d'homme capable de s'adapter à une telle société et à son tyrannique cor politique. Il devina que ce nouveau type humain devrait nécessairement idolâtrer le pouvoir lui-même, qu'il se flatterait d'être traité d'animal assoiffé de pouvoir, alors qu'en fait la société le contraindrait à se démettre de toutes ses forces, vertus et vices naturels, pour faire de lui ce pauvre type qui n'a même pas le droit de s'élever contre la tyrannie et qui, loin de lutter pour le pouvoir, se soumet à n'importe quel gouvernement en place et ne bronche même pas quand son meilleur ami tombe, victime innocente, sous le coup d'une incompréhensible raison d'Etat.
    Car un Commonwealth fondé sur le pouvoir accumulé et monopolisé de tous ses membres individuels laisse nécessairement chacun impuissant, privé de ses facultés naturelles et humaines. Ce régime le laisse dégradé, simple rouage de la machine à accumuler le pouvoir ; libre à lui de se consoler avec de sublimes pensées sur le destin suprême de cette machine, construite de telle sorte qu'elle puisse dévorer le globe en obéissant simplement à sa propre loi interne.
    L'ultime objectif destructeur de ce Commonwealth est au moins indiqué par l'interprétation philosophique de l'égalité humaine comme " égalité dans l'aptitude " à tuer. Vivant avec toutes les autres nations " dans une situation de conflit perpétuel et, aux confins de l'affrontement, ses frontières en armes et ses canons de toutes parts pointés sur ses voisins ", ce Commonwealth n'a d'autre règle de conduite que celle qui " concourt le plus à son profit " et il dévorera peu à peu les structures les plus faibles jusqu'à ce qu'il en arrive à une ultime guerre " qui fixera le sort de chaque homme dans la Victoire ou dans la Mort".
    " Victoire ou Mort " : fort de cela, le Léviathan peut certes balayer toutes les protections politiques qui accompagnent l'existence des autres peuples et peut englober la terre entière dans sa tyrannie. Mais quand est venue la dernière guerre et qu'à chaque homme est échu son destin, il ne s'en instaure pas pour autant sur terre une paix ultime : la machine à accumuler le pouvoir, sans qui l'expansion continue n'aurait pu être menée à bien, a encore besoin d'une proie à dévorer dans son fonctionnement perpétuel. Si le dernier Commonwealth victorieux n'est pas en mesure de se mettre à " annexer les planètes ", il n'a plus qu'à se détruire lui-même afin de reprendre à son origine le processus perpétuel de génération du pouvoir.  (Extrait de L'impérialisme, deuxième partie des Origines du totalitarisme, éditions du Seuil, collection Points)
    Source : http://www.bibliolibertaire.org

