Lorsqu'on lit des livres de biologistes qui se mettent à « philosopher » comme si cela était le prurit de leur fin de carrière, en général on en apprend plus sur leurs idées politiques que sur la biologie.
Cela revient la plupart du temps à remâcher des obsessions humanistes ou anti-humanistes en utilisant tout l'attirail de la biologie c'est-à-dire son vocabulaire pour enrober leur vision du monde d'une légitimité scientifique. Il y a au final toujours un combat entre ceux qui veulent discriminer les hommes et même établir des hiérarchies et ceux qui postulent l'égalité entre les hommes et lorsqu'ils ne peuvent que constater des différences veulent n'y voir qu'une richesse dans la diversité. Ce combat de donation de sens feutré entre universitaires peut devenir violent sur le plan politique. Choisir le « mauvais » camp peut détruire une carrière universitaire. Il y a toujours derrière cela le désir de justifier l'ordre établi et surtout la répartition des richesses entre les hommes. Les hommes veulent aussi se différencier. Le discours « tous pareils » n'est pas toujours séduisant pour certains. Un biologiste juif cherchait un gène «juif» dans l'ADN. Les sujets passionnels qui reviennent de façon cyclique sont l'idée de race, l'héritabilité de l'intelligence ou plus généralement des dons, l'acquis et l'inné, l'origine de l'homme, le déterminisme génétique, le rôle de la femme dans la société. Est-elle soumise « génétiquement » à l'homme ? Bref nous analyserons ici tous les sujets qui échauffent les esprits.
Avant d'aborder les sujets ayant une portée sociale et politique, il y a le débat entre le vitalisme et le mécanisme.
Pour le vitalisme, la vie ne se réduit pas à des réactions physico-chimiques.
Le mécanisme lui réduit la vie à des relations physiques et chimiques. Pour Descartes par exemple, les corps sont des machines. Le corps est un ensemble de rouages. Les animaux comme les humains sont des machines. Kant s'opposa à cette vision : « un être organisé n'est pas seulement une machine ».
Jacques Monod dans le Hasard et la nécessité dira que l'être vivant est mu par un projet.
Toutes ces théories provoquèrent des débats passionnés mais guère politiques si ce n'est que Monod excluait l'idée de Dieu. Nous allons maintenant résumer deux théories qui s'opposèrent aux religions et donc à l'ordre social, le transformisme et le darwinisme.
Le transformisme de Lamarck
Les êtres selon lui sont distribués du plus simple au plus complexe. Il y a presque un principe de complexité. Le milieu agit chez Lamarck sur les êtres. L'organisme fait un effort biologique pour répondre aux exigences du milieu. Un point important chez Lamarck est l'hérédité des acquis.
Weismann refusera l'hérédité de l'acquis. Darwin avait repris l'hérédité de l'acquis mais le néo darwinien Weismann la remplacera par un mécanisme de sélection naturelle.
Le néodarwinisme abandonnera la notion de cause et de déterminisme pour des explications probabilistes (on a une explication similaire en mécanique quantique).
Le darwinisme
Tout d'abord il serait plus exact de dire néo-darwinisme. Dans le néo-darwinisme dû à Weismann, l'évolution dépend des variations et de la sélection.
De petites différences donnent des avantages à certains individus. Le tri des variations se fait par sélection naturelle. La « lutte pour la vie » peut prendre des aspects divers puisqu'il n'y a pas de transmission des caractères acquis, le capital génétique ne change pas. Sur le plan religieux, la doctrine de Darwin remettait en question la doctrine chrétienne.
La vulgate darwinienne revenait à dire : « l'homme descend du singe » ou « l'homme est un animal comme les autres ». Le christianisme avait toujours bien séparé l'homme (avec une âme) du reste du monde animal. En dehors de la religion on s'est aussi servi du darwinisme pour une utilisation politique : le darwinisme social. Il y a des individus supérieurs et d'autres inférieurs. Les eugénistes redoutaient, que les inférieurs supplantent démographiquement les supérieurs. Galton (fondateur de l'eugénisme) pensait que certaines races sont moins évoluées. Un certain libéralisme économique s'appuiera sur l'idée de compétition sociale naturelle.
Konrad Lorenz (prix Nobel père de l'Éthologie) ne voulait pas que les « parasites sociaux » (on dirait maintenant les cas sociaux) se multiplient. Dans la théorie de l'évolution, l'origine de l'homme fut bien sur une affaire politique. Il y a d'ailleurs beaucoup d'interrogations. Et les théories se font et se défont chaque fois qu'on découvre une nouvelle Lucy. Pour les « humanistes » il faut absolument que les hommes aient la même origine en Afrique de préférence même si le concept « Afrique » n'a pas grand sens à l'époque du début de l'humanité. Il existe toujours l'obsession raciale même en négativité.
La Sociobiologie s'est voulue une synthèse englobant le social et la sociologie. Le livre d'Edward Wilson : Sociobiology, The new synthesis date de 1975. Ce travail fut intéressant car il suscita une polémique très forte, ce qui oblige les biologistes à affiner leurs positions. Cette vision du monde vivant concernait toutes les espèces homme compris. La sociobiologie se définit comme « étude systématique du fondement biologique de tout comportement social ». On découvrait une « morale du gène » qui est égoïste.
Wilson expliquait tout par le gène : la guerre, la xénophobie, l'altruisme, la soumission des femmes... Edward Wilson n'a jamais cherché à plaire aux féministes. La critique que l'on a fait à la sociobiologie est que l'homme n'est pas un automate génétique à la différence des autres animaux. Il y a chez lui tout un processus d'apprentissage et la culture. La sociobiologie fut « étiquetée comme raciste, élitiste, discriminatoire d'être d' « extrême droite » bref ce qui fatalement sentait le soufre ».
L'hérédité de l'intelligence
Ce débat fut très vif aux Etats-Unis où les tests de quotient intellectuel sont systématiques.
Le prix Nobel Schockley fut un donateur de sperme de prix Nobel. L'intelligence aurait une base génétique. Les noirs auraient un quotient intellectuel inférieur en moyenne selon lui. Tout ce que l'on sait comme le dira l' « Humaniste » Jacquard, s'il existe des gènes de la débilité, il n'y a pas de gènes de l'intelligence. Si l'on constate des différences de dons, d'intelligences spécifiques, l'explication biologique ou génétique est encore de nos jours hasardeuse ou prématurée. Il y a bien sûr chez l'homme toute une part d'acquis. Ce débat sur l'intelligence, son hérédité, fut d'autant plus vif qu'il avait une connotation raciale et de légitimation des classes sociales. Individuellement l'intelligence est perçue comme la valeur suprême sur le plan social.
Le biologisme
Courant qui consiste à fonder la société sur le caractère biologique de l'animal humain. La façon dont réagit un individu est déterminée par les propriétés des molécules d'ADN, de son cerveau et de ses cellules germinales. L'homme est réduit à la biologie, et donc aussi aux lois de la chimie.
Si l'homme accepte l'utilisation de la physique et de la chimie pour expliquer le monde extérieur à lui, il refuse par orgueil ou pour des raisons morales de l'appliquer à lui-même. Il appelle cela un réductionnisme biologique, moléculaire ou autre. Les déconstructeurs de la science comme Heidegger ou Feyerabend ont été nombreux au XXieme siècle. On a parlé des gènes de la criminalité, des gènes pour les QI déficients. Le biologisme a détourné de la science de nombreux individus. Nous citerons Horkheimer (un des fondateurs de l'école de Francfort) « Le rejet philosophique de la science est un soulagement pour la vie privée, mais pour la société un mensonge ». Horkheimer croit encore peut-être un peu naïvement à l'objectivité et à la neutralité de la science.
L'idée de la race
Les bonnes âmes nous expliquent qu'elles n'existent pas. Dans les manuels scolaires on écrit : « les races n'existent pas » « Il n'y a pas de races, il y a une race humaine ». On a des phrases qui dans le fond ne veulent rien dire mais qui ont un fort contenu idéologique. En philosophie analytique, on appelle cela des performatifs c'est-à-dire des énoncés dont la fonction n'est pas de décrire mais d'agir, ici sur le plan politique et idéologique. En tout cas, dans l'ADN, on retrouve la race d'un individu, ce qui veut dire une corrélation entre le génotype et le phénotype. L'idée de la race a obsédé les hommes, même chez les humanistes qui cherchent à tout prix à la nier ou la détruire par le métissage. Pourquoi détruire ce qui n'existe pas ? Dans le Cantique des Cantiques de la Bible, on a la phrase « Je suis belle mais noire ». Buffon dans son Histoire Naturelle présente les lapons comme abjects et les Hottentots « se trainant à quatre pattes ». L'argument esthétique était important au XVIIIeme siècle. Linné a fait une classification raciale des hommes. Comme au XIXeme siècle, on a mesuré sans cesse les crânes humains pour savoir ceux qui avaient la capacité crânienne la plus importante, au XXeme siècle, on a mesuré les quotients intellectuels (comme le fit Eysinck aux États-Unis) pour hiérarchiser les hommes et aussi les races. Il va de soi que les tests de Q.I. ne mesurent pas toute l'intelligence comme l'intelligence corporelle, musicale, psychologique ou la sensibilité gui permet de ressentir plus fortement, la créativité... On s'est engouffré dans ces failles pour décrédibiliser les tests et ainsi les classements établis qui dérangeaient les bonnes consciences.
Conclusion
Dans l'affrontement qui s'est opéré entre « humanistes » et ceux que l'on nomme « anti-humanistes » ou différentialistes la soi-disant neutralité de la science a été mise à mal. De nos jours, il va de soi que tout individu qui veut faire une carrière universitaire a intérêt à se rattacher au courant humaniste imposé par le politiquement correct. La biologie se trouve (à la différence de la physique) mêlée de très près aux convictions morales, religieuses ou politiques. Certains refusent encore la théorie de l'évolution et prônent le créationnisme. En tout cas, en biologie on peut dire que l'innocence n'existe pas. Des qu'un « scientifique » veut donner du sens à la « science biologique », la frontière entre savoir et opinion devient de plus en plus floue.
Patrice GROS-SUAUDEAU
plus ou moins philo - Page 34
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Philosophie et discours biologique
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Hannah Arendt : l'âge sombre, le paria et le parvenu
Dans un volume publié par le centre d'études juives " Alte Synagoge ", Agnes Heller se penche sur la vision du monde et des hommes qu'a développée Hannah Arendt, au cours de sa longue et mouvementée quête de philosophe. Cette vision évoque tout à la fois un âge sombre ("finster ") et un âge de Lumière, mais les périodes sombres sont plus fréquentes et plus durables que les périodes de Lumière, qui sont, elles,éphémères, marquées par la fulgurance de l'instant et la force de l'intensité. Les périodes sombres, dont la modernité, sont celles où l'homme nepeut plus agir politiquement, ne peut plus façonner la réalité politique :Hannah Arendt se montre là disciple de Hegel, pour qui le zoon politikon grec était justement l'homme qui s'était hissé au-dessus de la banalité existentielle du vécu pré-urbain pour accéder à l'ère lumineuse des cités antiques. Urbaine et non ruraliste (au contraire de Heidegger), Hannah Arendt conçoit l'oikos primordial (la Heimat ou la glèbe/Die Scholle) comme une zone anté-historique d'obscurité tandis que la ville ou la cité est lumière parce qu'elle permet une action politique, permet le plongeon dans l'histoire. Pour cette raison, le totalitarisme est assombrissement total, car il empêche l'accès des citoyens/des hommes à l'agora de la Cité qui est Lumière. L'action politique, tension des hommes vers la Lumière, exige effort, décision, responsabilité, courage, mais la Lumière dans sa plénitude ne survient qu'au moment furtif mais très intense de la libération, moment toujours imprévisible et éphémère. Agnes Heller signale que la philosophie politique de Hannah Arendt réside tout entière dans son ouvrage Vita activa ; Hannah Arendt y perçoit l'histoire, à l'instar d'Alfred Schuler (cf. Robert Steuckers, " Le visionnaire Alfred Schuler (1865-1923), inspirateur du Cercle de Stefan George ",in Vouloir n°8/AS :134/136, 1996), comme un long processus de dépérissement des forces vitales et d'assombrissement ; Walter Benjamin, à la suite de Schuler qu'il avait entendu quelques fois à Munich, parlait d'un " déclin de l'aura ".Hannah Arendt est très clairement tributaire, ici, et via Benjamin, des Cosmiques de Schwabing (le quartier de la bohème littéraire de Munich de 1885 à 1919), dont l'impulseur le plus original fut sans conteste Alfred Schuler. Agnes Heller ne signale pas cette filiation, mais explicite très bien la démarche de Hannah Arendt.
L'histoire: un long processus d'assombrissement
L'homme ou la femme, pendant un âge sombre, peuvent se profiler sur le plan culturel, comme Rahel Varnhagen, femme de lettres et d'art dans la communauté israélite de Berlin, ou sur le plan historique, comme Benjamin Disraeli, qui a forgé l'empire britannique, écrit Hannah Arendt. Mais, dans un tel contexte de " sombritude ", quel est le sort de l'homme et de la femme dans sa propre communauté juive ? Il ou elle s'assimile. Mais cette assimilation est assimilation à la " sombritude ".Les assimilés en souffrent davantage que les non-assimilés. Dans ce processus d'assimilisation-assombrissement , deux figures idéal typiques apparaissent dans l'oeuvre de Hannah Arendt :le paria et le parvenu, deux pistes proposées à suivre pour le Juif en voie d'assimilation à l'ère sombre. A ce propos, Agnes Heller écrit : " Le paria émet d'interminables réflexions et interprète le monde en noir ; il s'isole. Par ailleurs, le parvenu cesse de réfléchir, car il ne pense pas ce qu'il fait ; au lieu de cela, il tente de fusionner avec la masse. La première de ces attitudes est authentique, mais impuissante ; la seconde n'est pas authentique, mais puissante. Mais aucune de ces deux attitudes est féconde ".
