Introduction
« Le véritable ennemi, j'allais dire le seul, parce que tout passe par chez lui, le véritable ennemi si l'on est sur le terrain de la rupture initiale, des structures économiques c'est celui qui tient les clefs... c'est celui qu'il faut déloger... c'est le monopole! terme extensif... pour désigner toutes les puissances de l'argent, l'argent qui corrompt, l'argent qui achète, l'argent qui écrase, l'argent qui tue, l'argent qui ruine, et l'argent qui pourrit jusqu'à la conscience des hommes ! » Cette envolée lyrique et romantique de François Mitterrand prête à sourire de nos jours puisqu'on a vu s'installer la société-fric sous son règne et que la gauche actuelle était prête à élire Strauss-Kahn à la fonction suprême. L'argent est un sujet passionnel où régnent le mensonge et l'hypocrisie. « Je hais les riches » (François Hollande). Beaucoup de ceux qui prônent un détachement de l'argent s'oublient parfois pour aller s'agenouiller devant « l'homme aux écus ». Aux enfants de bonnes familles on apprenait à ne pas mettre de prix sur les choses et ne jamais poser la question qui tue : « combien ça coûte ? ». L'argent pulvérise, ridiculise l'idée d'égalité entre les hommes puisqu'il établit les hiérarchies. Wiliam Sakespeare, auteur qui a mis la philosophie en théâtre écrivait : « lorsque l'argent précède, toutes les portes s'ouvrent ». Le silence de l'imbécile qui n'a rien à dire devient intelligent. L'homme laid paraît beau aux plus belles femmes. Bill Gates, l'homme le plus riche du monde lorsqu'il voyage est reçu comme un chef d'État. Pour l'argent, on va jusqu'à renier son pays, sa nationalité puisque plus rien n'est sacré, n'a d'importance face à l'ultime valeur. Pour trente deniers Judas trahit Jésus. Le patriotisme devient une valeur de « pauvres ». « Les pauvres, les sans-propriété n'ont que leur patrie » (Jean Jaurès).
Lorsque Depardieu pour des raisons fiscales envisage d'être Belge, puis Européen, puis citoyen du monde pour finir Russe, il ridiculise en fin de compte toutes ces identités.
Aristote
Aristote a écrit sur tout et bien sur sur l'économie et l'argent. Il nomme chrematistique la gestion de l'argent, la façon de l'accumuler. Il dénonce la spéculation « cette façon de gagner de l'argent est de toutes, la plus contraire à la nature » (Le Politique).
La Chrematistique selon lui peut-être bonne ou mauvaise. Elle est justifiée si elle consiste à acquérir des biens. Elle est non justifiable si elle consiste à accumuler de la richesse comme seule finalité.
Cette vision aristotélicienne sera reprise par Saint Thomas d'Aquin dans sa « Somme théologique ». « Or Aristote distingue deux sortes d'échange. L'une est comme naturelle et nécessaire et consiste à échanger... non plus pour subvenir aux nécessités de la vie, mais pour le gain. Voilà pourquoi le négoce, envisagé en lui-même, a quelque chose de honteux, car il ne se rapporte pas, de soi à une fin honnête et nécessaire ».
Marx
Pour Hegel le bourgeois s'identifie à ce qu'il possède. Reprenant des passages de Shakespeare et Goethe sur l'argent Marx dans les Manuscrits de 1844 aura des commentaires très puissants : Il reliera dans une économie monétarisée l'individu et sa puissance financière. « Ce que je peux m'approprier grâce à l'argent, ce que je peux payer, autrement dit ce que l'argent peut acheter, je le suis moi-même, moi le possesseur de l'argent. Les qualités de l'argent sont mes qualités et mes forces essentielles en tant que possesseur d'argent. Ce que je suis et ce que je puis ce n'est nullement mon individualité qui en décide ». Par l'argent il y a donc une transformation de l'être. Marx la décrit en reprenant Shakespeare. « Je suis laid, mais je puis m'acheter la femme la plus belle. Je ne suis pas laid, car l'effet de la laideur, sa force repoussante est annulée par l'argent... ». « Je suis méchant, malhonnête, dépourvu de scrupules, sans esprit, mais l'argent est vénéré, aussi le suis-je de même, moi, son possesseur. L'argent est bien suprême, donc son possesseur est bon... » « Je n'ai pas d'esprit, mais l'argent étant l'esprit réel de toute chose, comment son possesseur manquerait-il d'esprit ? ».