  • ERNST JÜNGER : HOMMAGE AU VIEUX SOLDAT

    Dans sa cent troisième année, l'ancien combattant de la guerre 14-18 est mort. L'écrivain allemand au beau visage distingué avait presque traversé dans sa totalité le XXe siècle (il était né en 1895 dans la ville célébrissime de Heilejberg).
    Son oeuvre et son engagement politique d'avant la seconde guerre furent controversés et il a du subir la bave haineuse de la gauche allemande, même si l'écrivain devait en rire avec morgue en pensant que François Mitterrand l'admirait beaucoup, qui n'avait sans doute pas compris dans toute sa profondeur la portée politique et idéologique de l'oeuvre.
    L'ancien soldat de retour du front avait écrit « Orages d'acier », livre qui exaltait la guerre. Elle permettait à l' homme de se réaliser, de se métamorphoser et de se confronter au plus grand des" défis. Elle est en quelque sorte la mère de l' homme (« la guerre notre mère »). Cela nous rappelle Mussolini lorsqu'il en vantait aussi les vertus curatives : « elle guérit de la tremblote ». L'idéal guerrier et chevaleresque, sa spiritualité inhérente étaient loués au plus haut point. Jünger dans son livre « La mobilisation totale » avait même inversé Clausewitz, la politique devenant la continuation de la guerre.
    À notre époque, où la guerre peut devenir une guerre presse-bouton, l'idéal guerrier n'est pourtant pas mort. Nous devons être des guerriers politiques, culturels et idéologiques. De nos jours il n' y a plus de front. Le combat est partout dans nos villes, nos banlieues, nos quartiers, nos rues, nos immeubles, à l'école et au travail...
    Jünger était avant tout un écrivain mais avait un peu étudié la philosophie. On ne peut parler de lui sans faire référence aux deux philosophes assez proches sur le plan politique (avec bien sûr des nuances) Nietzsche et Heidegger. On trouve des thèmes récurrents aux uns et aux autres assez proches. Jünger avait, bien sûr, lu Nietzsche et avait personnellement connu Martin Heidegger (ils habitaient la même région : le Bade-Wurtemberg en pays Souabe).
    L'idéal guerrier s'accompagne, bien évidemment du mépris pour le bourgeois: peureux, couard, grelotteux, sans spiritualité, politiquement libéral-démocrate, dont le seul but dans la vie est la recherche de la sécurité, du confort, et du bien-être matériel. Tout ceci s'oppose aux valeurs héroïques du soldat : le courage, l'audace, l'acceptation du risque et de la hiérarchie. Le guerrier possède et domine cette violence parfois nécessaire pour accoucher de l'être, ceci s'appelle l'impératif ontologique de la violence.
    Le bourgeois incarne socialement le nihilisme européen, terme clé que nous allons expliciter. La peste spirituelle de l'Europe est le nihilisme. La France et sa culture drouadelhomesque, avec ses idéaux de gauche qui ont même empoisonné la Droite en est le plus bel exemple et sans doute le pays le plus avancé dans ce domaine de décomposition spirituelle.
    Les idéaux français ou européens des «lumières» : droits de l'homme, raison, idéal scientiste, universalisme, économisme, moralité kantienne, conception abstraite de l'homme auquel on nie tout aspect charnel, égalitarisme qui implique la suspicion haineuse envers tout ce qui est créateur et libre. Bref, tout ce qui globalement recouvre le terme consacré : « les valeurs républicaines ». Idéaux qui aboutissent de façon inexorable vers la haine de soi, le masochisme, un goût morbide pour tout ce qui est mortifère et l'apologie de tout ce qui détruit notre culture, notre pays, notre peuple.
    Les symptômes actuels de ce nihilisme sont une partie de la jeunesse blanche qui renie son pays, sa culture et se réfugie dans la drogue, le sexe, la débauche.
    Nietzsche avait parfaitement vu que ces valeurs elles-mêmes étaient, conformément à leur essence, intrinsèquement nihilistes, que leur état actuel de décomposition (voir la France actuelle) reflète leur potentiel de départ (et que cela ne vient pas comme le croit encore certains idéologues de gauche d'une baisse de l'idéal initial). Jünger et Heidegger par leur engagement politique de départ, même s'ils ont un peu divergé après, ont donc voulu dépasser le nihilisme européen : « là où croit le danger, croît aussi ce qui sauve ». Cette phrase résolument optimiste d' Höderlin redonnait espoir à Jünger et à Heidegger.
    L'engagement nationaliste était une façon de s'opposer sous une forme authentique au nihilisme européen qui obsédait tant les penseurs de génie européens. Pour eux, seule l'Allemagne pouvait avoir cette mission de renouveau spirituel. La défaite momentanée des mouvements nationalistes des années trente ne doit pas faire oublier leur origine intellectuelle, spirituelle et philosophique, le problème étant loin d'être réglé. Le nihilisme européen a atteint en France et en Europe le paroxysme. Et seul un mouvement nationaliste et spirituel fort pourra répondre à cette menace persistante pour l'avenir de la France, de l'Europe et de l'Occident.
    par Patrice GROS - SUAUDEAU   mai - juin 1998 dans le GLAIVE

  • Le propre de l'homme : remarques sur Des animaux et des hommes (Alain de Benoist)

    La définition de type aristotélicien opère par genre et différence ; on ne peut poser l’identité d’une chose, en tant qu’elle participe d’une espèce, qu’en identifiant la différence qui la distingue des autres choses d’un même genre. L’homme est un animal rationnel : c’est un animal, mais il est rationnel, et en tant qu’il est rationnel, c’est un homme. Pour être identique à soi, il faut faire la différence ; et pour cette raison, interroger ce qu’est l’homme, ce qui le constitue comme homme, ne peut pas être indépendant d’un questionnement sur ce qu’est le propre de l’homme, par rapport à ce qui n’est pas homme : Dieu, l’ange, la bête.

    C’est pourquoi la question de la place de l’homme dans la nature ne peut se poser qu’en tant qu’elle n’est pas absolue, mais relative ; relative à la place qu’occupe ce qui n’est pas homme, et en particulier ce qui en est le plus proche : l’animal. Cette idée sous-tend tout le livre d’Alain de Benoist. Celui-ci se pose comme une réponse au livre d’Yves Christen, L’Animal est-il une personne ?, paru en 2009 chez Flammarion, qui affirme qu’en effet, l’animal est bien une personne. Alain de Benoist opère un déplacement intéressant : là où Yves Christen pose la question de la personnalité de l’animal, posant en creux celle de la personnalité même, Des Animaux et des hommes assume un recentrement sur la question du propre de l’homme. Evidemment, la question de la personnalité des animaux et celle du propre de l’homme ne sont pas indépendantes, mais l’axe de force a changé, et c’est ce changement, j’essaierai de le montrer, qui constitue à la fois la force et les limites du livre d’Alain de Benoist.

    L’auteur défend la thèse d’une différence de nature entre l’homme et l’animal, d’un saut radical ; il envisage une théorie de la nature constituée par quatre niveaux : microphysique, macrophysique, vivant, et enfin, le plus important pour ce qui nous occupe, humain. L’enquête, qui doit mener à cette conclusion, opère en trois temps. Les deux premiers chapitres présentent l’état de la question, en retraçant l’histoire de l’interrogation sur le propre de l’homme de l’Antiquité à aujourd’hui. Le troisième chapitre présente la thèse d’Yves Christen et l’attaque, avec justesse, sur un front plus philosophique et conceptuel que scientifique. Les deux derniers chapitres, en attaquant la posture épistémologique réductionniste d’Yves Christen et en essayant de montrer que cette posture, qui serait supposée par les partisans d’une différence de degré et non de nature entre l’homme et l’animal, ne tient pas, témoignent d’une réelle culture scientifique chez l’auteur. Ils sont aussi les plus problématiques.