Ni paria ni parvenuDès lors, si on ne veut être ni paria (p. ex.dans la bohème littéraire ou artistique) ni parvenu (dans le monde inauthentique des jobs et des boulots), y a-t-il une troisième option ? " Oui ", répond Hannah Arendt. Il faut, dit-elle, construire sa propre personnalité, la façonner dans l'originalité, l'imposer en dépit des conformismes et des routines. Ainsi, Rahel Varnhagen a exprimé sa personnalité en organisant un salon littéraire et artistique très original où se côtoyaient des talents et des individualités exceptionnelles. Pour sa part, Benjamin Disraeli a réalisé une oeuvre politique selon les règles d'une mise en scène théâtrale. Enfin, Rosa Luxemburg, dont Hannah Arendt dit ne pas partager les opinions politiques si ce n'est un intérêt pour la démocratie directe, a, elle aussi, représenté une réelle authenticité, car elle est restée fidèle à ses options, a toujours refusé compromissions, corruptions et démissions, ne s'est jamais adaptée aux circonstances, est restée en marge de la " sombritude" routinière, comme sa judéité d'Europe orientale était déjà d'emblée marginale dans les réalités allemandes, y compris dans la diaspora germanisée. L'esthétique de Rahel Varnhagen, le travail politique de Disraeli, la radicalité sans compromission de Rosa Luxemburg, qu'ils aient été succès ou échec, constituent autant de refus de la non-pensée, de la capitulation devant l'assombrissement général du monde, autant de volontés de laisser une trace de soi dans le monde. Hannah Arendt méprisait la recherche du succès à tout prix, tout autant que la capitulation trop rapide devant les combats qu'exige la vie Ni le geste du paria ni la suffisance du parvenu.Agnes Heller écrit : " Paria ou parvenu :tels sont les choix pertinents possibles dans la société pour les Juifs émancipés au temps de l'assimilation. Hannah Arendt indique que ces Juifs avaient une troisième option, l'option que Rahel Varnhagen et Disraeli ont prise : s'élire soi-même. Le temps de l'émancipation juive était le temps où a démarré la modernité. Nous vivons aujourd'hui dans une ère moderne(postmoderne), dans une société de masse, dans un monde que Hannah Arendt décrivait comme un monde de détenteurs de jobs ou un monde du labeur. Mais l'ASSIMILATION n'est-elle pas devenue une tendance sociale générale ? Après la dissolution des classes, après la tendance inexorable vers l'universalisation de l'ordre social moderne, qui a pris de l'ampleur au cours de ces dernières décennies, n'est-il pas vrai que tous, que chaque personne ou chaque groupe de personnes, doit s'assimiler ? N'y a-t-il pas d'autres choix sociaux pertinents pour les individus que d'être soit paria soit parvenu ? S'insérer dans un monde sans se demander pourquoi ? Pour connaître le succès, pour obtenir des revenus, pour atteindre le bien-être, pour être reconnu comme " modernes " entre les nations et les peuples, la recette n'est-elle pas de prendre l'attitude du parvenu, ce que réclame la modernité aujourd'hui ? Quant à l'attitude qui consiste à refuser l'assimilation, tout en se soûlant de rêves et d'activismes fondamentalistes ou en grognant dans son coin contre la marche de ce monde (moderne) qui ne respecte par nos talents et où nous n'aboutissons à rien, n'est-ce pas l'attitude du paria ? ".
Nous devons tous nous assimilerRobert STEUCKERS. http://robertsteuckers.blogspot.fr/Agnes HELLER, " Eine Frau in finsteren Zeiten ", in Studienreihe der ALTEN SYNAGOGE, Band 5, Hannah Arendt. "Lebensgeschichte einer deutschen Jüdin ", Klartext Verlag, Essen, 1995-96, ISBN 3-88474-374-0, DM 19,80, 127 pages. -
La Solitude
Elle est à la fois la plus belle et la pire des choses. La société n'aime pas les solitaires suspectés d'être des subversifs ou même dangereux comme ceux qu'on appelle les loups solitaires prêts à passer à l'acte pour les pires choses. Elle n'a pas de contrôle sur eux. Plus prosaïquement il existe des termes méprisants pour les qualifier : « vieux gars », « vieille fille », « ours »...La solitude est associée à la misère affective, sexuelle, sociale, à quelqu'un en souffrance, à un mal-être...Elle peut conduire à la dépression et même au suicide. Le solitaire serait aussi s'il choisit sa solitude un misanthrope qui ne cherche pas à plaire et quelqu'un d'insensible aux autres, bref un a-social. La société de façon totalitaire n'aime pas ceux qui se mettent en marge d'elle même. Elle organise sans cesse des spectacles où il faut être là et vibrer avec les autres comme au téléthon, à toutes les soirées « charité » ou ailleurs. Les hommes et les femmes veulent donc sans cesse parader avec d'autres pour montrer leur force dans la société et sentir qu'ils existent. Être esseulé signifie qu'on est incapable de plaire et qu'on n'existe pas dans la société. Le gouvernement a décrété la lutte contre la solitude comme une maladie à guérir. De façon différente elle a été chantée par Barbara et Léo Ferré.
Schopenhauer (Aphorismes sur la sagesse dans la vie)
Avec ce philosophe nous avons le plus bel hymne à la solitude écrit par un misanthrope et misogyne. Il a écrit sur les femmes des pages célèbres qui font encore frémir les féministes et même les non-féministes. Schopenhauer a certes décrit les femmes comme il les a vues à son époque et sans faire de la psychologie au rabais, sa relation avec sa mère a été conflictuelle. Il était quand même attiré physiquement par les femmes car il n'était en rien un homosexuel. Les créateurs, les hommes supérieurs ont besoin de solitude car de toute façon l'intelligence isole comme elle a isolé Nietzsche et d'autres. Plus on a de l'être plus on est bien dans la solitude. Inversement ceux qui ne sont rien ont perpétuellement besoin d'être entourés. Le plus beau compliment qu'un homme de valeur puisse dire à une femme est qu'il se trouve aussi bien avec elle que s'il était seul. Bref la solitude développe son intériorité et crée son moi.
« La solitude offre à l'homme intellectuellement haut placé un double avantage : le premier est d'être avec soi-même et le second de n'être pas avec les autres. On appréciera hautement ce dernier si l'on réfléchit à tout ce que le commerce du monde apporte avec soi de contrainte, de peine et même de danger "Tout notre mal vient de ne pouvoir être seul" a dit La Bruyère. La sociabilité appartient aux penchants dangereux et pernicieux, car elle nous met en contact avec des êtres qui en grande majorité sont moralement mauvais et intellectuellement bornés ou détraqués. L'homme insociable est celui qui n'a pas besoin de tous ces gens là. Avoir suffisamment en soi pour pouvoir se passer de la société est déjà un grand bonheur, par là même que presque tous nos maux dérivent de la société, et que la tranquillité d'esprit, qui après la santé forme l'élément le plus essentiel de notre bonheur, y est mise en péril et ne peut exister sans de longs moments de solitude... » (Schopenhauer, Aphorismes sur la sagesse dans la vie)
« La sociabilité de chacun est à peu près en raison inverse de sa valeur intellectuelle ; dire de quelqu'un "il est très insociable" signifie à peu de choses près : c'est un homme doué de hautes facultés. »
« En outre, plus l'homme a en soi, moins les autres peuvent lui apporter », « La solitude est le lot de tous les esprits supérieurs ; ils leur arrivera parfois de s'en attrister mais il la choisiront toujours comme le moindre des maux... » A.S
Nietzsche
« Fuis mon ami, refugie-toi dans la solitude ». Le philosophe a été profondément solitaire, ce qui a été une condition sine qua non de son œuvre. Dans Ainsi parlait Zarathoustra, le « héros » est séparé par un abîme du reste des hommes.
Zarathoustra méprise la foule au plus haut point. La solitude est liée à la supériorité ou tout au moins son sentiment. Il existe le mépris du solitaire vis à vis du reste de l'humanité. La solitude mène à la pensée ; elle accouche de l'être. Chez Nietzsche elle est la voie vers le surhomme. « Ô solitude, solitude ma patrie !... »
« Car chez nous la solitude est une vertu en tant qu'inclination et penchant à la propreté, qui devine l'inévitable malpropreté nécessairement attaché à tout contact des êtres humains - "en société" ».
Rousseau
Chez Schopenhauer et Nietzsche la solitude est intrinsèquement liée à la supériorité de certains hommes, de ceux qui ont la force de la supporter et même plus y goûter. Cette supériorité s'accroit même dans la solitude.
Rousseau hypersensible proche de la paranoïa ne peut supporter les autres et leur méchanceté. « J'aime mieux fuir les hommes que les haïr ». Et puis haïr est fatiguant et la haine relie aux autres.
La solitude permet de rêver, de penser, de communier avec la nature quand la solitude se trouve à la campagne. Le bonheur se trouve en nous et non chez les autres.
« Mes heures de solitude et de méditation sont les seules où je sois pleinement moi et à moi ». La solitude permet de découvrir son moi. Être seul à la campagne est propice à la contemplation, nous met en osmose avec la nature. On ne retrouve pas dans Les rêveries d'un promeneur solitaire le mépris schopenhauerien ou nietzschéen vis à vis des hommes même si Rousseau avait du mal à les supporter. Il y a chez lui un romantisme de la solitude.
On est passé d'une vision misérabiliste de la solitude pour l'homme du commun à un pathos de la supériorité. Elle permet une élévation intellectuelle ; elle nous libère du regard des autres et de leur mesquinerie. Elle élève spirituellement et moralement. Elle est un dépassement de soi. Elle construit un homme nouveau ce que Nietzsche nommait « surhomme ». La solitude rend immenses les hommes qui la méritent.
PATRICE GROS-SUAUDEAU -
MARTIN HEIDEGGER
Un philosophe des valeurs traditionnelles et révolutionnaires
Que Martin Heidegger soit le plus grand philosophe de notre siècle, peu de monde en doute à l'approche du troisième millénaire. Que cet ancien recteur de l'université de Fribourg se signala en 1933 par un ralliement sans ambiguïté au national-socialisme alors triomphant, voilà qui, comme on dit, « pose problème » et classe l'auteur de l'essai Etre et temps dans le camp des maudits, d'autant plus impardonné qu'il n'a jamais manifesté le moindre repentir.
Le pasteur Jean-Pierre Blanchard vient de consacrer un petit ouvrage fort éclairant à la personnalité et à l'œuvre de cet Allemand du Sud très attaché à sa patrie souabe et intransigeant défenseur de l'enracinement.
Ce livre a le grand mérite d'expliquer clairement les grandes querelles idéologiques auxquelles Heidegger fut confronté : tradition et modernité, romantisme et rationalisme, individu et communauté, conservatisme et révolution, héroïsme et décadence, populisme et étatisme.
Le pasteur Blanchard démontre à quel point la pensée de cet auteur, totalement en marge de tous les courants actuels, exprime « la nostalgie de la patrie céleste, reflet sublime de ce qu'est la patrie charnelle. Celle-ci s'enracine dans des valeurs organiques, la famille, le métier, le devoir, l'honneur ».
Il fallait sans doute toute la science théologique d'un ministre de l'Eglise évangélique luthérienne pour affirmer que le grand philosophe, qui avait totalement renié le catholicisme de sa jeunesse, fait finalement retour à une métaphysique chrétienne ...
Prévenons d'emblée tous ceux qui vont acquérir ce petit essai fondamental qu'il se compose de deux parties bien distinctes.
La première, intitulée : Faut-il brûler Heidegger ? est une explication des attitudes politiques qui ont tant contribué à diaboliser le philosophe-bûcheron de la Forêt-Noire. Elle se lit sans difficulté pour qui s'intéresse aux aspects idéologiques (le pluriel s'impose) de la révolution national-socialiste.
La seconde partie, dont le titre, Une quête de retour aux racines, s'éclaire par un -sous-titre explicite : Pour une lecture chrétienne de Heidegger, exige quelques connaissances philosophiques et théologiques, d'autant que le pasteur Jean-Pierre Blanchard a voulu aller « au fond des choses » dans cet univers bien particulier qui confine à la logique comme à la croyance.
Heidegger - à l'inverse de Nietzsche - est un philosophe difficile, dont la pensée exige un véritable «décodage» par des esprits rompus à cette sorte de gymnastique intellectuelle. Mais il reste, selon l'expression, «incontournable».
Récupéré par les «existentialistes» au lendemain de la guerre, Heidegger fut longtemps, pour le grand public cultivé, une sorte de personnage mythique, auquel on se référait sans jamais l'avoir lu. Puis est venue l'offensive de la diabolisation, inévitable en notre époque de chasse aux sorcières. Un livre de Victor Farias, paru voici dix ans, devait donner le ton : Heidegger et le nazisme (Le Seuil, 1987).
Curieusement, l'auteur montrait que si Heidegger devait être finalement mis en cause par le régime national-socialiste en 1934, c'était non pas parce qu'il était jugé trop modéré, mais, au contraire, trop radical, attiré par un personnage tel que Rohm, le chef d'état-major des SA, les sections d'assaut, éliminé lors de la purge sanglante de la Nuit des Longs Couteaux.
Issu d'un milieu modeste
C'est d'ailleurs une thèse que le pasteur Jean-Pierre Blanchard reprend à son compte, montrant un Heidegger profondément révolutionnaire et «populiste».
Mais il faut commencer par le commencement : à Messkirch, dans le pays de Bade, où le futur philosophe naît le 26 septembre 1889 (ce qui en fait le strict contemporain, à quelques mois près, d'Adolf Hitler). Sa famille est profondément catholique et son père est même sacristain.
Issu d'un milieu modeste d'artisans et de paysans, le jeune Martin est élevé de 1903 à 1906 au lycée de Constance, où il est pensionnaire au foyer Saint-Konrad, créé au siècle précédent par l'archevêque de Fribourg, ville dans laquelle il poursuivra ses études jusqu'en 1909. Il décide alors d'entrer au noviciat jésuite de Tisis à Feldkirch (où il ne restera qu'une quinzaine de jours) puis de rejoindre l'internat de théologie de Fribourg, où il étudiera jusqu'en 1911.
Ce jeune Souabe se place alors dans l'orbite du mouvement social-chrétien, issu du romantisme catholique, qui combat le rationalisme de la philosophie des Lumières. Renonçant à la prêtrise, Heidegger se lance ensuite avec succès dans des études de mathématiques et de philosophie.
De faible santé, il est mobilisé dans les services auxiliaires durant la Grande Guerre, se marie en 1917 avec une jeune fille d'origine protestante, fille d'un officier de la Reichswehr, devient professeur et publie, en 1927, son livre essentiel : Etre et temps. On peut dire qu'il y oppose une existence authentique à une existence inauthentique ; déracinée, incapable de trouver accès à la véritable vie communautaire, organique, celle qui nous met en relation avec les autres humains : « Sa pensée semble viser à dépasser, de manière positive, ce qui est de l'ordre d'un système fondé sur l'individualisme, lequel génère et ne peut que générer la décadence des peuples et des cultures. Il est le chantre d'un communautarisme qui se veut en même temps traditionnel et révolutionnaire. » Cette idée de communauté n'empêche pas un certain élitisme : « Seule une élite a le droit de diriger la société et l'Etat. »
L'école, creuset de l'élite
Au sein de cette élite, le personnage essentiel est le héros - comme le fut l'étudiant Albert Léo Schlageter, fusillé par les occupants français à Düsseldorf en 1923 : « Ceux qui ont su mourir nous apprennent à vivre. »
Le grand souci du professeur Heidegger reste une rénovation totale de l'enseignement : « C'est au sein de l'école que doivent naître ceux qui seront chargés d'être les guides de la communauté du peuple [ ... ] permettant au peuple allemand de prendre en charge sa propre situation. »
C'est là rechercher une sorte d'ascèse, à la fois politique et spirituelle, quasi monastique. Heidegger se veut, bien plus qu'un homme de cabinet, un « éveilleur de conscience », tout en souhaitant que se créent de véritables liens institutionnels entre les étudiants et les travailleurs. C'est là une position révolutionnaire, qui va provoquer une tension de plus en plus vive entre lui et le ministère, entre ce penseur libre et les philosophes officiels du régime comme Alfred Rosenberg. Car le recteur de l'université de Fribourg n'apprécie-guère le côté biologique et simplificateur ; il préfère « le retour au génie spirituel du peuple allemand » à « la glorification d'une race supérieure, la race aryenne ».