L'argent dans la littérature
Les auteurs qui ont introduit l'argent au cœur des mobiles humains sont peu nombreux. Celui qui l'a mis comme huile, moteur de la société fut Balzac. La société est fondée sur la puissance financière des individus. L'auteur de la Comédie humaine donne même le détail de la richesse de chacun. Il y avait bien sur le personnage de l'avare comme Harpagon chez Molière. Il a un rapport sensuel, charnel avec sa fortune lorsqu'il met les deux mains dans son coffre. L'argent donne la sécurité et tous les possibles. Y toucher amoindrit sa potentialité. L'avare ne veut donc pas y toucher. Chez Balzac le père Grandet, bourgeois de Saumur joue ce rôle.
Dans les contes de Maupassant, l'argent aussi a parfois un rôle central comme dans la « Rempailleuse » ou « Garçon un Bock ». Un enfant découvre la laideur du monde à travers l'argent et ne s'en remettra jamais. Dans Bel-ami l'argent est omniprésent. Le « héros » se marie avec une femme riche, ce qu'on appelle réussir par les femmes. La réussite sociale est totalement liée à la possession de l'argent et tous les moyens sont bons pour y arriver. Inversement dans le livre « Le Grand Meaulnes » d'Alain fournier, l'argent est inexistant.
L'argent et la religion
Il n'y a que les catholiques pour être torturés par l'argent puisqu'il crée chez eux l'hypocrisie, la mauvaise conscience ou au mieux la « pudeur de l'argent ». Cette mentalité catholique vis à vis de l'argent s'est prolongée politiquement jusqu'à la gauche française. La déclaration de François Mitterrand au congrès d'Epinay était dans le fond très catholique. L'argent est intrinsèquement sale. Il représente la fin du monde de l'innocence.
Les protestants et les juifs ne connaissent pas ce déchirement. Dans le protestantisme la richesse personnelle signifie que Dieu récompense sur terre. Elle est donc le signe que l'on est prédestiné pour le paradis. Quant aux juifs, l'Église ayant interdit l'usure, ils se sont réfugiés dans les métiers d'argent.
Pour les musulmans même s'il faut être bon et généreux, lorsqu'on a de l'argent, on le montre sans pudeur. En France on constate que les protestants ont en général une réussite économique supérieure aux catholiques liée à leur « idéologie » comme le soutenait Max Weber dans sa thèse sur l'Ethique du protestantisme.
La fonction économique de l'argent
Toute l'analyse précédente ne doit pas faire oublier que l'argent est un simple intermédiaire pour faciliter les échanges. Il est plus efficace que le troc. On a assisté au cours de l'Histoire à une dématérialisation de l'argent.
D'une vache ou un animal on est passé à l'or et à l'argent puis les billets et maintenant la monnaie électronique. Pour Keynes l'or n'était qu'une relique barbare. Sur le plan international Nixon décréta l'inconvertibilité du dollar en or (15 Août 1971).
Avant on avait M-A-M'
On a avec le capitalisme A - M - A' ( avec A' > A)
M : marchandises M' : autre marchandise A', A : argent
Keynes critiquera l'amour de l'argent qui est antiéconomique et n'aura de cesse de vouloir « tuer » le rentier qui ne consomme pas assez et crée le chômage. « L'amour de l'argent comme objet de possession... distinct de l'amour de l'argent comme moyen de goûter aux plaisirs et aux réalités de la vie... sera reconnu pour ce qu'il est, une passion morbide plutôt répugnante, une de ces inclinations à moitié criminelles, à moitié pathologiques, dont on confie le soin en frissonnant aux spécialistes des maladies mentales ».