    L’éthologue et le philosophe

    Les deux premiers chapitres exposent l’histoire de l’enquête sur le propre de l’homme, des Présocratiques à Luc Ferry et Jean-Didier Vincent. Cet exposé étant déjà un résumé condensé d’une histoire très riche, il est difficile d’en parler ici. Les trois chapitres suivants sont plus intéressants, dans la mesure où Alain de Benoist y rejette la thèse d’Yves Christen pour exposer la sienne.

    La stratégie de l’auteur consiste à avancer non des arguments scientifiques, biologiques et éthologiques, que des remarques sur la pertinence conceptuelle de l’appareil qu’Yves Christen met en œuvre. Ce dernier défend la personnalité de l’animal, la personnalité entendue non dans un sens juridique (même si elle peut la sous-tendre) mais comme propriété du sujet conscient de soi et rationnel, en énumérant toutes les facultés que l’on pensait être le propre de l’homme et que l’on trouve en réalité partagée dans le monde animal : conscience de soi (réussite, par exemple, au test de Gallup par le chimpanzé), théorie de l’esprit, art plastique, conscience de la mort…Alain de Benoist attaque la position de Christen en soulignant à chaque fois combien les concepts utilisés par l’éthologue sont appauvris par rapport à leur rôle opératoire dans la vie humaine. Ainsi, les animaux qui seraient sujets de l’histoire parce qu’ils connaissent la guerre et la paix, la fondation de tradition culturelle…ne seraient pas historiques au sens où l’homme l’est, c’est-à-dire comme conscients d’une histoire (et il existe en effet une différence entre avoir une histoire et être un sujet historique). Les animaux seraient capables de morale, parce qu’ils sont capables de comportements pro-sociaux et de compassion : là encore, la morale ne se réduit pas à ces comportements. Pouvoir distinguer par apprentissage entre des toiles impressionnistes et cubistes, comme le font certains pigeons, ne permet pas d’inférer l’occurrence d’une expérience esthétique. Enfin, pour finir sur une note phénoménologique, Alain  de Benoist discute l’idée selon laquelle l’animal serait plus pauvre en monde que l’homme, qui serait « configurateur de monde » (idée initiée par Heidegger), en tant qu’un monde est un ensemble de significations pour un organisme. La stratégie est efficace, et permet par ailleurs de vérifier à nouveau combien le dialogue entre philosophes et scientifiques peut être fécond, et pourquoi les champs doivent sans cesse s’ouvrir et s’interpénétrer.

    Dans les chapitres suivants, l’auteur expose ses propres vues. Il oppose à la thèse réductionniste de Christen, qui viendrait appuyer une différence de degré et non de nature entre l’homme et l’animal sur une différence de degré physiologique, une théorie appuyée sur l’idée d’émergence, qui rendrait compte de la faiblesse de la différence entre homme et animal à un niveau cérébral et l’immense différence au niveau de la pensée, l’émergence rendant compte, pour une structure complexe et une dynamique, l’apparition de comportements imprédictibles par la seule connaissance des parties de la structure ; en outre les propriétés du système n’existent pas au niveau des parties du système. Ce passage du livre pose problème ; en effet il faut noter que l’on aurait souhaité une définition de la différence de degré et de la différence de nature. Un changement de niveau, si tant que l’on sache bien de quoi l’on parle ici, est-il le signe d’une différence de nature ? Un changement de niveau peut, pour un système, être causé par l’apparition d’une nouvelle propriété. Mais cette apparition est explicable à partir des mécanismes qui composent le système, c’est-à-dire sa structure et sa dynamique. Doit-on alors parler de différence de nature ou de degré ? Il existe ici un problème conceptuel gênant, qui explique pourquoi on a peine à relier la discussion sur l’émergence avec le problème du propre de l’homme. Il existe de plus des distinctions fines au sein du concept d’émergence, entre émergence forte (apparition de nouvelles propriétés, donc conception ontologique), émergence faible (qui renvoie à un problème de calculabilité), nominale, et d’autres distinctions orthogonales, comme celle entre émergence synchronique et diachronique. Parle-t-on ici d’ontologie ? De calculabilité ?