Sa pensée se déplace de plus en plus vers sa patrie locale, la Forêt-Noire. Il voit une véritable relation entre le travail paysan et le travail philosophique. Tout, selon lui, doit partir de sa terre alémanique et souabe, ce qui implique une grande méfiance envers les forces urbaines, conservatrices et bureaucratiques.
Dans cette « petite patrie », il choisit comme une sorte d'intercesseur magique, le père Hôlderlin, auquel il va consacrer un essai capital.
Très rapidement réduit à une sorte d'exil intérieur dans son chalet de Todtnauberg, près de sa ville natale de Messkirch, il n'en sera pas moins épuré après la guerre et interdit d'enseignement en 1947.
Il représente jusqu'à sa mort, le 26 mai 1976, à Fribourg-en-Brisgau, un double courant de l'âme germanique : celui du Saint Empire, qui fait de l'Allemagne le cœur de l'Europe, et celui de la « patrie charnelle », le Heimat, qui marque son enracinement dans un terroir séculaire.
Jean MABIRE National hebdo du 23 au 29 octobre 1997
Pasteur Jean-Pierre Blanchard : Martin Heidegger, philosophe incorrect, 192 pages, L'AEncre. -
Science et méditation (M. Heidegger)
Un peu de philo pour une fois. Il faut savoir prendre du recul.
Les diverses chapelles de la dissidence opposée au système contemporain ont l’habitude d’employer ce terme, « le système », pour décrire ce qu’elles combattent. Curieusement, pourtant, le terme reste indéfini. C’est une chose qu’on voit agir, mais dont l’essence échappe à l’analyse.
Qu’est-ce que le système ?
Je propose une réponse, à travers un texte de Martin Heidegger : « Science et méditation ».
Heidegger définit l’art comme ce qui révèle le beau dans le réel, et la science, au sens contemporain du terme, comme ce qui expose tout ce qui est. A la différence de l’art, la science ne filtre donc pas le réel. Elle vise à l’exposer dans son intégralité. Elle est la théorie du réel.
Quelle est la loi fondamentale de cette théorie ? Est-ce la volonté de connaissance de l’homme ? Heidegger répond : non, cette définition-là est trop large, elle inclut à la fois la science et la méditation. La science contemporaine est une certaine manière de connaître le réel. Pas toute la connaissance du réel. Quelle est cette certaine manière ? Définissons les concepts : réel et théorie.
Le réel (Allemand : das Wirkliche) est, dans la science, ce qui emplit le domaine de l’action effective (Allemand : wirken). Cette action effective est une modalité particulière du faire, elle s’en détache comme une opération concrète, ou un type d’opération concrète, peut émaner d’un principe abstrait. Voilà précisément pourquoi notre science n’est plus celle des Grecs : pour eux, la science est connaissance de ce qui est amené du caché vers le non-caché, alors que pour nous, elle est connaissance de l’action qui produit ce déplacement. La rupture a été préparée par la latinité : là où les Grecs pensent le réel comme le déploiement de son entéléchie, les Latins le voient comme l’effet d’une opération. Chez eux, cette opération est encore ce qui fait passer du non-caché vers le caché, mais déjà on s’intéresse moins au caché, on ne prend en compte que l’opération qui conduit au non-caché.Ensuite, on oubliera totalement le caché : avec la science contemporaine, ce qui est contemplé (Allemand : betrachten – étymologiquement, racine « traiter, élaborer »), c’est uniquement ce qui a été tiré du caché vers le non-caché. Cela, et cela seul. L’objet est le produit des objets, la cause d’un enchaînement du réel par le réel. L’objectivité de la science contemporaine, en ce sens, est une subjectivité non sue : nous considérons comme objectif ce qui aborde l’objet par mise à distance du sujet, mais nous oublions que la notion même d’objet, telle que nous la comprenons, est déjà le résultat de notre subjectivité.
La théorie, pour les Grecs, est la contemplation de l’aspect de la chose présente et, par cette contemplation, la connaissance de l’être de cette chose. Pour nous, parce que nous pensons la chose présente comme résultat d’une opération, cette contemplation n’est plus possible à la manière des Grecs. Notre théorie, étant donnée la compréhension que nous avons du réel comme produit d’une opération, ne peut plus percevoir la chose présente comme résultat d’une translation du non-caché vers le caché, comme accomplissement d’une entéléchie : le réel que la science contemporaine théorise est l’enchaînement des opérations par lesquels les choses engendrent les choses, le temps engendre le temps.
Pour nous, le monde n’a rien à dire qui viendrait du non-caché : il fait du bruit, il ne parle pas. Il est muet. Seul le regard de l’homme sur le monde pose un sens sur l’enchaînement des causes, seul l’enchaînement des causes perçu par le regard humain peut fonder le sens. La négation apparente de toute subjectivité débouche donc, dans la science contemporaine, sur la subjectivité radicale, et totalement non sue : le monde est là pour être connaissable, tout ce qui est réel doit être connaissable, tout ce qui est connaissable est enclos dans le réel – en apparence, le sujet s’est éloigné de lui-même ; en réalité, il a ramené à lui tout objet.
D’où, conclut Martin Heidegger, la limitation de la science contemporaine. C’est une réussite absolue en ce sens qu’elle est parvenue à cartographier le réel tel qu’elle le définit. Mais elle est parfaitement incapable de se définir elle-même. Elle peut déterminer les causes de tout, sauf d’elle-même. Si le monde est muet, si seul le regard de l’homme pose le sens sur lui, alors qu’est-ce qui donne un sens au regard de l’homme ? Il y a là une question incontournable, et toute la science contemporaine semble l’ignorer, non parce qu’elle l’a contourne (elle ne le peut), mais parce qu’elle en découle sans jamais la formuler – une rivière ne peut remonter à sa source, et la science contemporaine ne peut poser la question de sa propre réalité.
Par voie de conséquence, la science contemporaine nie la méditation, la contemplation au sens grec : poser la seule question qui vaille, questionner le regard en lui-même. La science contemporaine, fondatrice discrète de toute vision du monde depuis plusieurs siècles, est un programme, voué à se déployer d’abord dans l’ignorance du questionnement sur sa propre nature, et finalement dans l’ignorance du principe d’humanité lui-même – car si l’on ne questionne plus le regard de l’homme, alors où est la conscience, où est l’homme ?
Je crois que cette pensée d’Heidegger permet de donner la seule définition exacte, complète et approfondie du « système ». Si l’on analyse l’ensemble des forces apparemment contradictoire et partiellement disjointes que la dissidence regroupe sous le terme de « système », et si on cherche à déterminer leur plus petit dénominateur commun, on retombera toujours sur cette idée : la négation de la contemplation comme finalité, et donc, en dernière analyse, la négation de l’homme par le monde qu’il a voulu le prendre en lui, et auquel il s’est finalement réduit – jusqu’à devenir un robot.
Ce n’est certes pas pour définir ce que nous appelons le « système » qu’Heidegger écrivait. Mais c’est bel et bien ce qu’il a fait.
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La logique - La raison
La logique et la raison sont sans doute les deux termes que revendique la pensée occidentale qui en a tiré parfois fierté ou vanité. C'est selon.
Dans la raison, on englobe la philosophie, la science, la façon de bien raisonner, c'est à dire respecter les lois de la logique.
Cette vision sera bien sûr contestée par des penseurs aussi différents que Nietzsche, Heidegger ou Feyerabend. Si la logique a pu être étudiée de façon plus ou moins technique, il n'a jamais été donné une définition acceptée par tous de la raison. Feyerabend écrira un livre intitulé « Adieu la Raison ». Quant à Heidegger, il énoncera sa phrase célèbre : « la Raison est l'ennemie de la pensée ». Comme si la logique et même la raison ne pouvaient être que des freins à la pensée, et même à l'épanouissement de l'individu, de son être. Elles ne pourraient même qu'appauvrir un homme riche de toute sa diversité et complexité.
«L'intelligence n'est qu'une toute petite partie de nous-mêmes, nous sommes avant tout des être profondément affectifs. » (Barrés)
« Le cœur a ses raisons que la raison ignore. » (Pascal).
La logique
La logique a été inventée par les Grecs. Le refus et la contradiction est venu avec les Eléates (Zenon d'Elée).
La non-contradiction s'oppose à un raisonnement dialectique qui admet les contraires. La dialectique a été développée à son summum par Hegel et aussi par Marx.
Les devoirs de français et de philosophie sont souvent construits selon le schéma : thèse, antithèse, synthèse.
En mathématiques, on utilise uniquement la logique classique ou d'Aristote qui a pour principe essentiel le « tertium non datur », le tiers-exclu. Cette réduction de la pensée a comme contrepartie une prodigieuse efficacité, entre autres le raisonnement par l'absurde.
Considérer la logique comme le fondement des mathématiques s'appelle le logicisme.
Un autre courant, l'intuitionnisme de Brouwer et Heyting rejette le tiers-exclu. En revanche pour les Eléates, une bonne pensée doit être une pensée non contradictoire. Il ne faut pas oublier que dans l'Antiquité, la logique est née de l'art de vouloir persuader, imposer ses idées. Au Vème et IVème siècle av. J.C., nous eûmes les orateurs et les sophistes, plus avocats que philosophes.
Aristote comme Euclide pour les mathématiques de son époque présentera dans « L'Organon » les lois de la logique de son époque. On y trouve son fameux syllogisme « Tous les hommes sont mortels, or Socrate est un homme, donc Socrate est mortel », syllogisme qu'on peut expliquer par la théorie des ensembles.
[〈Socrate X〉H ] M
Descartes croira plus aux mathématiques, qui utilisent une intuition intellectuelle féconde, qu'à la logique d'un formalisme stérile.
Leibniz a voulu créer une logique nouvelle. Les éléments du jugement pourraient être mis en formules. Les principaux principes de la logique classique sont :
1. Le principe d'identité « A est A ». Une chose est ce qu'elle est. On retrouve Parménide : « ce qui est est, ce qui n'est pas n'est pas. »
2. Le principe de la non-contradiction : « Une chose ne peut pas, en même temps, être et n'être pas ».
3. Le principe du tiers-exclu : « De deux propositions contradictoires, si l'une est vraie, l'autre est nécessairement fausse, et réciproquement ».
La logistique ou « logique symbolique » se veut un système de symboles
(x) [P(x) VQ(x)] et ~ P(a)
or [P(a) V(Q(a)] => Q(a)
Kant avait affirmé que la logique « semble close et achevée ». Et pourtant la logique s'est prodigieusement développée avec Frege et Gôdel.
Frege est un mathématicien, logicien, philosophe allemand. Il a élaboré un langage formel nouveau. Il a utilisé les quantificateurs. Pour lui, le langage ordinaire est ambigu, imprécis. Il a donc voulu fonder un langage idéal, vieux fantasme des logiciens.
L'un des points importants chez Frege est l'antipsychologisme. Les lois de la logique sont celles de la vérité et non de l'esprit. Il s'oppose en cela aussi bien à Kant qu'à Nietzsche et d'autres ...
Les mathématiques et même la logique ont été ébranlées par les deux théorèmes de Gôdel, suite à tous les travaux et réflexions sur l'axiomatisation du savoir comme les axiomes de Péano en arithmétique :
1. Tout système consistant (non-contradictoire) n'est pas complet, c'est-à-dire qu'il y aura toujours des propositions dont on ne pourra jamais dire si elles sont vraies ou fausses.
2. On ne peut pas démontrer qu'un système est consistant à l'intérieur de lui-même.
Une autre définition de la logique est de prouver des thèses à partir de prémisses, c'est-à-dire que si les prémisses sont « faux » ou douteux, même un raisonnement logique parvient à des conclusions fausses ou oiseuses, surtout dans les domaines « flous » en dehors des mathématiques ou de ceux qu'on appelle « sciences exactes ».
On peut toujours remettre en question les prémisses (les mathématiciens dans l'histoire des mathématiques ne s'en sont pas privés avec les géométries non euclidiennes). Dans les autres domaines (politique, économie, philosophie, ...) on peut dire tout et le contraire de tout et même en le justifiant. On en vient à faire de la métaphysique sans le savoir.
Par exemple, dans les opinions politiques, la logique est-elle un secours pour raisonner, débattre et imposer ses idées (ce qui fut l'origine de la logique chez les Grecs) ? Les convictions politiques ont souvent comme fondements des raisons d'une grande complexité difficiles à expliciter (parfois du non avouable) ou ce qui relève de l'inconscient collectif, individuel, du viscéral ou du ressentiment. On en demanderait beaucoup à la logique de démêler tout cela.
La notion d'axiome
Les anciens justifiaient les axiomes par leur évidence, souvent basée sur les sens (surtout en géométrie). Pour Henri Poincaré, les axiomes d'une théorie ne sont que des conventions ou des définitions déguisées. La logique donne un sens nouveau aux mathématiques puisqu'elles ne se définissent plus par leur objet, mais par le raisonnement.
La Raison
On invoque souvent la raison contre les passions, la folie, l'irrationnel. Dans ce mot, on ne fait que mettre ses idées et sa propre pensée. Ceux qui ne pensent pas comme nous ne peuvent être que les ennemis de la Raison. On a tué au nom de la raison au cours de l'Histoire.
Le XVIIIème siècle s'est défini comme le siècle des Lumières car la raison a été sans cesse invoquée contre l'ordre ancien, l'obscurantisme, le fanatisme qu'on a attribués bien sûr à l'autre, l'ennemi de la raison. L'idée de raison a commencé à se définir depuis l'Antiquité grecque. Les principes de la raison sont indépendants de l'expérience sensible pour Platon.
Les principes de la raison au sens classique du terme :
1. Le principe de raison suffisante : « Tout ce qui est a sa raison d'être ». Leibniz définit ce principe : « Rien ne se fait sans raison suffisante. Autrement dit, rien n'arrive sans qu'il soit possible de rendre une raison qui suffise pour déterminer pourquoi il en est ainsi et non autrement. ».
2. Le principe de causalité : « Tout phénomène a une cause et les mêmes causes, dans les mêmes circonstances, produisent les mêmes effets ». Hume critiquera fortement ce principe puisqu'il ne verra dans la causalité qu'une pensée venant de l'habitude.