Conclusion
L'argent crée admiration et ressentiment. Il suscite les passions les plus troubles et tous les vertiges. Chacun en fonction de son histoire, sa culture, sa religion, sa personnalité a un rapport avec l'argent qui lui est propre. Face à la toute puissance de l'argent y-a-t-il des contrepoids comme la beauté physique, un corps athlétique, la santé, l'intelligence pure, la culture, la sensibilité artistique ou la sensibilité tout court, la poésie, le cœur, le courage, la spiritualité, le romantisme... Une femme très belle fait infiniment plus tourner les têtes qu'un laidron richissime même si « l'homme aux écus » cherche à acheter la beauté. La pauvreté a t-elle aussi ses richesses ou les pauvres sont-ils condamnés à être affreux, sales et méchants ? Le fascisme prônait le mépris de l'argent ce qui était indécent et mal-séant pour la bourgeoisie libérale. Malgré son omnipuissance l'argent ne peut aussi rien contre l'échéance ultime même si l'on peut devenir l'homme le plus riche du cimetière. Pour finir la devise de l'écrivain étant : « nulla dies sine linea » nous la transposerons ici en « nulla dies sine pecunia ».
PATRICE GROS-SUAUDEAU
plus ou moins philo - Page 35
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L'ARGENT
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Minable, vous avez dit minable ?
Ce texte est anonyme et circule actuellement sur Internet. Il nous a été transmis par Martine, une fidèle lectrice du Gaulois. Néanmoins, neuf mois après l’élection d’un président minable, beaucoup de Français s’y reconnaitront.Quand on vit de la naissance à la mort avec de l'argent public, comme MM. Hollande, Ayrault, Sapin et quelques millions d'autres, que l'on ne paie pas ou peu de cotisations sociales, qu'on bénéficie d'un système de retraite réservé à sa seule catégorie, d'un système de placement financier défiscalisé, et qu'on n'a jamais investi un euro dans une entreprise mais tout placé dans des résidences secondaires, on doit à minima avoir l'honnêteté de ne jamais prononcer le mot Egalite, ni d'exiger des autres fussent-ils devenus riches, plus de solidarité qu'on ne s'en impose à soi-même”.38 ministres et ministres délégués qui se goinfrent (le mot est faible) à nos frais, n’est-ce pas cela qui est VRAIMENT minable ? Demander aux contribuables de payer plus d’impôts pour financer 4 personnes au service de la concubine de Hollande, n’est-ce pas minable ? Duflot et Filippetti qui bradent des Légions d’Honneur à tous leurs copains, n’est-ce pas minable ? Un premier ministre qui veut un nouvel aéroport plus grand, à sa gloire, alors que personne ne prend l’avion à Nantes grâce au TGV. Des ministres sans aucune exemplarité dont certains ont été condamnés ou devraient l’être..., un gouvernement incompétent et non coordonné qui gesticule au gré du vent, n’est-ce pas minable ?
Insulter un homme qui a choisi de s’expatrier, alors que nous sommes censés être libres de nos mouvements dans ce pays, n’est-ce pas minable ?..., sachant que Depardieu a rapporté à la France des centaines de millions d’euros, directement et indirectement ! Combien coûtent ces donneurs de leçon du gouvernement et du PS, qui passent leur temps à nous culpabiliser mais ne veulent surtout pas réduire leur train de dépenses, alors qu’ils détruisent la France, ses emplois et ses valeurs ? N’est-ce pas minable ?Un premier ministre qui sort de son devoir de réserve et sans aucune dignité, insulte un citoyen illustre, talentueux et créateur d’emplois, n’est-ce pas minable ?Que veut dire l’expression "la citoyenneté française est un honneur" quand une personne veut acquérir la citoyenneté belge ?Que la citoyenneté belge est une honte ?...A-t-on oublié les accords d’Helsinki qui permettent à toute personne de franchir les frontières ?A-t-on oublié le principe européen du droit de s’installer là où l’on veut en Europe ?A-t-on oublié l’existence