    A partir de cette discussion, Alain de Benoist expose une vue, traditionnelle dans l’histoire de la question du propre de l’homme, selon laquelle l’homme est un animal inachevé, qui serait le centre d’instincts et de pulsion contradictoires qui l’empêcheraient de pouvoir décider efficacement dans un environnement naturel complexe, et qu’il doit donc construire sa propre niche, c’est-à-dire créer, dans son cas, une culture. L’homme est un animal qui planifie, qui organise et qui norme, pour pallier la faiblesse de ses réponses biologiques. Le langage, en particulier, est le signe que l’homme est capable de se détacher de son milieu ambiant pour pouvoir penser. Cette conception apparaît en creux dans l’appendice qu’Alain de Benoist consacre à l’anthropologie philosophique, en particulier à Max Scheller et Arnold Gehlen, qui défend en effet cette position.
    On pourrait objecter que l’animal apprend et, chez les grands singes en particulier, ils peuvent traiter de l’information détachée du milieu, pour des opérations de planification, et qu’il peut répondre à un même signal de bien des façons différentes, qu’il interprète et que l’association entre stimuli n’est pas toujours univoque. Il n’est donc pas biologiquement déterminé dans chacun de ses comportements, si par cela Alain de Benoist, comme on pourrait l’interpréter, et sa conception du monde animal semble fonder cette interprétation, entend que la réception de tel ou tel signe détermine univoquement le comportement à la sortie. Qu’est-ce qui diffère, alors, entre la plasticité animale et la plasticité humaine ? La plasticité humaine est de loin plus importante, et elle est ainsi une condition de possibilité de la culture, ce qui constituerait la différence de nature entre l’homme et les autres animaux. Or, c’est par là que se pose le problème fondamental qui se niche dans la position d’Alain de Benoist, et qui mine la formulation même de la question du propre de l’homme.

    Humaine nature

    Si l’on peut reprocher à Yves Christen de poser la question de l’animal en envisageant une extension démesurée du territoire de l’examen, de l’araignée danseuse au chimpanzé conscient de soi, nourrissant ainsi secrètement une forme cachée, mais redoutable et bien présente d’anthropocentrisme, Alain de Benoist tombe dans un autre travers : celui de l’humanisme. En effet, la conception qu’il se fait de l’homme, comme être de culture et être historique, conscient de son histoire, suppose une certaine conception normative générale. On pourrait avoir une définition biologique de l’homme, en termes de fécondité intra-spécifique et de stérilité interspécifique,  ou phylogénétique, en termes d’ancêtre commun. Ici, la définition peut être définie en termes d’écologie, donc biologiques : l’homme interagit d’une certaine manière avec son environnement, et cette interaction le constitue comme être de culture et être historique.
    Le problème réside en ceci que l’homme, en tant que classe de l’ensemble des organismes qui appartiennent à l’espèce humaine, ne semble pas interagir ainsi. Si l’on définit la culture comme l’ensemble des connaissances et des savoir-faire transmis par apprentissage, au sein d’une tradition, alors en effet, l’homme est un être de culture, mais au même titre que le chimpanzé, par exemple. La définition qu’adopte Alain de Benoist est différente. En effet, il écrit page 61 de son livre :

    « Or, la culture n’est pas seulement matérielle, mais aussi sociale, agentive, symbolique, politique, juridique, institutionnelle, normative, etc. »

    En effet l’usage du concept de culture en éthologie est considérablement appauvri. La culture est avant tout référence aux productions de l’homme, production non seulement techniques, mais aussi artistiques, littéraires et scientifiques, dans une conception qui remonte en droite ligne à la Kultur allemande, comme l’a bien montré Norbert Elias. A cette conception de la culture, Alain de Benoist ajoute des considérations normatives, juridiques et politiques, qui font de l’homme un être non seulement moral, mais aussi un animal politique, vivant dans un état civil, et non pas seulement social. (On pourrait noter, contre Yves Christen, que selon la théorie de Michael Tomasello, le caractère hautement social de l’homme, en particulier sa capacité à imiter et surtout à s’imaginer la stratégie d’innovation d’autrui, peut apprendre plus facilement une compétence ou une connaissance, et qu’ainsi, par imitation généralisée, a lieu un « effet cliquet » qui permet la préservation de la nouveauté, matière à son tour de l’innovation future. Une différence de degré génère ici une différence de nature, même dans une conception appauvrie de la culture).

    Cela dit, peut-on dire en ce sens de la culture, que l’on pourrait qualifier de maximal, que l’homme est un animal culturel ? Il semble que la réponse soit loin d’être évidente, et c’est là que la fragilité de la thèse humaniste d’Alain de Benoist apparaît. En effet, en se centrant sur la question de l’homme en général,  Alain de Benoist en arrive à qualifier l’homme en termes des productions de l’homme. L’homme serait un être culturel parce qu’il existe des productions culturelles humaines, et parce qu’il vit en état d’institution politique civile. Le problème ici est que ce n’est pas l’homme qui produit des œuvres, mais des hommes particuliers, très déterminés. Il ne semble pas qu’on puisse attribuer à l’ensemble de l’espèce les productions et les créations de tel ou tel homme. En d’autres termes : chaque homme ne réunit pas en lui-même la définition de l’homme que propose Alain de Benoist, et les humanistes en général. De même, tous les hommes n’ont pas toujours vécu, ne vivent pas et peut-être ne vivront pas dans une cité politique, qui serait l’espace d’exercice d’une norme morale ou juridique. Ici, la définition écologique de l’homme est maximale, parce que la définition de la culture est maximale. Or, cette conception dépasse la conception de la nature telle que la conçoivent les scientifiques, en particulier les psychologues évolutionnistes, en termes de répartition statistiques de traits universels, comme l’appréciation par les mâles du rapport taille hanche ou les modalités particulières de la reconnaissance des émotions.