3. Le principe de finalité : « tout être a une fin ». Kant distinguera deux formes de fin :
- la finalité externe : un être peut avoir sa fin dans un autre être,
- la finalité interne : l'être est à lui-même sa propre fin.
Les principes de raison permettent de comprendre le monde selon une vision classique de la raison.
Histoire de la raison
Depuis les Grecs, après les scolastiques, c'est à Descartes dans son « Discours de la Méthode » que l'on doit une définition de la raison.
La raison est la faculté de bien juger et de discerner le vrai du faux.
« Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée, car chacun pense en être si bien pourvu que ceux mêmes qui sont les plus difficiles à contenter en tout autre chose n'ont point coutume d'en désirer plus qu'ils n'en ont ».
Il y a une survalorisation des mathématiques chez Descartes. Avec la raison, l'homme devient « maître et possesseur de la nature ».
Kant s'interrogera sur les conditions de possibilité de la science. La « révolution copernicienne » fait dépendre la connaissance de la structure « transcendantale » du sujet (en clair de la structure de notre cerveau). Il existe des « catégories » des principes qui font partie de notre constitution mentale, et que l'on doit considérer comme des « formes a priori » de la pensée.
Hegel découvrit le caractère historique de la raison : « L'histoire universelle n'est que la manifestation de cette Raison unique ». Cette réalisation de la raison s'effectue selon une démarche dialectique.
« La seule idée qu'apporte la philosophie est la simple idée de la raison, l'idée que la Raison gouverne le monde et que, par conséquent, l'histoire universelle s'est, elle aussi, déroulée rationnellement » (La Raison dans l'Histoire).
L'empirisme
Ce courant fut surtout anglais avec Locke et Hume. Pour Locke, à la différence de Descartes, il n'y a pas de connaissance innée. On a une « table rase ». Nos idées viennent de la sensation et de la réflexion. Pour Hume, les idées ne sont que des copies des impressions d'origine externe. Le principe de causalité est acquis par l'expérience.
La phénoménologie
La pensée d'Husserl fut une critique radicale de la Science et de l'idée de raison. Il a fortement critiqué la mathématisation du monde depuis Galilée. Avec la physique galiléenne, l'homme pense que le « vrai monde » serait mathématique. La science est devenue « objectiviste » obsédée par un idéal mathématique. Husserl reviendra au monde premier, le monde vécu (le lebenswelt). La Raison chez Husserl n'est que le produit de notre praxis et de notre réflexion sur cette praxis. La Science n'a fait que recouvrir d'un système axiomatique le monde de la vie. Husserl part du projet cartésien d'établir la certitude pour aboutir à une critique radicale de ce projet.
L'irrationnel
Kant avait déjà vu les limites de la Raison puisque nous ne pouvons connaître qu'à travers les formes « a priori » de la sensibilité comme l'espace et le temps. Nous n'avons accès selon Kant qu'aux phénomènes et non aux noumènes (choses en soi). La phénoménologie (comme Nietzsche) critiquera fortement cette séparation du monde noumène/phénomène.
Bergson verra dans la raison un obstacle à l'intuition. Le surréalisme valorisera l'irrationnel en nous. « Surréalisme : dictée de la pensée en l'absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale ». (A. Breton). Kierkegaard insistera sur les notions d'angoisse, de doute, sur la mort, l'amour qui échappent à la Raison.
Adieu la Raison de Feyerabend
Feyerabend dans son livre « Adieu la Raison » a une position à la fois iconoclaste et radicale vis-à-vis de la Raison occidentale qui accumulerait tous les maux. « La civilisation occidentale elle-même a perdu sa diversité ». Comme pour la pensée phénoménologique, Feyerabend remet en question les idées de Raison et d'Objectivité. Pour Husserl, il n'y avait pas d'Objectivité mais l'intersubjectivité. Feyerabend ne croit pas non plus à l'objectivité. Un point de vue est toujours lié à des attentes, des idées ou des espoirs humains. Il y a beaucoup de culpabilité et de mauvaise conscience chez Feyerabend vis-à-vis de la Science occidentale : « La science occidentale a maintenant infecté le monde entier comme une maladie contagieuse et que beaucoup de gens tiennent ses productions comme allant de soi... ».
Les critiques très fortes de Feyerabend sur la Raison occidentale aboutissent à une survalorisation des autres cultures et à un dénigrement des la pensée occidentale. Il n'y a pas d'universalité de la connaissance scientifique. Feyerabend est favorable à la diversité, à la pluralité des visions du monde contre l'uniformisation occidentale. Cette pensée sur bien des points rejoint celle de Lévi-Strauss.
Conclusion
Sur les canons de Louis XIV, il y avait écrit : ULTEMA RATIO, vision de la raison parmi d'autres. On a fait inclure dans l'idée de Raison tout ce qu'on a bien voulu. Hume avait finement remarqué qu'en fin de compte ce sont les passions qui décident, la raison pouvant tout justifier.
Husserl a bien vu que la raison née en Grèce est en perpétuelle construction. La mécanique quantique a bouleversé notre vision du monde et de la physique théorique. La causalité a été remise en question qui était pourtant un des grands principes de la raison au sens classique. L'évolution de la logique a changé notre vision du vrai en mathématiques.
Dans le domaine religieux, foi et raison se sont affrontées. Le christianisme a voulu faire une synthèse des deux.
Les déconstructeurs de la raison comme Nietzsche ou Heidegger ont porté les coups les plus durs contre les idées de Science et d'Objectivité. L'homme est fait de rationnel et d'irrationnel, même si la culture occidentale a souvent étouffé notre faculté d'imagination, d'intuition et de folie.
Patrice GROS-SUAUDEAU -
Entretien avec Jean-Claude Michéa
Jean Cornil a rencontré le philosophe français Jean-Claude Michéa, chez lui, à Montpellier. Philosophe « inclassable », Jean-Claude Michéa a un parcours singulier. Venant d’un milieu communiste, anarchiste, penseur critique du libéralisme et singulièrement du libéralisme culturel qu’il assimile à la gauche. Dans cette émission, Jean Cornil ira à la rencontre de ce philosophe étonnant, très éloigné des schémas traditionnels de la pensée politique.
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L'irresponsabilité politique
J'entends par « irresponsabilité politique » l'attitude publique inconséquente qui expose à un danger qu'un minimum de réflexion, ou de sens commun, pourrait éviter. Schopenhauer me paraît « irresponsable » au même titre que l'est celui qui abdique toute initiative raisonnée pour s'en remettre à l'impulsion ou au hasard. Je prends aussi l'expression « irresponsabilité politique » dans le sens qu'elle revêt en droit constitutionnel, où elle désigne généralement le fait que, d'après la Constitution, le président de la République n'a pas de comptes à rendre au Parlement. L'irresponsabilité définit alors l'indépendance du souverain qui se trouve, pour une part, exempté de la loi commune, et dispensé de justifier ses faits et gestes. Schopenhauer me paraît avoir formulé un idéal politique fondé justement sur l'irresponsabilité.
J'en tiendrais pour preuve d'abord la devise qu'il disait avoir adoptée : « Je rends grâce à Dieu tous les jours de ne pas avoir à me préoccuper du Saint-Empire romain germanique. » Devise antihégélienne, si l'on retient de Hegel la consigne d'avoir à penser son temps, et de sacrifier chaque matin à la lecture des journaux qui le livreront. En outre, Schopenhauer a explicitement manifesté sa prédilection pour une constitution politique qui ménage la possibilité d'une souveraine irresponsabilité : dans Parerga et Paralipomena, il avoue son scepticisme à l'endroit d'une constitution qui serait fondée sur le droit abstrait, c'est-à-dire sur une « base naturelle » (ce que nous identifierions sans doute comme droits de l'homme). Il en conclut à « la nécessité d'un pouvoir concentré en un seul homme, au-dessus même de la loi et du droit, absolument irresponsable, devant lequel tout se courbe, et dont le détenteur est considéré comme un être d'essence supérieure, comme un maître par la grâce de Dieu » (p. 93-94).
Quelques pages plus loin, Schopenhauer ajoute ceci, qui en dit long sur l'attraction qu'exerce sur lui l'idéal d'irresponsabilité politique : « Les rois constitutionnels ont une ressemblance incontestable avec les dieux d'Épicure, qui goûtent dans les hauteurs de leur empyrée une félicité et un calme parfaits, sans se mêler des affaires humaines » (p. 100). Je rappellerai encore que, dans le même ouvrage, Schopenhauer s'insurge contre l'institution démocratique du jury populaire, en arguant du danger qu'il y a à miser sur une quelconque responsabilité politique chez des êtres « sans culture, pas même capables d'une attention soutenue » (p. 102). À chaque fois, Schopenhauer soutient la sagesse de l'apolitisme contre ceux qui situeraient le progrès de l'espèce humaine dans la prise de conscience et l'exercice de l'intérêt général.
Qu'on m'entende bien : je ne songe pas à faire reproche à Schopenhauer d'avoir milité en faveur de l'abstention politique. En toute rigueur, la chose est cohérente avec sa philosophie et avec son refus d'une volonté jugée source de toute misère. Il me semble donc que l'irresponsabilité politique est justifiée par la pensée de Schopenhauer et, décrivant tout à l'heure les grandes lignes de son approche du politique, je ne démontrerai pas autre chose.
Seulement, si je parle d'irresponsabilité politique dans le premier sens que j'ai défini, c'est que Schopenhauer n'a peut-être pas observé la réserve que son apolitisme principiel devait promettre. Le refus du volontarisme ne l'a pas empêché de manifester, comme on sait, des partis pris qui le situèrent, dans l'espace politique, du côté des contre-révolutionnaires : dans les Parerga (livre II, chap. 9), il se définit lui-même comme un « ultra-réactionnaire », ayant horreur des émeutes qui l'assourdissent et le distraient de ses « pensées et travaux impérissables ». Par ailleurs comme tout grand penseur, Schopenhauer doit assumer l'exemplarité de sa pensée – ou, plus exactement, endosser les conséquences axiologiques et les éventuelles bévues qu'elle a induites chez ceux qui s'en sont inspirés. De ce point de vue, je suis frappé de constater combien l'apolitisme de Schopenhauer s'est trouvé revendiqué, au XXe siècle, par des intellectuels engagés dans les luttes de leur temps.
Paradoxe, ou révélation du caractère inexorablement politique de cet apolitisme ? Toujours est-il qu'il convient de distinguer 2 attitudes : d'un côté, celle qui prête au refus schopenhauérien du politique un caractère éminemment salutaire dans la tourmente du siècle ; de l'autre, celle qui, après s'être fiée à ce refus, finit par lui reconnaître un caractère hautement pernicieux. J'attribuerai ces 2 attitudes à 2 penseurs qui se dirent tous 2 disciples de Schopenhauer, et furent confrontés aux mêmes drames, c'est-à-dire à la folie national-socialiste, à l'exil et à la nécessité de comprendre, sinon de justifier, l'irréparable : Max Horkheimer d'une part, Thomas Mann d'autre part seront mes témoins dans la mise en question de l'apolitisme serein de Schopenhauer. Enfin, j'aimerais suggérer que l'attitude ambivalente à l'égard du thème schopenhauérien de l'irresponsabilité politique illustre le dilemme que doivent affronter les intellectuels du XXe siècle.
Schopenhauer et l'État
Même un lecteur pressé est capable de percevoir ce qui interdit d'identifier l'œuvre de Schopenhauer à une œuvre politique. Une philosophie politique commence en effet avec la conviction que les choses pourraient être autres qu'elles ne sont, et c'est forte de cette conviction qu'elle doit chercher à légitimer l'action. Certes, en disant cela, on s'expose à rendre difficilement concevable la dimension politique de l'œuvre d'un Spinoza ou d'un Hegel qui, en assurant le triomphe de l'intelligence sur la volonté, n'objectent nul devoir-être à la réalité dont ils rendent rationnellement raison. Je préciserai donc que la philosophie politique suppose au moins l'affirmation de la liberté – que cette liberté nous invite à vouloir que les choses changent ou bien qu'elle nous porte à nous réconcilier avec ce qui est (non pas sur le mode du conformisme, mais sur celui de la sagesse). Or, il n'y a chez Schopenhauer rien qui pourrait permettre d'encourager à la formulation d'un devoir-être, puisque le monde est foncièrement absurde, et rien non plus qui pourrait inciter la liberté à prendre en charge le réel pour le transformer, ou bien seulement le gérer, puisque l'homme est fondamentalement le jouet de la nécessité.
Comment donc admettre quelque responsabilité que ce soit si l'homme est déterminé par la loi nécessaire qui régit son caractère particulier ? Est-ce à dire que Schopenhauer exclut toute aptitude humaine à la décision ? Bien entendu pas. Le privilège de l'espèce humaine consiste précisément dans la connaissance abstraite qui rend chacun clairvoyant sur les motifs qui l'animent et, par suite, qui le dispose à décider de se soumettre à tel d'entre eux plutôt qu'à tel autre. Transposé sur le terrain de l'action politique, cela ne peut signifier qu'une chose : la volonté n'est jamais libre de m'autodéterminer, et toute décision obéit forcément à des fins irrationnelles. Schopenhauer l'exprime avec force : il n'est de liberté qu'au-delà du phénomène et de l'espace régi par le principe de raison suffisante. Autrement dit, la seule liberté pensable se situe en deçà du principe d'individuation, dans la sphère de la volonté comme chose-en-soi et, à ce niveau, elle ne peut tendre qu'à l'abnégation, qu'à l'autosuppression de l'essence de l'être. À ce titre, elle ne vaut que par la mise en contradiction du phénomène avec lui-même, mais aucunement dans sa prise en charge. C'est dire qu'il n'est jamais de liberté qu'arrachée au sol où la politique aurait un sens.
Cela ne signifie pas que Schopenhauer accueille le fatalisme comme une position indiscutable : il est bien sûr convaincu que « le consolateur, c'est le fatalisme », qu'il n'est « pas de source plus sûre de consolation que de voir avec une parfaite évidence la nécessité inévitable de ce qui arrive » (MVR, p. 388). Mais ce fatalisme, qui lui offre la « sérénité stoïque », a l'inconvénient, à ses yeux, d'encourager la paresse de ceux qui, voyant un décret du destin dans tout événement, oublient que ce dernier survient toujours dans une chaîne causale sans laquelle il n'apparaîtrait pas. De sorte que le fatalisme résolu, celui qui se sait impuissant devant la souffrance liée aux événements, peut du moins tâcher de s'arracher à l'enchaînement des causes qui en conditionne l'apparition. Ce fatalisme exige bien, à ce titre, une sorte d'ascèse, conforme en cela à l'autonégation de la volonté qui caractérise la liberté. L'essentiel à quoi il invite est de se dominer assez pour renoncer aux entreprises pour lesquelles « la nature nous a médiocrement dotés » – au nombre de ces entreprises, cela va sans dire, Schopenhauer compte les projets politiques.