de la citoyenneté européenne ? Le Gouvernement veut-il créer un incident diplomatique avec la Belgique ?Comment la ministre de la culture (ou plutôt de l’inculture) ose-t-elle faire un procès d’antipatriotisme à Depardieu, elle a oublié semble-t-il que pendant la campagne, elle parlait de la France "rassie et moisie", déclarant en même temps son amour aux immigrés à qui elle attribuait la libération et la construction de la France ! C’est sûr que côté patriotisme, elle en connait un rayon !Comment osent-ils parler de patriotisme alors qu’ils ne rêvent que de brader la nationalité française en la donnant contre un bulletin de vote...CE "PRÉSIDENT" ET SES "MINISTRES" SONT LA HONTE DE LA FRANCE.Ce pays qu’ils sont en train de détruire est devenu la risée du monde entier.Bravo Depardieu, d’avoir quitté la France et d’avoir créé un débat sur la fiscalité confiscatoire du à tous ceux qui vivent au crochet de l’État. -
CONCEPTION DE L’HOMME ET RÉVOLUTION CONSERVATRICE : HEIDEGGER ET SON TEMPS
Dans l’œuvre de Heidegger, deux types de vocabulaires se juxtaposent. D’une part, il y a celui, très concret, qui exalte la glèbe, le sol, la forêt, le travail du bûcheron, et, d’autre part, le plus apparemment rébarbatif des jargons philosophiques. Heidegger réalise donc ce tour de force d’être à la fois un doux poète bucolique et un philosophe universitaire excessivement rigoureux, auquel aucun concept n’échappe. Comment ces deux attitudes ont-elles pu cohabiter dans un seul individu ? Y aurait-il deux Heidegger ? L’article qui suit entend répondre à ces questions.
Il peut paraître banal de dire que Martin Heidegger est né le 26 septembre 1889 à Messkirch. C’est qu'une appréciable part de son œuvre sera déterminée par ce "quelque part". Heidegger reste, en effet, très attaché à son enracinement alémanique. L'enracinement, pour lui, est une des conditions essentielles de l'être-homme. « L'homme véridique ne sera pas enraciné par accident et provisoirement (en attendant mieux) ; il l’est essentiellement. L'homme qui perd ses racines se perd en même temps » [1].
Il ne serait pas arbitraire de résumer la pensée anthropologique de Heidegger en quelques mots : être homme, c'est bâtir (fonder) et habiter un monde (s'y enraciner). De fait, toute l’œuvre de Heidegger porte l’empreinte du terroir natal, de cette Souabe qui vit naître Schiller, Schelling, Hegel et Hölderlin. Le murmure, les palpitations de ce pays de forêts, silencieusement présents dans la philosophie heideggérienne, différencieront Heidegger de Sartre, le disciple parisien qui s'est efforcé d'utiliser à son profit le même outillage conceptuel. Sartre, a remarqué Jean-Paul Resweber, subira toujours l’influence anonyme ou frénétique des cités bourdonnantes, où il est impossible de saisir la densité et l’unité originelles des choses et de la nature [2].
Le jeu de l’enracinement et de la désinstallation
La terre, lieu de notre séjour, est aussi le miroir de notre finitude, le signe d’un impossible dépassement. Elle rappelle à l'homme qu'il est irrémédiablement situé dans le monde de l’existant. Elle est le sol même sur lequel prend pied (Bodennehmen) notre liberté. L’acte libre, poursuit Resweber, n’est pas un pur jaillissement créateur ; le dépassement qu'il inaugure est, en fait, une reprise de notre être enraciné dans le monde, à la manière de possibilités nouvellement découvertes. Toute œuvre d’art est un resurgissement, une transfiguration de la terre ; celle-ci est l’élément primordial à partir duquel toute création (Schaffen) devient un "puiser" (Schöpfen). Dans L’origine de l’œuvre d’art (texte repris dans le recueil intitulé Holzwege) [3], Heidegger écrit que l’art fait jaillir la vérité. Si l’œuvre sauvegarde une vérité, c’est celle de l’étant : l’art est la "conclusion" de l’étant. Mais l’art ne se manifeste aussi que par la médiation de l’artiste, c'est-à-dire de l'homme.