    Il s’agit bien ici de poser l’homme comme un être de culture, et comme la culture est ce qui s’apprend, et non, comme le langage, ce qui mature (comme on peut le penser dans le cadre de la grammaire générative), l’homme est toujours à faire, toujours à produire, et n’est en aucun cas donné. C’est un modèle à acquérir, et c’est en cela que l’enquête qui cherche la place actuelle, non virtuelle, de l’homme dans la nature pose problème. En premier lieu, l’humanisme est un modèle normatif, et surtout contingent. L’homme, parce qu’il est un être biologiquement humain, n’est pas nécessairement culturellement humain. Cela implique donc en second lieu qu’il existe des personnes humaines qui sont des êtres de culture, donc qui accomplissent leur humanité prise dans ce sens, et d’autres pas ; et que cet accomplissement est affaire de degré.

    La culture doit toujours se réaliser à l’échelle individuelle. Perdurer dans un état civil, dans un état de droit, suppose un effort de chaque homme, parce que cet état est contingent, il est le fruit d’un apprentissage, d’une construction de niche intelligente et planifiée. Chaque personne humaine, parce qu’elle est, en tant que personne, non substituable, accomplit en elle l’humanité à un certain degré. Voilà pourquoi il ne semble pas qu’il y ait du sens de parler de l’homme en général en termes non biologiques, mais qu’il faille plutôt parler de phénomènes humains, circonstanciés ; qu’il faille parler de la richesse en monde de telle ou telle personne, et non de la richesse en monde des hommes ou des animaux pris comme bloc homogène. Un chimpanzé n’est pas un bonobo. Un chimpanzé déterminé est différent de tel autre chimpanzé, selon le monde dans lequel il vit. Un homme existe dans un certain monde. Le monde de Beethoven n’est pas le monde de Gauss. Le monde de Beethoven n’a pas la richesse du monde d’un autre. Un homme, parce qu’il est une personne, est différencié, différencié en proportion de la richesse de son monde. L’humanité est toujours à conquérir.
  • Heidegger et le principe de raison