La chose est suffisamment claire lorsque Schopenhauer en vient à fustiger l'optimisme et l'humanisme de Rousseau, ce chantre de la perfectibilité humaine qui justifie la politique progressiste des Lumières. Schopenhauer lui objecte ceci, qui résume son aversion à l'égard de toute conception révolutionnaire : l'optimisme est pernicieux « car il nous représente la vie comme un état désirable, et le bonheur de l'homme comme fin de la vie » (MVR, p. 1348). C'est en quoi, finalement, le fatalisme, qui nous dégage de l'illusion volontariste, est bien le produit d'une conquête de l'intelligence, au point que si la politique appelle l'action – ce dont il est difficile de douter –, alors l'intelligence, telle que la conçoit Schopenhauer, doit œuvrer à la suppression de la politique : « L'intelligence, écrit-il, rend possible la suppression de la volonté, son salut par la liberté, le triomphe sur le monde, l'anéantissement universel » (MVR, p. 416). Bref, nous voilà prévenus : la politique nous rive à l'illusion douloureuse de la volonté ; la seule politique conforme à l'intelligence qui devrait en déraciner le besoin sera une politique de la non-liberté : un despotisme fatalement déresponsabilisant, c'est-à-dire désillusionnant.
De fait, Schopenhauer n'a jamais varié sur ce point : l'État est une réalité à laquelle on doit se soumettre comme à un moindre mal ; il n'est en aucune façon une puissance morale ou un éducateur auquel on pourrait se confier. L'expression revient souvent : l'État est une muselière destinée à réduire l'homme à la condition de l'herbivore.
Le paragraphe 62 du MVR est sans ambiguïté sur ce point. Schopenhauer y procède à la déduction des catégories morales qui vont lui permettre d'envisager le politique comme une conséquence de l'égoïsme. Le fait dont on part consiste, comme on sait, dans la dispersion de la volonté en soi dans la multiplicité des vouloirs individuels. Le problème de l'intersubjectivité sera donc résolu non pas dans l'institution politique, qui pourrait arbitrer rationnellement le conflit des égoïsmes, mais dans une attitude qui appartient à la nature, ainsi que le souligne un supplément au MVR qui définit en ce sens la « sympathie » comme « la manifestation empirique de l'identité métaphysique de la volonté, à travers la multiplicité physique de ses phénomènes » (p. 1369). Autrement dit, c'est au registre du sentiment que Schopenhauer confie le soin de régler la coexistence des hommes. La vertu, qui ne suppose aucune intelligence exceptionnelle, suffirait à ses yeux à assurer la paix sociale, puisqu'elle propose « la connaissance immédiate et intuitive de l'identité métaphysique de tous les êtres » (MVR, p. 1368). On comprend de cette manière que la croyance dans la métempsycose, qui prolonge sur le terrain métaphysique les aperçus de la vertu, puisse détourner totalement de la préoccupation politique. La communauté ne fait pas question pour Schopenhauer.
Un de ses textes posthumes exprime avec force cette indifférence à l'égard d'une réflexion sur les conditions du bien-vivre ensemble ainsi que la théorie de l'État qui en résulte. La société y est présentée comme oscillant entre le despotisme et l'anarchie. On pourrait dès lors s'attendre à ce que Schopenhauer invitât à la recherche d'un juste milieu. Mais il n'en est rien. S'il faut s'efforcer de stabiliser la société, c'est selon lui à la hauteur du despotisme qu'il est préférable de le faire. L'anarchie doit être, de toute façon, conjurée parce que, dit Schopenhauer, dès qu'elle est possible, elle est réelle, et que ses coups atteignent chaque citoyen quotidiennement ; tandis que le despotisme n'existe qu'a l'état de possibilité et, lorsqu'il agit, il n'atteint qu'un homme parmi des millions. Et le texte conclut par ces mots : « Aussi toute constitution doit se rapprocher beaucoup plus du despotisme que de l'anarchie : elle doit même contenir une légère possibilité de despotisme » (cité par J. Bourdeau : Pensées et fragments de Schopenhauer, F. Alcan, 1900, p. 206).
Un tel texte souligne, s'il était besoin, le fait que Schopenhauer se situe décidément dans le camp de l'antiréformisme absolu : les hommes étant ce qu'ils sont, la société étant ce qu'elle est, l'État constitue une protection utile contre les conséquences funestes de l'égoïsme, mais absolument pas un instrument qui permettrait d'en supprimer durablement les maux. Le MVR va plus loin dans le refus d'envisager une politique contribuant au progrès de l'espèce humaine : un État idéal, déclare Schopenhauer, qui supprimerait les égoïsmes, ferait naître l'ennui et, avec lui, la douleur d'exister. Réalisé à l'échelle de la planète, cet État instaurerait sans doute la paix perpétuelle dont rêvait Kant, mais il provoquerait par là même une surpopulation désastreuse (MVR, § 62, p. 441). Le philosophe n'a donc rien à attendre de l'État, et le politique rien du philosophe. Seule utopie pour Schopenhauer, « mon utopie platonicienne », comme il dit : « le despotisme des sages et des nobles ».
Il ne peut en être autrement. Dès lors que l'égoïsme d'où procède l'État est défini métaphysiquement (et non moralement), il interdit toute possibilité de réforme. Cette définition est bien connue : l'égoïsme résulte du principe d'individuation qui contraint la volonté en soi à s'incarner dans l'espace et dans le temps. Chaque volonté incarnée, identifiable dans un corps, conservera de la volonté en soi dont elle est issue un appétit sans limites, une soif inextinguible de dominer (MVR, § 61, p. 418-419). Que faire, dès lors ? Précisément rien : toute action reflète la volonté (MVR, p. 381), et c'est de cette volonté qu'il faut se débarrasser pour s'épargner les douleurs attachées à l'égoïsme. Ne plus agir devient donc une consigne. Dans ce contexte, il va de soi que l'État, qui est destiné à garantir l'intégrité de la volonté, c'est-à-dire à maintenir les égoïsmes dans leurs limites, sera tenu d'agir le moins possible. Il devra réagir contre l'injustice, qui porte atteinte à la volonté d'autrui telle qu'elle réside dans son corps ou dans sa propriété, mais se garder de toute prétention moralisatrice : il est voué à n'« imposer aux gens rien qui ne soit négatif ». Le droit, qu'il n'a certes pas inventé (puisqu'il est contemporain de l'affirmation brute de la volonté), mais qu'il doit garantir, se limite à nier ce qui menace de nier ma volonté.
À ce titre, l'État policé n'a rien d'une puissance morale même si, extérieurement, il semble assurer ce que la moralité devrait obtenir. L'État, écrit Schopenhauer, n'a pas « la folle prétention de détruire le penchant des gens à l'injustice, ni les pensées malfaisantes ; il se borne à placer, à côté de chaque tentation possible, propre à nous entraîner vers l'injustice, un motif plus fort encore, propre à nous en détourner ; et ce second motif, c'est un châtiment inévitable ; aussi le code criminel n'est-il qu'un recueil, aussi complet qu'il se peut, de contre-motifs destinés à prévenir toutes les actions coupables qu'on a pu prévoir ; seulement actions et contre-motifs y sont exprimés en termes abstraits ; à chacun d'en faire, le cas échéant, l'application concrète » (MVR, p. 433-434). Voilà comment Schopenhauer entend couper, contre Kant, l'État de la morale, tout en admettant que la théorie de l'État ait à emprunter à la morale ses notions du juste et de l'injuste, c'est-à-dire ses déterminations des limites de la volonté individuelle. Quoi qu'il en soit, l'État de Schopenhauer reste un État gendarme. À tout prendre, il doit demeurer dirigé contre les imperfections des hommes, mais il ne doit assurément pas accaparer l'esprit du philosophe. Nietzsche a, sur ce point, traduit le fond de la pensée antipolitique de Schopenhauer dans le texte d'Aurore intitulé « Aussi peu d'État que possible » :
« Toutes les situations politiques et sociales ne méritent pas que ce soient justement les esprits les plus doués qui aient le droit de s'en occuper et qui y soient forcés : un tel gaspillage des esprits est en somme plus grave qu'un état de misère. La politique est le champ de travail pour des cerveaux plus médiocres, et ce champ de travail ne devrait pas être ouvert à d'autres : que la machine s'en aille plutôt en morceaux une fois de plus ! Mais telles que les choses se présentent aujourd'hui, où non seulement tous croient devoir savoir chaque jour ce qui se passe, mais où chacun veut encore y être actif à tout instant, et abandonne pour cela son propre travail, elles sont une grande et ridicule folie. On paye la "sécurité publique" beaucoup trop cher à ce prix... » (§ 179).
Il n'est pas dans mon intention d'aller plus avant dans l'explication des rapports de Nietzsche avec Schopenhauer. Je dirai seulement que Max Horkheimer et Thomas Mann semblent avoir considéré, eux aussi, l'auteur du Monde comme... comme un éducateur. Sur ce plan, à n'en pas douter, ils ont dû lui prêter les vertus que la troisième Considération inactuelle de Nietzsche avait décrites. Ils ont dû se laisser convaincre par l'idée que Schopenhauer propose un modèle d'homme héroïque, c'est-à-dire qui « n'espère plus rien de lui-même et exige simplement de pénétrer jusqu'au fond désespéré de toutes choses » (p. 81).
Nietzsche a vraisemblablement contribué à façonner l'image de Schopenhauer que la génération des intellectuels allemands de l'entre-deux-guerres va cultiver. Dans le désert moral et spirituel qui résulte de l'hégémonie grandissante des sciences et des techniques, Schopenhauer nous apprend, dit Nietzsche, à connaître le temps et surtout à lutter contre lui. La philosophie de Schopenhauer est une école d'intempestivité. À cet égard, elle affronte l'impuissance et la vanité de la politique à réaliser le bonheur des hommes : « Toute philosophie, écrit Nietzsche, qui croit écarter ou même résoudre à l'aide d'un événement politique le problème de l'existence, n'est qu'une caricature et un succédané de la philosophie » (p. 63).
Ainsi est-il clair qu'auprès de Schopenhauer on ne saurait apprendre autre chose qu'à mépriser l'engagement politique. Reste que certains intellectuels, au sens qu'inaugurent, en France, l'affaire Dreyfus et, en Allemagne, l'assassinat de Rathenau en 1922 (dixit Thomas Mann), n'ont pas caché l'importance qu'eut Schopenhauer dans leur prise de conscience politique...
Horkheimer et Schopenhauer
Martin Jay, le biographe de l'école de Francfort, rapporte que le premier livre de philosophie que lut Horkheimer fut les Aphorismes sur la sagesse dans la vie de Schopenhauer. Il faut croire que cette première lecture fut marquante, puisque la référence à Schopenhauer ne quittera pas l'œuvre ultérieure du directeur de l'Institut de recherches sociales. En 1968, celui-ci l'exprime sans ambages : « Je suis redevable à Schopenhauer de mon premier contact avec la philosophie ; en dépit de mon opposition politique avec lui, ni mes rapports avec la philosophie de Hegel et de Marx, ni ma volonté de comprendre et de transformer la réalité sociale n'ont pu effacer l'empreinte de sa pensée. » Et ailleurs, il rappellera que la « théorie critique » est née sous l'inspiration conjuguée de Marx et de Schopenhauer.
Les rapports de Horkheimer à Schopenhauer ne sont pas simples et ont donné lieu, chez les commentateurs, à malentendus. Horkheimer laisse en effet imaginer que la philosophie de Schopenhauer peut indifféremment accompagner une pensée engagée, ou une pensée dégagée du souci de la politique. Le texte de 1968 que je viens de citer le dit : « en dépit de mon opposition politique avec lui », il a tenu une grande place dans le projet de « transformer la réalité sociale » qui caractérisa la « théorie critique ».
Ce qui rend la chose complexe, c'est que l'itinéraire de Horkheimer ne paraît pas soumettre la référence à Schopenhauer à quelque évolution que ce soit : du début à la fin, l'auteur du Monde comme... est invoqué comme le penseur du pessimisme radical – alors que, dans le même temps, Horkheimer passera d'un marxisme révolutionnaire (soutenu par un « optimisme pratique ») à un désengagement désabusé envers l'illusion révolutionnaire. La difficulté consiste donc dans le fait que Schopenhauer semble pouvoir intervenir aussi bien en contrepoint d'un marxisme militant que cautionner un repli libéral sur une défense de l'individu opprimé par la condition politique. L'irresponsabilité politique de la philosophie schopenhauérienne tiendrait alors à l'indifférence, à l'indécidabilité qui la caractérise, puisqu'on constate qu'elle demeure une référence intangible malgré les transformations radicales qui affectent l'attitude d'abord engagée d'un intellectuel comme Horkheimer.
Sans doute faut-il tenter de décrire les choses plus précisément et, en premier lieu, d'expliquer la façon dont Schopenhauer pénètre une pensée qui se proclame d'abord au service de la révolution.
Il ne fait aucun doute qu'un pessimisme métaphysique accompagne les premières tentatives philosophiques de Horkheimer. Vers la fin de sa vie, en 1960, il décrit encore l'actualité de la pensée de Schopenhauer en disant qu'elle est « tellement de ce temps qu'elle appartient instinctivement à la jeunesse ». De fait, les spécialistes de Horkheimer identifient sans difficulté la jeunesse schopenhauérienne du théoricien de Francfort ; ils soutiennent en outre, textes à l'appui, qu'il n'a jamais renié cette jeunesse impressionnée par la description de la douleur d'exister.