« L'existence humaine, ce lieu de ressourcement poétique, est essentiellement tragique, parce qu’elle est tendue entre un donné irréductible (la terre) et une exigence de dépassement jamais satisfaite, déchirée entre l'appel de la terre et celui du monde… L'homme humanise la terre avant de la dominer, et l'horizon qu'il déploie pour la pénétrer, c’est le monde. La réflexion philosophique est précisément la mise en dialogue de ces deux pôles complémentaires de l’existence qui, dans une expérience unique, se découvre à la fois enracinée dans la terre et dépassée vers le monde » (Resweber, op. cit.).
C’est ce double jeu de l’enracinement et de la désinstallation que Heidegger nomme la transcendance. Le rôle de l’homme sera d’amener sa terre à l’éclosion d’un monde. Ce geste, cette tâche sont éminemment poétiques parce que le mystère profond de la terre reste toujours inépuisable et présent, parce qu'il s’exprime en mythes et en images, mais surtout parce que c’est l’homme, par son intelligence et son action, qui fait surgir (poïeïn) le monde. Avec un vocabulaire différent, on dira que l’homme est un être qui inaugure la dimension culturelle tout en restant lié à la nature. La tension qu’implique cette tâche de construire un monde est tragique, car jamais il n’y aura totale adéquation entre l’origine tellurique et le monde instauré par la geste humaine. La finitude que nous assigne la terre nous condamne à rester "inachevé". À nous d’accepter joyeusement cette destinée !
Si, pour Heidegger, l’enracinement dans le pays de la Forêt noire constitue la dimension spatiale primordiale, nous devons aussi nous intéresser au contexte historique de son œuvre de philosophe, réponse aux interrogations de ses contemporains. Heidegger — nous l’avons vu — est indubitablement l’homme d’un espace ; il est également l’homme d’une époque. Un grand nombre des questions que se posent les philosophes trouvent leur origine dans l’œuvre d’Aristote. Heidegger lui-même reconnaît cette dette [4].
Au Gymnasium de Constance et à celui de Fribourg, où il étudia de 1903 à 1909, le futur archevêque de Fribourg, le Dr Conrad Gröber, l’incita à lire la dissertation de Franz Brentano, Von der mannigfachen Bedeutung des Seienden nach Aristoteles, publiée en 1862 et consacrée aux multiples significations du mot "étant" chez Aristote. Cette première initiation à la philosophie produisit, dans l’esprit du jeune étudiant, une interrogation encore imprécise : si l’étant a tant de significations, qu’est-ce qui en fait l’unité ? À partir de cette interrogation, Heidegger apprit à manier les concepts du langage philosophique et put percevoir toutes les potentialités de la méthode scolastique.
La période qui va de 1916 à 1927 constitue, dans la biographie de Heidegger, un silence de maturation. Rien, pendant ces onze années, n’est très clair. On tâchera néanmoins de repérer quels furent les contacts personnels et intellectuels qui influeront sur l’élaboration de Sein und Zeit (Être et temps, 1927) d’abord, des cours, des essais et des conférences ensuite. C’est à cette époque, notamment, que Heidegger a travaillé avec Edmund Husserl (1859-1938), ce qui lui a permis d’acquérir complètement la discipline mentale et le vocabulaire de la phénoménologie.
Cette discipline philosophique avait été investie, au XIXe siècle, d’un sens nouveau. Auparavant, elle désignait la simple description des phénomènes. Husserl, lui, eut la volonté de faire de la phénoménologie une science philosophique universelle. Le principe fondamental de cette "science" était ce que Husserl a appelé la réduction phénoménologique ou eïdétique. Cette réduction a pour but de concentrer l’attention du philosophe sur les expériences fondamentales qui n’ont jamais reçu d’interprétation, sur la description des vécus de conscience, sur la découverte des racines des idées logiques et sur la nécessité de rechercher les essences des choses. Husserl partira donc de ces idées logiques pour montrer leur enracinement dans la conscience vécue et, ensuite, découvrir dans l’ego transcendantal le fondement ultime du réel. L’influence de cette démarche philosophique se retrouvera dans le vocabulaire de Heidegger.