    Durant l'hiver 1955-1956, Heidegger professe à l'Université de Fribourg un cours intitulé Le principe de raison. Il se propose d'étudier, dans le cadre d'un tel cours, ce que dit le principe en question, et comment il le dit.
    Rapportant le principe sous sa forme latine : Nihil est sine ratione, et rappelant que, dans l'histoire de la pensée, l'émergence de cette forme est contemporaine du moment leibnizien, Heidegger engage à partir de ce dernier le pas qui rétrocède (Schritt zurück), ou le pas du retour amont. Il s'enquiert, à la faveur d'un tel pas, des résonances plus anciennes que, nonobstant la traduction du grec en romain et l'effet d'oblitération qui suit de cette dernière, les mots du commencement grec réservent chaque fois à qui les écoute attentivement.
    Heidegger montre, dans ce pas, qu'à l'échelle de ce qui nous apparaît comme histoire de l'être, l'aube grecque et le moment leibnizien s'entretiennent, ou ont co-propriation. Car ce que dit le principe de raison, aujourd'hui comme au VIe siècle avant Jésus-Christ, c'est, de façon encore inouïe, la mêmeté et/ou le jeu par où, se déployant à la fois dans deux directions de sens opposées, l'être est, sur le mode de l'Un, fond et/ou raison. Ce dont la résonance nous parvient ici et maintenant à partir du texte d'Héraclite, Heidegger nous invite à l'entendre, à la manière du cri de flûte qui annonce, dans le poème de Parménide, l'approche de la Déesse, comme le signe de ce que le Même que sont l'être et la raison nous invite à entrer dans son Jeu. L'énigme de ce Jeu fait l'objet, ou plutôt, selon le mot de Francis Ponge, l'objeu des dernières pages du cours professé par Heidegger à Fribourg.
    Heidegger, dans les premières pages du Principe de Raison, se saisit d'une question dont il juge qu'elle n'est pas posée assez originairement. Deux mille trois cent ans se sont écoulés avant que la pensée occidentale réussît à découvrir et à poser ce principe simple qu'est le principe de raison : pourquoi cela ? Où le principe de raison a-t-il dormi si longtemps ? Comment a-t-il rêvé d'avance ce qui en lui était encore impensé ?
    Observant de façon mystérieuse que le moment n'est pas encore venu d'y réfléchir, Heidegger se propose, pour commencer, d'écouter attentivement ce que dit le principe de raison et comment il le dit. Questionnant ce qu'il appelle ailleurs la multiplicité congénitale du sens, il s'enquiert de la part d'impensé que recèle la formulation du principe de raison. L'enquête ainsi entreprise montre que l'impensé s'entretient dans le comment de la dite formulation. Le comment désigne ici la série de bifurcations sémantico-logiques à la faveur desquelles, sans laisser derrière lui sa multiplicité congénitale, le sens se décide et par là s'oriente dans la direction historialement déterminée qui est, à partir du commencement grec, celle de la pensée occidentale et/ou celle de la Raison.
    De question en question, approfondissant l'écoute, Heidegger décèle, dans le comment de ce qui est dit, deux accentuations différentes du principe de raison : l'accentuation romaine, qui, via l'emploi leibnizien du mot ratio, tire du côté de la Raison au sens de Vernunft, et l'accentuation grecque, qui, spécialement dans l'emploi héraclitéen du mot logos, signale muettement la co-appartenance de l'être et de la raison dans l'envoi de la destination, et/ou dans le saut qui fait entrer la pensée dans le Jeu suprême : le Jeu que Heidegger nomme superbement la mesure de l'Immense.
    La formule, ainsi frappée, requiert et répète, dans la variation qu'elle comporte, une formule de Protagoras, que Platon rapporte dans le Théétète : de toutes choses l'humain est la mesure... On remarque que dans la variation heideggerienne, la structure de la formule grecque se conserve, et avec elle le statut indécis du complément du nom. S'agit-il d'un complément objectif ou subjectif ? Le sens chaque fois reste en balance , augurant en cela de la proximité qu'être et raison entretiennent, et découvrant par là l'horizon de significativité auquel nous sommes assignés pour penser.
    Sachant que la formulation heideggerienne condense et déplace les schèmes de la philosophie grecque, l'Immense occupe, dans le rapport qu'il entretient avec la mesure, la place que les Grecs assignent traditionnellement à l'apeiron. Mais l'usage heideggerien du mot Immense induit un subtil déplacement dans la façon d'envisager l'horizon sous le rapport duquel il y a quelque chose plutôt que rien, d'où mesure. Les Grecs désignent sous le nom d'apeiron, moins l'infini, que l'inquiétante étrangeté du hors-champ, en quoi se réserve le fonds d'indifférente matérialité dont excipe tout ce qui est. Heidegger quant à lui invoque, lorsqu'il parle de l'Immense, l'horizon sous le rapport duquel la présence se déploie transitairement à partir et en direction de la double absence : la Mort est le don encore impensé de la mesure de l'Immense, ou du Jeu suprême... Plus qu'à l'apeiron anaximandrien, l'Immense dont parle Heidegger s'apparente à l'eskhaton aristotélicien, autrement dit à la fin dont l'existence a besoin pour s'accomplir, car là seulement la réalité, en quoi s'épuise l'entièreté d'un pouvoir-être, se déploie entièrement et par là se laisse mesurer en tant que telle.