Seulement, si l'on veut comprendre comment Schopenhauer va bien pouvoir accompagner un itinéraire intellectuel au sein du marxisme, il faut supposer une certaine lecture du Monde comme... Il faut supposer que le pessimisme ne signifie pas la résignation à l'ordre du monde et que l'héroïsme que fonde Schopenhauer, selon Nietzsche, peut être plus militant qu'esthétique. Toujours en 1960, Horkheimer donne à comprendre que la philosophie de son maître à penser de toujours lui a révélé la vanité de toute transcendance, et donc la nécessité d'œuvrer dans le temps pour soulager la douleur de vivre. Alfred Schmidt cite ce texte dans un article paru dans les Archives de philosophie (avril juin 1986) :
« La doctrine de la volonté aveugle, considérée comme l'éternel, enlève au monde l'illusion que lui donnait l'ancienne métaphysique de reposer sur une base en or. Du fait qu'à l'opposé du positivisme cette doctrine formule la négativité et l'intègre à sa pensée, elle permet de dégager le thème qui fait pendant à la solidarité des hommes et des êtres en général : le délaissement. Jamais aucune détresse ne trouve de compensation dans l'au-delà. Le désir d'y remédier dans la vie présente vient de l'incapacité à la supporter dans la pleine conscience de cette malédiction quand s'offre la possibilité d'y mettre fin. Soutenir le temporel contre la cruauté de l'éternel, telle est la définition de la morale chez Schopenhauer. »
On se dira qu'on a ici affaire à une inflexion de la philosophie de Schopenhauer dans le sens d'un activisme bien peu conforme à son esprit. Schopenhauer est lu en un sens qui rompt avec la lecture qu'en fait Nietzsche, et peut-être aussi en un sens qui s'inspire des enseignements du même Nietzsche : la philosophie du MVR nous débarrasse de toute transcendance (on sait que Nietzsche lui reprochait de retomber dans l'idéologie du salut) ; elle nous enjoint de retrouver « le sens de la terre » (selon l'expression de Nietzsche qui a connu bien des vicissitudes). Bref, le pessimisme de Schopenhauer est reçu dans le contexte d'une vision matérialiste du monde, ce que rappelle Horkheimer en 1968 : « Le pessimisme métaphysique, facteur de toute pensée authentiquement matérialiste, m'a toujours été familier » ; il va par conséquent fonctionner chez Horkheimer comme une objection sans idéal au réel, comme le mobile qui jette dans l'action les « sans espoir » évoqués par la fameuse formule de Benjamin. Par là même, Schopenhauer intervient dans une démarche qui assume la responsabilité du monde (les tard-venus que nous sommes ont « une dette à l'égard de l'humanité » et il faut la lui payer en travaillant à une société meilleure dont on ne saurait cependant jamais dessiner l'idéal). À cet égard, il est du devoir du philosophe schopenhauérien d'investir le terrain politique.
Voilà donc le penseur, qui nous apparaissait tout à l'heure comme le chantre de la démobilisation, proclamé adversaire de toute résignation. Il ne lui reste plus qu'à trouver en Marx un allié pour constituer une conception révolutionnaire du monde. Le pessimisme métaphysique composera donc avec un certain optimisme pratique – celui que suppose le marxisme – pour justifier l'engagement de la « théorie critique » dans le camp de la révolution sociale. Par rapport à Schopenhauer, il est évident que ce pessimisme doit recevoir une acception bien particulière – en l'occurrence : concerner le temps passé mais pas l'avenir. C'est en effet de cette façon que Horkheimer le soutient en 1933, dans Matérialisme et Révolution :
« Quel que soit son optimisme quant aux possibilités de transformer l'ordre établi, quelque valeur qu'il accorde au bonheur que procurent la solidarité et la part prise à l'œuvre de transformation, le matérialisme comporte donc une composante pessimiste. L'injustice passée ne sera jamais réparée. Rien ne compensera jamais les souffrances des générations disparues. Mais tandis que les philosophies idéalistes d'aujourd'hui, sous les espèces du fatalisme et de la philosophie de la décadence, tournent leur pessimisme vers l'existence terrestre, présente et future, et affirment qu'il est impossible d'assurer à l'avenir le bonheur de tous, la tristesse inhérente au matérialisme porte sur les événements du passé » (Théorie traditionnelle et théorie critique, p. 110-111).
La chose est donc claire : ce qui a eu lieu ne saurait être oublié et doit même faire l'objet d'une incessante critique mais la tristesse s'arrête là où commence le présent, qui doit engager à faire advenir la rédemption dans l'Histoire. Est-il abusif de dire ici que le pessimisme d'Horkheimer paraît rien moins que radical Le théoricien de Francfort ne semble conserver de sa jeunesse schopenhauérienne qu'une impatience à l'égard de la souffrance du monde - impatience justement requise pour le porter à la révolution.
On sait toutefois que le marxisme de la théorie critique s'estompera, qu'il se révélera, dès la fin des années 30, comme une véritable impasse. Chez Horkheimer, chez Adorno, Marx sera bientôt considéré comme le penseur d'une histoire au cours inéluctable et comme un philosophe complice de l'étouffement métaphysique du particulier sous l'universel. Le stalinisme apparaîtra dans ce contexte comme l'issue logique du marxisme. Dès lors, Schopenhauer restera seul en lice, si l'on peut dire.
Horkheimer, désabusé sur les chances d'une révolution, se déclare en faveur d'un « humanisme actif », susceptible de sauvegarder les valeurs de l'individu. Il a alors besoin du modèle d'une pensée de l'altérité, permettant d'affronter la barbarie du siècle et de s'opposer à l'hégémonie d'une rationalité homogénéisante, à l'avènement d'un monde totalement administré. Schopenhauer lui offre ce modèle : un Schopenhauer approfondi, et dont l'attitude politique n'éveille plus de réserve. À la fin des années 60, Horkheimer ne craint pas d'être rangé parmi les réactionnaires ; il s'agit de sauvegarder un héritage culturel favorable à l'individu à présent menacé, et non plus de contribuer à ce qui apparaît désormais comme une dangereuse fuite en avant : « Le vrai conservateur est, dit-il en 1970, sinon toujours, du moins dans bien des cas, plus près du vrai révolutionnaire que du fasciste et le vrai révolutionnaire, plus près du vrai conservateur que de ce qui se nomme aujourd'hui communisme » (« La théorie critique hier et aujourd'hui » in Théorie critique, p. 368-369).
Reste à déterminer quel est ce Schopenhauer qui survit à l'engagement révolutionnaire marxiste et qui va, en quelque sorte, offrir sa caution à la démobilisation de la « théorie critique ».
En premier lieu, il s'agit, comme je viens de le suggérer, d'un Schopenhauer auquel on ne songe plus à reprocher son attitude politique conservatrice et même réactionnaire. Dès 1937, Horkheimer reconnaissait qu'il savait où se situait le mal que le politique devait combattre, mais qu'il ignorait où situer au juste le bien. Il n'empêche qu'à l'époque il avait le sentiment que le marxisme ouvrait des perspectives. Mais, dans les années 60, il n'en est plus de même, de sorte qu'on voit mal au nom de quoi l'inertie politique de Schopenhauer pourrait bien être contestée. Mieux : on voit mal comment Horkheimer pourrait ne pas adhérer à l'invitation schopenhauérienne à renoncer à l'action, lui qui constate, en 1970, que « le progrès se paie de choses négatives et effroyables » (Théorie critique, p. 362). La déresponsabilisation politique à laquelle porte la philosophie du Monde comme... semble devoir éveiller un écho dans l'attitude désillusionnée du vieil Horkheimer.
En second lieu, le Schopenhauer dont la sagesse est convoquée au moment du bilan de la « théorie critique » est le philosophe auquel Nietzsche reprochait de n'avoir pas su se priver des facilités d'une conception religieuse du monde, c'est-à-dire de la perspective d'une consolation. En 1970, Horkheimer écrit ceci : « Il y a deux théories de la religion qui sont décisives pour la " théorie critique" aujourd'hui, bien que sous une forme modifiée : la première est celle qu'un grand, qu'un immense philosophe a désignée comme la plus grande intuition de tous les temps : la doctrine du péché originel » – la seconde étant l'interdiction de se faire quelque image de Dieu, c'est-à-dire du Bien absolu (Théorie critique, p. 361).
Je m'en tiendrai au premier point : Schopenhauer sert ici de légitimation à la doctrine de l'Ancien Testament, et cette doctrine invite à affronter le mal comme inéluctable. Horkheimer n'a certes pas tort de souligner la place qu'occupe chez Schopenhauer la doctrine du péché originel : le MVR la convoque chaque fois qu'il s'agit de ruiner l'optimisme (ex. § 59, p. 411, 414-415). Et Schopenhauer ne manque pas de la saluer comme une vérité métaphysique :
« En considérant l'homme comme un être dont l'existence est un châtiment et une expiation, on l'aperçoit déjà sous un jour plus vrai. Le mythe du péché et de la chute est le seul de l'Ancien Testament auquel je puisse reconnaître une vérité métaphysique, bien que purement allégorique ; bien plus, il est même le seul qui me réconcilie avec l'Ancien Testament » (MVR, p. 1343).
Horkheimer aurait pu aller plus loin dans le sens de l'antivolontarisme politique qu'exprime ici la référence à la doctrine chrétienne ; il aurait pu en effet invoquer la doctrine brahmanique et bouddhique de la métempsycose qui justifie, aux yeux de Schopenhauer, qu'on ne se mette pas en tête de forcer le destin : « Ce monde, lit-on dans les Parerga (tome II, p. 60-61), n'est donc pas simplement un champ de bataille dont les victoires et les défaites obtiendront des prix dans un monde futur ; il est déjà lui-même le jugement dernier où chacun apporte avec soi récompense et honte, suivant ses mérites ». Comment ne pas conclure que, de ce point de vue, tout engagement politique est irresponsable – au même titre que le fanatisme chrétien, d'ailleurs, que Schopenhauer taxe lui-même, dans les Parerga (p. 57), d'« irresponsable » ?
En dernier lieu, la référence à Schopenhauer qui habite les derniers textes de Horkheimer consacre la fin de la détermination politique qui fut jadis celle de la « théorie critique ». Elle concerne le thème de la souffrance et de la pitié. Horkheimer la traduit en termes théologiques comme le désir nostalgique qu'il y ait un Autre apportant au moins la paix, après la mort, aux victimes innocentes (Théorie critique, p. 362). Schopenhauer demeure ici comme le penseur de l'irréconciliation du particulier avec l'universel, puisqu'il tient la souffrance pour l'essentiel, et il annonce aussi la consolation grâce au retour vers une unité originelle. C'est ainsi que Horkheimer peut affirmer : « Chez Schopenhauer, pour autant que je puisse en juger, le pessimisme n'est pas aussi absolu que le justifierait la situation présente » ; et il ajoute que le bouddhisme est le gage d'un retour au sein d'une communauté – la volonté en soi – qui « constitue une sorte de rédemption » proche du christianisme (cité par G. Raulet dans les Archives de philosophie, avril-juin 1986). Schopenhauer apparaît donc porteur d'une promesse de réconciliation qui n'exige pas, loin s'en faut, l'entreprise politique.
Sur le tard, Horkheimer retrouve intact le Schopenhauer de sa jeunesse, celui qui invitait à une morale fondée sur la compassion et la pitié, et postulait l'unité fondamentale de toutes les créatures vivantes. Alfred Schmidt cite des textes de jeunesse, dans lesquels Horkheimer déduit de ses lectures de Schopenhauer l'idée que l'injustice commise appelle inéluctablement son châtiment puisqu'elle lèse une volonté une : « Le persécuteur et le persécuté sont un », écrit Horkheimer qui formule ici l'idée de la solidarité fondée sur le thème de l'unité de l'essence des êtres par-delà les différences apparentes.
Que Horkheimer achève son œuvre en invoquant, derrière le désir nostalgique d'un Autre réconciliateur, cette solidarité foncière et rédemptrice ne souligne que davantage combien la visée d'une politique soucieuse d'émancipation universelle a cessé de l'animer. Cela le coupe-t-il décidément de toute responsabilité politique ? Oui, si l'on entend par là que le philosophe aurait à assumer le monde tel qu'il va. Non, si l'on considère que l'investissement dans les « choses plus concrètes », c'est-à-dire à portée d'individu, relaie pour le meilleur l'engagement dans la cause révolutionnaire. Les derniers mots de Horkheimer dans Théorie critique vont dans ce second sens, invitant à ce qu'Adorno appelle la « micrologie ».
Thomas Mann et Schopenhauer
Avec Thomas Mann, les données sont plus tranchées. Il a grandi avec Schopenhauer en tête et, au moment où il découvre la responsabilité politique qui incombe à l’écrivain, il admet la nécessité d'avoir à rompre avec le philosophe de sa jeunesse. Comme Horkheimer, T. Mann fait de Schopenhauer son maître à penser. À la veille de la Seconde Guerre mondiale, il affirme encore que le philosophe a doté sa génération d'une identité. Schopenhauer constitue « l'atmosphère familière de notre jeunesse, à nous qui avons aujourd'hui plus de 60 ans » (« Schopenhauer », in Les Maîtres, Grasset, 1979, p. 203). Dès la Première Guerre mondiale, Mann a consacré des pages de ses Considérations d'un apolitique à saluer en Schopenhauer l'inégalable modèle dont la jeunesse allemande a eu besoin pour grandir :
« Je crois voir sous mes yeux la petite chambre haut perchée d'une banlieue où, il y a seize ans, allongé à longueur de journée sur un fauteuil-chaise longue ou canapé, aux formes bizarres, je lisais Le Monde comme volonté et comme représentation. Ma jeunesse solitaire, irrégulière, amoureuse du monde et de la mort - comme elle savourait le philtre de cette métaphysique, dont l'essence la plus profonde est l'érotisme, et où je reconnaissais la source spirituelle de la musique du Tristan ! » (Considérations d'un apolitique, Grasset, 1979, p. 69).
Aucune ambiguïté : Schopenhauer est bien perçu alors comme celui qui dispense la jeunesse d'avoir à refaire le monde. « La philosophie schopenhauérienne de la volonté, dit T. Mann, était dépourvue de toute volonté au service de ce qui est souhaitable ; elle ne s'intéressait absolument pas au social et au politique. Sa pitié était un moyen de salut, pas de perfectionnement en un sens spirituel et politique qui s'opposât à la réalité » (p. 29). Je précise que cette pitié est explicitement écartée par T. Mann de toute interprétation qui pourrait l'ériger en fondement du lien social. Cela était à préciser pour que l'« atmosphère » de cette jeunesse qu'a bercée Schopenhauer soit résolument dégagée de l'attirance pour les idéaux par laquelle Hegel, par ex., caractérise la sienne. Formés au Monde comme..., c'est bien dans le confort de l'irresponsabilité politique que Mann et sa génération ont grandi.
Schopenhauer constitue effectivement, dans ce contexte, une caution intellectuelle privilégiée. Son apolitisme est présenté comme une sauvegarde contre la folie du temps. Il justifie la résistance au patriotisme (dont Mann dit quelque part qu'il n'est guère séant, même en temps de guerre), et il résume les réticences éprouvées par un esprit aristocratique à l'égard de la démocratie (cf. Considérations, p. 201). Il est vrai que Schopenhauer n'est pas la seule référence qui soutient l'apolitisme de Thomas Mann à la fin des années 20 : Nietzsche est aussi constamment sollicité, comme penseur farouchement opposé aux préoccupations politiques, et que les Français voudraient d'ailleurs abusivement politiser. Wagner est également présent, notamment pour sa hargne contre l'idée de souveraineté du peuple : « Pourquoi détestait-il la démocratie ? – demande Mann à son sujet. Parce qu'il haïssait la politique et reconnaissait l' identité de la politique et du démocratisme » (p. 110). La violence des sentiments en moins, T. Mann partage l'attitude du musicien, et puise chez Nietzsche comme chez Schopenhauer des arguments allant dans le même sens.
Les Considérations d'un apolitique témoignent d'une lecture attentive du chapitre intitulé « Droit et politique » dans Parerga et Paralipomena : Mann suit pas à pas la lettre du texte qui délivre la conception schopenhauérienne de l'État. L'accent est mis d'emblée sur le cynisme de l'attitude qui consiste à déduire l'État de l'égoïsme, et sur l'idéal d'irresponsabilité politique que devrait incarner, selon Schopenhauer, le souverain parfait. T. Mann ne manque pas de souligner à l'occasion le caractère parfois irrationnel, c'est-à-dire « passionnel », des positions de Schopenhauer à l'égard de la politique. Mais ce n'est jamais pour s'en démarquer vraiment. Contre les républicains, contre les intellectuels suffisants, contre les « magisters de la Révolution », il adopte, jusqu'à la provocation, les thèses du philosophe (p. 116). Il évoque, apparemment sans s'en formaliser, certains épisodes de la vie de Schopenhauer qui, on le verra bientôt, lui feront plus tard problème. Il les interprète, en 1918, comme le signe d'un esprit libre, dégagé du poids de responsabilité dont s'honorent les intellectuels qualifiés par lui quelquefois de « dreyfusards ».
Les outrances de Schopenhauer sont donc accueillies comme « un défi, un sarcasme, une négation non seulement du libéralisme et de la révolution, mais de la politique elle-même ». Bref, Schopenhauer a « un sens antipolitique » qui, aux yeux de Mann, est typiquement allemand. C'est dire que la folie de la guerre qui se déroule au moment où Mann rédige ses Considérations est imputée à la méconnaissance dans laquelle on demeure du philosophe du Monde comme..., à l'ignorance dans laquelle on se tient de son enseignement « parfaitement arévolutionnaire » et « apolitique » et, sans doute, au mépris que l'on témoigne à l'aristocratisme qui s'exprime dans son individualisme radical (p. 118).
Auprès de Schopenhauer, T. Mann nourrit donc un antivolontarisme foncier qui lui permet, à l'occasion, de fustiger les idéologies du progrès. Le cours des choses obéit à des ressorts que personne ne peut prétendre avoir tendus, et le progrès vers le mieux, vers un bonheur universel, est proprement une fable pour béotiens. Est-ce à dire que Mann refuse toute liberté ? Bien entendu pas, car cela , ruinerait les notions morales de faute et de mérite auxquelles il tient (cf. p. 119). Mais il situe la liberté, conformément à Schopenhauer, uniquement dans un au-delà du phénomène : la liberté, écrit-il en commentant le philosophe, « ne réside pas dans l'operari mais dans l'esse – donc il existe une nécessité, une détermination inéluctable dans l'action, mais l'être est originellement et métaphysiquement libre. L'homme qui en tant que caractère empirique a commis un acte coupable pourrait avoir agi nécessairement ainsi, sous l'influence de mobiles définis, mais il aurait pu être autrement – et le poinçon de la conscience aussi se rapporte à l'être, non à l'action » (p. 119). Cela suffit à disqualifier les prétentions de l'action politique et à justifier cependant celles d'un État chargé d'appliquer le châtiment au criminel.
Le volontarisme récusé, on comprend que T. Mann puisse redouter que l'État de son temps ne se coupe de plus en plus de sa vocation métaphysique pour s'engager dans les voies du réformisme social. Il y a là une critique globale qui s'administre au nom de la sagesse exprimée par Schopenhauer dans l'équation : courage = patience (p. 131). J'ajouterai, pour compléter le portrait de l'écrivain admirateur du philosophe de la volonté malheureuse, qu'il s'agit en fait, pour lui, de défendre des valeurs perverties dans le contexte du début du siècle :
« Je me préoccupe ici, écrit-il, du sens et de l'esprit du bourgeoisisme allemand. Je me préoccupe de rétablir la notion du bourgeois même, dans sa pureté et sa dignité, après qu'elle a été corrompue, de la façon la plus honteuse, par des gens de lettres vivant et œuvrant dans un monde de notions transposées » (p. 121).
Ce monde, la suite du texte le précise, est celui de l'utilitarisme, de la mesquinerie, et de l'autosatisfaction. On pourrait contester le recours fait ici à Schopenhauer dans cette défense du bourgeois. Mann invoque en effet la figure du romantique individualiste et suprapolitique, mais il oublie que Schopenhauer célèbre aussi, dans le bourgeois, les vertus frileuses de l'épargne et le dégoût de la prodigalité qui borne au présent, compromet l'avenir et excite les sens. Autrement dit, il ne s'arrête pas au fait que le philosophe, qu'il convoque pour soutenir sa réhabilitation du bourgeois étranger aux vicissitudes du pouvoir, est suspect d'avoir prononcé l'éloge de la mesquinerie au service de la conservation de soi.
Au terme de ce bref parcours, l'ascendant exercé par Schopenhauer sur le jeune T. Mann (si l'on peut dire, puisqu'il a, à l'époque, 40 ans) peut se résumer simplement : le philosophe exemplifie l'attitude détachée par rapport au réel – attitude à laquelle l'écrivain, pris dans la tourmente du conflit franco-germanique, craint précisément de devoir renoncer. « Être un politicien, déclare-t-il, est la seule possibilité de ne pas être un esthète » (p. 192-193). Cela signifie que si l'on contraint l'homme de lettres à entrer dans l'arène politique, il devra renoncer à lui-même. En ce sens, Schopenhauer incarne le modèle de l'esthète auquel il faut coûte que coûte s'attacher et, avec lui, on doit préférer les œuvres aux actions, c'est-à-dire l'immortel au temporel (p. 195). La chose pourrait être dite dans les termes de Julien Benda : le clerc doit résister à la trahison à laquelle les urgences de l'histoire l'invitent. « La politique rend grossier, vulgaire, stupide. L'envie, l'insolence, la convoitise sont tout ce qu'elle enseigne. Seule l'éducation de l'âme libère. Les institutions comptent peu, les opinions comptent pour tout. Améliore-toi! et tout ira mieux » (p. 222). « L'art est irresponsable », dit encore Mann pour dénoncer l'ère du temps qui porte à politiser l'esthétique (p. 454).
Au fond, on peut concéder à T. Mann que ce n'est effectivement pas la démocratie que vise son combat (« Je ne combats pas la démocratie », précise-t-il p. 278), mais la vulgarité et l'absurdité du geste politique en général qui consiste, pour l'être fini et imparfait, à prétendre rectifier ce qui est et à imposer à tous ses illusions :
« Ce qui me révolte est l'apparition de l'intellectuel satisfait, qui a fait du monde un système placé sous le signe de la pensée démocratique et vit à présent en ergoteur, en détenteur du droit » (p. 279).
Le refus de la politisation de l'esprit ne manifeste donc pas quelque résignation désabusée mais avant tout la résistance esthétique plus que morale aux illusions platement prométhéennes qui sous-tendent la démocratie :
« Notre attitude envers ce qui selon nous est inévitable peut-elle être réellement seulement passive, résignée ? Ou peut-être pas tout à fait ? N'est-elle pas positive, n'acquiert-elle pas un peu de couleur et de chaleur, du moins dans la mesure où nous désapprouvons la déraison qui songe à empêcher le nécessaire de s'accomplir ? » (p. 278).
On voit que la référence à Schopenhauer, ici implicite, permet de mettre ce qui pourrait apparaître comme une attitude cynique sur le compte d'une pathétique lucidité. Vingt ans plus tard, c'est encore de clairvoyance que T. Mann va parler, sauf que celle-ci ne détournera plus du politique, mais, au contraire, de Schopenhauer... À la veille de la Seconde Guerre mondiale, il n'est plus temps de brandir l'image du bourgeois apolitique et esthète pour faire pièce aux délires nationalistes et guerriers. La république de Weimar était favorable aux intellectuels, le national-socialisme n'est pas disposé à les préserver dans leur cléricature éternelle. L'heure est donc à la mobilisation forcée ou, si l'on préfère, à l'engagement.
T. Mann évalue dès lors l'aveuglement auquel il a cédé lorsqu'il prônait l'irresponsabilité politique. Il découvre, en 1939, que l'intérêt de tout homme de lettres consiste dans la direction démocratique, et lorsqu'il écrit que « l'apolitisme, c'est tout simplement l'antidémocratie » (« Culture et politique », Les Maîtres, p. 225), ce n'est plus pour le présenter comme une vertu. T. Mann comprend désormais que le politique et le social « forment un des domaines de l'humain » que l'esprit doit intégrer à sa culture. Il faut politiser l'esprit, car « le malheureux destin de l'histoire allemande » est précisément une conséquence de l'apolitisme.
À dire vrai, Mann ne découvre pas la politique seulement à la veille de la guerre, mais ce qui se révèle à lui, c'est le poids politique que constitue, nolens volens, l'œuvre intellectuelle. Ainsi, il a lui-même à expier, d'une certaine façon, l'irresponsabilité qui l'a conduit, en 1928, à émettre le vœu d'une « révolution conservatrice » – d'« une alliance et d'un pacte entre l'idée de culture conservatrice et celle de société révolutionnaire – entre la Grèce et Moscou ». À l'époque, il formulait cette conception en disant qu'« il faudrait que Marx ait lu Hölderlin » (cf. « Culture et socialisme », 1928 in L'Artiste et la Société, Grasset). Propos inconsidérés, estime Mann en 1939, au moment où la propagande nazie érige la « révolution conservatrice » en mot d'ordre, et où Hölderlin est récupéré par le IIIe Reich (sur ce dernier point, voir l'entretien avec Robert Minder publié dans Le Magazine littéraire d'octobre 1976).
Dans ce climat propice à l'autocritique, il s'impose que l'indifférence de Schopenhauer à l'égard de l'État n'est plus considérée comme positive. Elle constitue le revers d'un « conservatisme politique » (p. 209) équivalant au fond à une déification de l'État aussi complète que celle reprochée à Hegel. Toute la tradition intellectuelle allemande est relue, et accusée par T. Mann d'avoir contribué aux malheurs du présent – Gœthe le premier, pour avoir cru défendre la liberté morale en prêchant l'indifférence politique.
« L'absence de volonté politique – écrit Mann –, dans le concept culturel allemand, son antidémocratisme se sont terriblement vengés : ils ont fait de l'esprit allemand la victime d'un absolutisme étatique qui le dépouille de la liberté morale comme de la liberté civique » (p. 226).
Voilà donc comment le bourgeois cultivé et l'intellectuel ont laissé s'installer la terreur politique en se voulant libérés de la chose politique. Pour avoir méprisé ces parties de l'humain que sont le social et le politique, on se retrouve opprimé par ces parties hypertrophiées dans l'État totalitaire. L'apolitisme a donc été le ferment qui a levé les masses et organisé le régime nazi. À force de chercher la délivrance dans la pensée (et surtout dans la philosophie de Schopenhauer), on se retrouve asservis dans le réel.
Pour le coup, le regard porté sur Nietzsche ou sur Schopenhauer se durcit : du premier, Mann dira en 1947 qu'il l'avait toujours mal lu, qu'il aurait dû y déchiffrer l'annonce (mais pas nécessairement la justification) du fascisme et non pas le tenir comme le prototype du parfait « esthète théorique » ; il aurait dû mesurer les risques que comporte le refus nietzschéen de la morale au nom de la vie, de l'éthique au nom de l'esthétique (cf. « La philosophie de Nietzsche à la lumière de notre expérience », 1947 in Les Maîtres, pp. 231-264).
En ce qui concerne Schopenhauer, le jugement est encore plus sévère – à la mesure sans doute de l'aveugle adhésion dont il fut l'objet. Il devient clair que son apolitisme débouche sur la négation violente du politique on quoi consiste tout régime oppressif. De sorte que ce qui paraissait anodin en 1918 prend un singulier relief : l'attitude de Schopenhauer au cours de la révolution de 1848, qui était évoquée jusqu'à présent comme l'indice d'une salutaire résistance a la démagogie, devient la manifestation de cette inqualifiable dévotion aux pouvoirs établis que réclame aujourd'hui l'État totalitaire. L'anecdote en question a trait, comme on sait, aux termes d'une lettre de Schopenhauer datant du 2 mars 1849 – lettre que je voudrais citer car, dans le contexte du début du siècle, elle fut fréquemment évoquée (par ex. par Charles Andler dans son Nietzsche, tome I, p. 103) comme le témoignage de l'irresponsabilité du philosophe :
« Quelles épreuves n'avons-nous pas traverses ! écrit Schopenhauer au docteur Frauenstädt, figurez-vous au 18 septembre une barricade sur le pont, et la canaille massée devant devant ma maison, visant et tirant sur la troupe, et la maison ébranlée par la fusillade. Tout à coup, voix et détonations devant la porte de ma chambre fermée à clef ; que c'est la canaille souveraine, je pousse le verrou : on frappe à coups redoubles ; puis j'entends la petite voix de ma bonne : "C'est seulement quelques Autrichiens !" Aussitôt j'ouvre à ces dignes amis : vingt soldats du régiment de Bohême, aux culottes bleues, se précipitent pour tirer de mes fenêtres sur la canaille souveraine : mais ils s'avisent qu'ils peuvent tirer plus commodément de la maison voisine. L'officier est monté au premier étage pour reconnaître le tas de gueux derrière la barricade : je m'empresse de lui envoyer ma grand lorgnette d'opéra... »
Ce geste, T. Mann ne peut plus se le représenter comme anodin. Porté à ce point, l'antirévolutionnarisme de Schopenhauer a pour lui quelque chose d'insupportable (cf. Les Maîtres, p. 210). De même qu'on ne passera pas à Schopenhauer, parmi les contemporains de Mann exposés comme lui à la folie totalitaire, le fait qu'il ait légué sa fortune à la Caisse de secours fondée à Berlin en faveur des soldats blessés pour la défense de l'ordre dans les émeutes de 1848 à 1849...
Est-ce donc qu'il ne reste plus rien de l'ascendant qu'exerçait Schopenhauer sur T. Mann ? Non, le philosophe survit à la disqualification dont sont l'objet sa légèreté et son dogme de l'indifférence politique. Il survit comme théoricien de la souffrance. Thomas Mann et Max Horkheimer ont ceci en commun : ils pensent que Schopenhauer offre les armes de l'humanisme tragique dont le siècle a besoin. C'est par là que l'auteur du Monde comme... demeure actuel. T. Mann l'écrit avec force :
« Voilà ce qui m'importe : la conjonction du pessimisme et de l'humanité, l'expérience spirituelle que nous apporte Schopenhauer, selon laquelle l'un n'exclut pas l'autre, et que point n'est besoin d'être un beau parleur et de flatter l'humanité pour être un humaniste » (Les Maîtres, p. 214-215).