    Dans sa propre façon de mobiliser les schèmes grecs, Heidegger montre que, nonobstant la traduction du grec en romain et l'effet d'oblitération qui suit de cette dernière, le secret de la co-appartenance de l'être et de la raison s'entretient par voie de tradition, sous le couvert des résonances mobilisées volens nolens par les effets de déplacement intertextuels. Quêtant amont des résonances identiques, Heidegger constate que, symptomatiquement chez Leibniz, qui parle bien latin, mais non plus à partir de la langue des anciens Romains, quelque chose subsiste de l'éclat dont se pare initialement un tel secret : c'est, dans le comment de la formule : Nihil est sine ratione, et plus précisément dans l'abîme que maintient ouvert la double négation, la proximité sémantico-logique dont, au regard de la pensée sans concept, jouissent là-présentement être et raison. On remarquera que, contrairement à ce qui lui est habituellement reproché, Heidegger n'emprunte rien ici aux tours et détours de l'étymologie. Rétrocédant de cette dernière, l'écoute reconduit au sol de la pensée. Nous introduisons presque de force, concède sereinement Heidegger, les idées du Jeu et de la co-appartenance... De façon implicitement référente à Aristote, Heidegger signale ici qu'il parle avec raison (epi to logou), quoique sous l'effet d'une postulation sans concept (aneu logou), car la force dont il se réclame, est contrainte de la vérité (hôsper uti autês tês alêtheias anagkasthentes).
    Sur le chemin de pensée qu'il poursuit, Heidegger constate de façon insistante que, semblablement à chacun de nous, il est mené, que ce vers quoi il chemine l'oblige à se demander, et que chaque fois la réponse se présente à lui, puisque, en vertu de la multiplicité congénitale du sens, c'est la ratio qui parle dans les mots Grund (raison) et Vernunft (Raison), et que dans la ratio à son tour parle le logos au sens que lui donnaient les Grecs, de telle sorte que akoloutôs, ou immédiatement et à la suite d'Héraclite, nous avons vu clairement que ce mot désignait à la fois l'être et la raison, tous deux pensés à partir de leur appartenance mutuelle. Certes le nous avons vu clairement renvoie dans l'économie générale du cours à ce qui a été montré supra ; mais il indique aussi que l'expérience de la pensée, telle que Heidegger la cultive ici, relève de l'antique theoria, c'est-à-dire de la contemplation du divin (to theion), - dont Aristote dit qu'elle est comble de la jouissance et de l'élévation (to hediston kai ariston), non sans préciser que le divin est le vivant, dans ce qu'il a d'inépuisablement trophique, attendu que la vie, et la durée continue (aiôn), et la permanence sont dévolues, en tant que fonds, au divin ; car c'est cela même qui est divin.
    De façon mystérieuse, le nous avons vu clairement requiert et répète, dans l'expérience de la pensée, telle que la transcrit Heidegger, ce que Héraclite a vu dans l'aiôn : l'Enfant qui joue le Jeu du monde. La réponse qui se présente ici, est vision de l'âme, et en cela, plus originairement encore, fruit de la phantasia qui tient lieu de fonds materialiter à l'activité de cette dernière. A ce titre, elle montre sans le dire en quoi consiste l'abîme (Abgrund) de proximité par où s'entretiennent être et raison. On remarquera qu'en tant que réponse, une telle réponse demeure elle-même sans pourquoi. L'écoute, telle que s'y adonne Heidegger, à l'instar d'Héraclite l'obscur, implique l'entrée dans le cercle herméneutique.
    Considérant le sens qu'à l'aube de la pensée grecque, avait pour Héraclite le logos, Heidegger remarque que ce que Héraclite nomme logos, il lui donne aussi d'autres noms, qui sont les termes directeurs de sa pensée. Heidegger montre ici le comment de l'entrée dans le cercle herméneutique, qui est aussi le comment de la pensée. L'entrée dans le cercle se fait à partir et à l'intérieur du logos, car tout se produit, déclare Héraclite, selon le logos, [...] dires et actes, tels que moi je les énonce [...], déclinant chaque chose selon ce qu'elle est (kata phusin), et indiquant comment elle est (okhôs ekhei). A partir et à l'intérieur du logos, la pensée ménage l'ajointement de ce que Heidegger, à la suite d'Aristote, nomme les différends de l'être, car l'être se dit et/ou se laisse dire en ses multiples façons et/ou de multiples façons (to on legetai polakôs).
    À partir et à l'intérieur du logos et/ou en vertu de la rection qui la détermine dans le secret de l'intime, la pensée fait venir l'être en tant que phusis et, par effet de mouvement tournant, l'installe chaque fois en tant que kosmos. Mesurant de la sorte les forces antagonistes que sont dans l'alêthêia, ou le déploiement de la phusis, l'éclosion et le retrait, et, dans l'éclosion même, l'ordre et l'éclat, elle entretient ce que Heidegger nomme l'harmonia, comme de l'arc et de la lyre. Ce qui se révèle à Héraclite comme logos, c'est, de façon implicitement référente à la dite harmonia, l'insigne constellation du Même, qu'au regard de sa disposition ontologique (die Fügung des Seins), Heidegger nomme ailleurs Quadriparti. Le Même sont l'être et la raison, précise Heidegger, dans la disposition quadripartite de l'être en tant que force (Kraft), ou, en termes aristotéliciens, dans le déploiement de la dunamis en tant que arkhê : logos, phusis, kosmos, aiôn ; ou, dans la formulation heideggerienne, la terre, le ciel, les divins, les mortels - sachant que, dans la mesure où ils se réclament d'Héraclite, les mots de Heidegger, la terre, le ciel, les divins, les mortels, ne traduisent pas les mots grecs, mais se laissent déterminer et comprendre à la lumière de ces derniers, constituant ainsi le visage sous le couvert duquel ce qui résonne dans les mots grecs, aujourd'hui se présente à nous. La comparaison montre per se comment le Même se déploie sur le mode de l'éclosion et du retrait : il se déploie, nonobstant la différence des mots et l'effet de bougé qui s'en suit, dans la relation qu'entretiennent Heidegger et Héraclite, par voie de tradition. Tout ce qui advient à l'homme historique résultant chaque fois d'une décision prise antérieurement et qui n'est jamais le fait de l'homme lui-même, il s'agit ici de la relation qu'entretiennent Heidegger et Héraclite en tant que passeurs, ou, au sens propre, lieu-tenants de la pensée.
     L'harmonia, ou le Même, tel que l'invoque Heidegger, se laisse ainsi déterminer et comprendre comme le moment de la pensée, celui à partir duquel l'envoi de la destination se fait historialement, ou celui à partir duquel l'Immense se laisse mesurer là-présentement ou transitairement. Les forces de sens contraire, remarque Marcel Conche à propos d'Héraclite, n'interviennent pour l'arc que lorsque la corde est tendue. Or elle n'est tendue que par l'archer. C'est dans le laps de temps et/ou dans l'espace de jeu mesuré par la main de l'archer que s'exercent les dites forces. C'est, plus originairement, dans le laps de temps et/ou l'espace de jeu mesuré par la pensée que le Même sont, sur le mode du Quadriparti (logos, phusis, kosmos, aiôn), l'être et la raison.
    Heidegger nomme ailleurs cet espace de jeu, le libre : le moment où chaque fois, - chaque fois étant aussi la première fois -, il y a, par effet de mouvement tournant, quelque chose plutôt que rien, et en cela, de façon doublement sagittale, à la fois éclosion et retrait, ou limitrophicité entre l'être comme raison au sens de Grund (pure trophicité, ou Khaos) et l'être comme Raison au sens de limite. Heidegger aime à rappeler que, comme l'indique l'étymologie, les mortels tiennent de l'humus. C'est par effet de retournement phrénique, en quoi le logos fait proprement chair, que, faisant venir la terre et installant un monde, ils ménagent transitairement l'harmonia, non san prétendre ainsi à leur fin initiale.
    Heidegger invoque ce retournement au titre de l'aiôn, ajoutant que le mot est difficile à traduire, même si l'on dit communément durée cosmique. L'aiôn, c'est, tel que l'entend Heidegger, ce qui fait monde (weltet) et/ou fait temps (zeitigt), par là ce qui dispense, ainsi faisant qu'il y a quelque chose plutôt que rien. D'où la référence à l'Enfant héraclitéen, que l'Innigkeit, l'innéité, ou l'antériorité, de son jeu consacre royal. L'Enfant qui pousse ses pions, c'est, dans sa mystérieuse précédence, le plutôt que du il y a quelque chose plutôt que rien, ou la trophicité qui se déploie, en même temps qu'elle s'y abîme, dans la disposition quadripartite de l'être, partant, dans l'insigne avénement de la constellation dite du Même. Les mots Grecs, mieux que les autres, disent qu'à l'encontre de l'opinion communément admise, la paideia, par où se continue la phusis, tient du pais, l'enfant, et qu'à ce titre, par effet de mouvement tournant, elle oriente dans le sens du logos ce qui se réserve en abîme dans le secret de l'enfance, autrement dit dans le secret de l'intime. On se souviendra que plus tard les Romains désignent sous le nom d'infans celui qui, à l'instar de la terre et/ou de la tombe, ne parle pas.
    L'Enfant royal, qui, eu égard à l'antériorité de son statut, ne parle pas, a ceci de propre à l'enfant qu'il joue (esti paizôn) : il joue (pesseuôn) au jeu des pessoi, des pions, et dans le déplacement qu'il imprime à ces derniers, il libère l'espace de jeu dont le Même que sont l'être et la raison a besoin pour se déployer, comme la lune a ses phases, sous le couvert de différentes époques, de telle sorte qu'il ne laisse pas d'apparaître comme histoire. L'Enfant désigne ici ce que Heidegger dans l'Introduction à la métaphysique nomme le commencement commençant : celui qui, s'emportant sans se laisser lui-même derrière soi, se requiert cependant qu'il se déploie, de telle sorte qu'il demeure l'Un, l'Unique, - Platon dirait l'epekeina, et Aristote l'eskhaton -, l'Un relativement auquel, par effet de conséquence inverse, l'être se dit et/ou se laisse dire de multiples façons. Or vidant l'Un de toute teneur ontologique, Heidegger le reconduit au statut purement fonctionnel du comment dispensateur, - qu'Aristote désigne sous le nom de to poson, le quantum -, mode de la dispensation en quoi s'entretient, de façon par avance et/ou historialement fin-ie, le Même que sont l'être et la raison.
    D'où la dimension tragique et en l'occurrence la portée éthique de la question formulée par Heidegger, en guise d'excipit au Principe de raison : la question demeure de savoir si et de quelle manière, en entendant les thèmes et les motifs de ce jeu, nous entrons dans le jeu et jouons le Jeu.
    La question "si" renvoie au thème, désormais fameux, de l'oubli de l'être et de l'oubli de l'oubli. La réponse est dans la question puisque, comme le montre amplement l'exemplum heideggerien, le Jeu s'entretient dans les mots, de telle sorte qu'il suffit de les écouter avec attention pour entendre ce qu'ils disent silencieusement, à savoir que d'avance nous sommes volens nolens toujours entrés dans le Jeu.
    La question "de quelle manière" a-t-elle, en 1952, une signification au sens large politique ? Heidegger ne dit pas qui se trouve désigné par le nous. Mais constatant qu'il y a donc aussi de grands enfants, il laisse par là entendre que nous sommes nous-mêmes des enfants, de petits enfants. A ce titre, nous sommes le là de l'aiôn, et par là mesurons la place de l'être, même si, dans le même temps, le Même que sont l'être et la raison nous apparaît comme l'une de ces merveilleuses histoires que selon le mot de Platon, l'on souffle à l'oreille des enfants. Entrer résolument, comme le fait Heidegger, dans le jeu partagé de la pensée, c'est se laisser reconduire à ce statut de petit enfant. Le Jeu que Heidegger nous invite à partager, est proprement celui de l'enfance, partant celui de l'autre pensée, laquelle ne laisse pas d'augurer l'avénement d'une possible autre façon de la philosophie. Heidegger nous fournit quelque exemple de la dite façon, dans les dernières pages du Principe de raison.
    Pour l'enfant qui demeure toujours en l'homme, dit ailleurs Heidegger, la nuit demeure la couseuse d'étoiles. Elle assemble sans couture, sans lisière et sans fil. Elle est la faiseuse de proximité parce qu'elle ne travaille, ou ne joue, qu'avec la proximité.
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