À cet égard, Schopenhauer est plus que le « psychologue de la volonté et le père de la psychologie moderne » dont vont hériter ces maîtres très actuels que sont Nietzsche et Freud. Schopenhauer conjoint les 2 attitudes qui déchirent l'histoire du XXe siècle : l'humanisme et l'antihumanisme. T. Mann l'explique ainsi :
« Le pessimisme de Schopenhauer, c'est son humanité », mais la préséance qu'il accorde à la volonté sur la raison, c'est là son antihumanisme. Or, c'est justement la conjonction des 2 qui caractérise l'humanisme indispensable au XXe siècle : c'est à la fois l'attention prêtée à la souffrance et la conviction que l'individu peut inverser en lui la volonté qui constituent le fond de l'éthique dont nous avons besoin (Ibid, p. 221).
Anti-intellectuel, au sens moderne, Schopenhauer se révèle toutefois comme le penseur permettant à l'intellectuel d'affronter la situation historique, et c'est là un inestimable mérite :
« L'antihumanité de nos jours, conclut Mann, est finalement, elle aussi, une expérience humaniste, une réponse unilatérale à la question qui se pose éternellement sur l'essence et le destin de l'homme » (p. 222).
► Jean-Michel Besnier, in : Présences de Schopenhauer, RP Droit (dir.), Grasset, 1989, rééd. Livre de poche, 1991. VOULOIR -
LGBT, fausse culture et capitalisme financier – par Jacques-Yves Rossignol
J’ai mis longtemps à identifier clairement quelque chose qui me tracassait et qui « ne collait pas » tout à fait dans cette opposition apparemment frontale et clairement délimitée entre les partisans et les opposants à la légalisation de l’union homosexuelle.
I. Je vais droit au but : c’est l’autosatisfaction béate de nombreux « catholiques sociologiques » (1) qui semblaient absolument persuadés de dominer moralement tous ces pêcheurs invertis qui sonnait très faux et qui me posait question.En effet, qu’a été Vatican II si ce n’est l’introduction dans l’Église d’un humanisme relativiste, d’un moralisme invertébré ? Et comment cet humanisme si malléable permettait-il tout soudainement aux cathos bobos d’avoir des certitudes sur un sujet qui relève de la théologie morale la plus pointue, discipline à laquelle ils n’ont guère le temps de se frotter entre leurs séances de psychanalyse et leur agapes charismatiques ? Pour aller encore un peu plus loin, j’avais parfois au fil des commentaires ou des « interviews », l’impression de voir des pharisiens frétillants d’aise d’avoir, enfin, trouvé des prostituées à flétrir. Ce n’est pas si simple mais je garde cette idée en réserve.II. Ces invertis, transgenres et autres (on ne sait jamais trop avec eux !) qui sont-ils donc ?J’esquisse une classification. D’abord les métiers traditionnellement efféminés. Rien de nouveau sous le soleil sauf qu’avec l’importance prise par l’esthétique, la mode ils sont plus nombreux, un peu plus exubérants et démonstratifs. Ce qui est nouveau par contre et beaucoup plus inquiétant à priori, ce sont les meneurs prosélytes, liés directement ou indirectement aux sphères mondialistes : politiciens, « décideurs », gens de médias. C’est « l’internationale rose ».Mais, surtout, et cela on ne l’a pas assez vu, tout en bas de l’échelle sociale, une foultitude de jeunes garçons et filles dont l’identité, certes « invertie », apparaît fragile et précaire et semble avoir été comme fabriquée, comme construite directement sur commande pour et par cette société capitaliste mondialisée. J’irais jusqu’à dire : semble avoir été construite et fabriquée à l’insu de leur volonté.III. La généralisation assez stupéfiante de ces identités incertaines, dans l’ordre sexuel mais aussi indissociablement dans l’ordre du fonctionnement affectif et cognitif, n’est pas de l’ordre de la génération spontanée. On n’a pas assez remarqué que la caractéristique essentielle de la plupart de ces LGBT (Lesbiennes, gays, bisexuels et transgenres) n’est pas l’identité sexuelle déviante, mais bien la volubilité mentale, l’irrationalité dans l’ordre social et politique (qui n’est pas incompatible avec un sens pratique très développé), parfois le cynisme facile, l’irresponsabilité revendiquée.IV. On peut dire sans crainte d’être démenti qu’au cours du XXe siècle la recherche exacerbée et démentielle du profit capitaliste ne s’est pas arrêtée au seuil des atteintes à l’intégrité de la conscience humaine.Pour assurer la poursuite de ce processus de production de profits réservés à ce qu’on a nommé l’hyper-classe, il n’y avait qu’un moyen : « domestiquer » les consommateurs solvables (seuls les consommateurs solvables intéressent les financiers) et s’assurer de leur docilité à consommer à outrance des productions superflues, voire aliénantes et infantilisantes.On a reconnu ici l’immense domaine que l’on désigne classiquement sous le nom d’industrie culturelle : grosso modo on peut dire que c’est, aux antipodes de la culture qui suppose discernement et assimilation lente, une culture désamorcée, affadie et neutralisée qui n’est plus ni la culture supérieure, altière et éloquente, ni la culture populaire, vivante et drôle. Presque toute la production « médiatique » rentre dans cette catégorie, ainsi que l’art dit contemporain. Le concept d’industrie culturelle est beaucoup plus précis cependant que celui de « médias » : il évoque bien la quasi impossibilité d’échapper à cette immense emprise et surtout la mécanisation de l’esprit corrélative de cette domestication.V. Il n’est pas difficile alors de saisir que c’est bel et bien l’industrie culturelle qui a induit, qui a « téléguidé » si l’on veut, la « production » (il est difficile de parler autrement) de ces nouvelles identités : gays, bis, trans et ainsi de suite.Les nouvelles identités sont comme « sculptées » à distance par les industries du cinéma, du disque, des magazines. Industries extrêmement lucratives en elles-mêmes, mais surtout industries de « fabrication » d’individus maintenus au niveau des problèmes interindividuels et du sensualisme, consommateurs non critiques, apathiques, amorphes de tout ce que proposera le marché.VI. On sait évidemment que dans les établissements financiers les fonds des différents dépositaires sont mêlés et qu’ils sont investis dans les domaines qui apparaissent alors les plus rentables et qui peuvent être les plus divers. C’est l’une des différences essentielles entre le capitalisme industriel et le capitalisme financier ; entre l’argent investi dans une production repérable et identifiable et l’argent investi de manière obscure dans les productions les plus rentables quelles qu’elles soient. Il existe quelques exceptions et certaines charges assurent par exemple que les fonds placés ne seront investis dans le domaine de la recherche pharmaceutique que dans le capital des laboratoires utilisant et développant des méthodes substitutives à l’expérimentation animale. C’est très bien ainsi, mais de telles possibilités d’affecter des fonds d’une manière éthique sont rarissimes, infimes.On n’exagère donc pas si l’on pose qu’au sein du capitalisme financier, les fonds de tout investisseur peuvent servir à tout, et à n’importe quoi.VII. On voit maintenant le paradoxe qu’il fallait parvenir à pointer : une « bourgeoisie catholique moderniste » pleinement intégrée au capitalisme et pleinement autosatisfaite, imperturbablement souriante, se rengorge de sa haute moralité, plastronne, pontifie et finalement désigne du doigt une population de pêcheurs qui n’a pu être formée comme telle que par le truchement d’une industrie culturelle devenue indispensable au fonctionnement du capitalisme, et aux bénéfices de laquelle la dite bourgeoisie émarge d’une manière à la fois inévitable et insaisissable !Industrie culturelle lointaine et anonyme mais d’une efficacité plombante qui n’existe, qui ne peux exister que par l’intermédiaire de mécanismes bancaires anonymes et glacés.Ces cathos bobos qui ont de si jolies familles, de si beaux enfants, qui sont tellement à la mode et tellement branchés (y compris en théologie et mystique de pacotille) et qui paradent de leur normalité face à ces horribles dépravés, s’ils vivent aussi aisément, s’ils « bénéficient » de si bons « placements », c’est, inévitablement, pro parte, parce qu’il y a commercialisation industrielle de musiques et autres produits infra-culturels aliénants. Manifester contre les jeunes « dégénérés » « accros » à cette musique et à cette infra-culture, sur la commercialisation desquelles ils émargent discrètement, ne semble pas leur poser de problèmes de conscience.Je suis sincèrement confus de venir gâcher ainsi les fêtes de famille de l’autosatisfaction niaise. Mais on se souvient peut être que la famille n’est malgré tout qu’une société imparfaite.Et que le plus haut degré d’exercice de la charité est la charité politique.VIII. L’humanisme confusionniste qui a pris la place de la morale constituée permet, entre autres, de dissimuler sous un nuage de baratins creux à prétention morale l’actualisation et l’effectivité de pêchés d’ordre économique et usuraire, sans doute trop longtemps confinés dans la sphère judéo-protestante au goût de nos chers modernistes, et qui ont l’immense avantage de se commettre de manière anonyme. Je veux parler bien sûr de la participation aux mécanismes d’usure spécifiques au capitalisme libéral financier qui s’exercent par l’intermédiaire de structures ad hoc que les juristes voués à cette cause ont permis de diversifier à l’envi mais qui ont pour caractéristique commune de permettre de se livrer à des formes élaborées et très complexes d’usure injuste d’une manière on ne peut plus discrète et distanciée.Mais, au-delà, on ne semble pas avoir remarqué que ces pêchés dans l’ordre usuraire apparaissent sous une toute autre perspective lorsqu’on ose les mettre en relation avec cette sombre nécessité du capitalisme mondialisme pourrissant : l’abrutissement, l’avilissement et le détraquement des individus par l’industrie culturelle.J’évoquais plus haut les jeunes « invertis », ni méchants, ni prosélytes, plutôt emportés par un procès de déclension mondialiste qui les dépasse totalement. Que celui qui est convaincu de ne participer pas aux circuits financiers de l’industrie culturelle aliénante et décivilisatrice leur jette la première pierre !Jacques-Yves Rossignol http://www.francepresseinfos.comNote(1) Je rappelle que les sociologues ont dénommé ainsi dans les années 1960 les pratiquants occasionnels pour lesquels la religion est devenue une sorte de rituel mondain.
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L'Occident entre l'Être et le Néant.
La question de l'être a toujours taraudé l'Occident. Shakespeare fait dire à Hamlet « To be or not ta be » phrase que les lycéens récitent de façon mécanique mais qui ne peut vraiment être comprise dans toute sa plénitude et sa densité qu'après avoir lu Être et Temps de Martin Heidegger.
Ce philosophe allemand à interrogé et souvent choqué beaucoup d'Européens par son engagement politique qui ne peut sans doute être compris que dans une perception du nazisme, expression de l'Être de l'homme blanc dans toute sa radicalité. La fameuse phrase ; « la grandeur et la vérité interne du national-socialisme » a fait beaucoup réagir Jürgen Habermas.
Le corollaire de l'Être est le Néant et il a toujours obsédé l'homme blanc. Spengler le prophétisait déjà dans « le déclin de l'Occident ».
Le Néant aujourd'hui est représenté par la néantisation de la pensée que l'on décèle par la place accordée à l'anti-pensée, la parole donnée de façon presque exclusive à tout ce qui ne pense pas ( hommes et femmes de télé, du spectacle, top-models, chanteurs, hommes politiques qui ne recherchent que le consensuel et les voix ... ).
La culture occidentale est fondamentalement une culture de l'Être à la différence des cultures africaines qui sont celles du groupe ou asiatiques qui nient le "Moi» ou l'étouffent.
Les philosophes comme Schopenhauer ou Nietzsche ont été les chantres de l'individualisme, de l'individu comme idéal : « faire de sa vie une œuvre d'art ».
On a dans le livre « aphorismes sur la sagesse dans la vie » une véritable apologie de la solitude inhérente selon l'auteur à l'épanouissement du «moi» ou de l'individu.
Après avoir imposé son être au reste du monde, l'Occident est actuellement dans une période de culpabilité qui tient à deux facteurs :
- la période post-coloniale où l'homme blanc a été accusé d'avoir exploité les indigènes et détruit leurs cultures
- le rappel incessant de la période nazie qui implique que toute exaltation de l'homme blanc et de ses représentations doit être bannie.
L'Occident doit même accueillir sur son sol tous les peuples du tiers-monde pour expier on ne sait quelles fautes passées, ce qui a comme conséquence fatale une néantisation de lui-même. Cette culpabilité a été développée par certains penseurs comme Sartre qui avait des raisons plus ou moins troubles de ne pas être fier de son statut de Français ou d'Européen.
Son engagement politique a sans doute été très lié à son corps disgracieux.
Tant ce qui vient d'ailleurs est surévalué comme par exemple les musiques africaines qui inondent l'Occident et peuvent provoquer de façon insidieuse une destruction de l'être de l'homme occidental. Ces expressions culturelles privilégient le groupe et nient l'individu. Les jeunes dont l'individualité n'est pas encore structurée sont les plus réceptifs à ce phénomène. Les religions et les philosophies à la mode sont celles qui viennent d'Asie, comme le bouddhisme car elles prônent le néant et offrent la jouissance de ne pas avoir à assumer son existence.
Tout est dilué dans tout. Elles sont bien sur de façon ridicule vantées par tout ce qui ne pense pas dans notre société ( acteur de cinéma, individus desséchés par une formation trop scientifique ou technique on).
Avoir de l'être, de la personnalité devient presque obscène à notre époque. On ne peut qu'être écolo, humaniste, pro-immigrés, s'auto-flageller en permanence ...
La France et sa culture néantisante des droits de l'homme, son passé colonial et sa culpabilité liée à la seconde guerre mondiale pour avoir été une puissance vaincue et soi-disante collaboratrice, est sans doute le pays en Europe le plus au cœur de cette dialectique de l'Etre et du néant.
Les choix deviennent radicaux. Prôner l'être devient une position fasciste ou fascisante pour certains.
Dans cette course au néant, l'école ou l'éducation nationale y ont leur part puisqu'elles donnent aux jeunes Français une vision négative de leur identité. Ceci pose la question de la provenance du corps enseignant et pourquoi cette vision du monde est dominante (statut ou prestige de l'enseignant faible aux yeux de la société ? ).
Le combat de certains révisionnistes peut aussi s'expliquer par la volonté de déculpabiliser l'homme blanc qui puisse ainsi renouer avec son être.
La critique la plus fréquente faite à l'Occident est celle d'être trop matérialiste mais la matérialité n'est pas incompatible avec la spiritualité. Que veut-elle d'ailleurs dire lorsqu'on meurt de faim ? Les moines d'Occident et d'Orient vivent dans un cadre matériel architectural d'une grande beauté qui est propice au développement de leur spiritualité.
L'Occident ne retrouvera son être qu'en se déculpabilisant et en donnant la parole à ceux qui pensent l'être de l'Occident et non son néant.
PATRICE GROS-SUAUDEAU STATISTICIEN-ECONOMISTE