Husserl a commis le péché du géomètre
Pourtant, la première œuvre magistrale de Heidegger, Sein und Zeit, marque un tournant radical par rapport à l’héritage husserlien. Heidegger reproche à son maître de réinstituer une métaphysique dégagée de tout vécu. L’ego transcendantal, à l’instar du modèle cartésien, se pense objectivement en face du monde. Ce face-à-face implique un arrachement du sujet au non-sens du monde. L’humanité réelle, seul sujet historique, devient l’ego transcendantal. Vicissitudes, événements, enracinements, histoire se voient donc dépouillés de toute validité.
Pour échapper à cet idéalisme rationaliste, Heidegger propose une phénoménologie postulant qu’il n’y a pas, à la racine des phénomènes, une réalité dont ils dérivent. Il écrit : « Au-dessus de la réalité, il y a la possibilité. Comprendre la phénoménologie veut dire saisir ses possibilités ». Ces possibilités présentes dans l’immanence, c’est ce que Heidegger appelle l’être de l’étant.
Pour lui, ontologie et phénoménologie ne sont pas deux disciplines différentes : il est impossible de sortir du plan des phénomènes, car ce serait s’exclure de la sphère de la révélation de l’être. En d’autres termes, refuser de tenir compte des phénomènes, c’est s’interdire l’accès à l’essentiel. Heidegger renverse la perspective de la philosophie traditionnelle : il voit l’essentiel dans l’intervention sur la trame des phénomènes et non dans une position de distance prise vis-à-vis d’eux.
Le moi transcendantal, chez Husserl, s’érige contre la phénoménalité des phénomènes, exactement comme dans la plupart des perspectives philosophiques classiques. Il est la cause qui explique les phénomènes, le lieu à partir duquel ceux-ci sont dominés et justifiés. L’homme, dans une telle perspective, est un découvreur et non un créateur de sens. Sa position est contemplative et non active. Pour Heidegger, au contraire, la réflexion philosophique ne doit pas se borner à expliquer (à décrire ou à recenser) la réalité statique des phénomènes, mais elle doit en expliquer, par le moyen de l’herméneutique, les possibilités, c'est-à-dire ce qui, en eux, est susceptible de se développer, d’évoluer vers la production de nouveauté.
On ne décrit complètement et avec assurance que ce qui est statique, figé, sûr. De ces choses statiques, les philosophes avaient déduit les essences. Hélas pour eux, les essences étaient rarement adéquates aux existences. De cette inadéquation naissent tant le pessimisme, qui s’en désole, que bon nombre de totalitarismes qui veulent, coûte que coûte, réaliser l’adéquation définitive. Heidegger pense que la possibilité est le mode d’être propre à l’existant parce qu’on ne peut reconnaître aucune entité métaphysique comme fondement de l’existence, et parce qu’il faut ré-enraciner l’être dans les phénomènes, dans la "facticité" [5]. Résolument, Heidegger affirme que c’est le néant qui sous-tend l’existence. Il ne remet rien à la place des anciens absolus métaphysiques.
Husserl, avec son moi transcendantal, a fini par commettre le péché du géomètre : la nature qu’il postule est préalablement posée, en dehors de toute limitation spatiale et temporelle, derrière l’écran des contingences et des particularités. Cette nature est comme créée ex nihilo. Où faut-il alors placer le travail de l’homme ? Le moi transcendantal travaille-t-il ? Le moi transcendantal produit-il ce que recèlent les possibilités ? Ces questions, Heidegger y répond dans son œuvre, en une sorte de dialogue inavoué avec Husserl.
Le monde de l'existence, ce chantier où œuvre l'homme, est, sans pour autant être nié, mis "entre parenthèses" par Husserl. L'herméneutique heideggérienne voudra, elle, décrire la facticité pour, ensuite, la retourner vers son sens ontologique, ce sens qui annonce l’être dans le monde. La description ne vise ici qu’à repérer ce qui peut être actualisé — ce qui peut se manifester dans le monde, ce que nous pouvons faire surgir. Le savoir a toujours été conçu comme un "voir" passif ; un tel point de départ trahit un platonisme tenace.
Or Heidegger veut dépasser toute les attitudes passives qu'impliquent les enseignements des vieux philosophes. C’est pourquoi il juge que l'ego (le moi) transcendantal de Husserl reste, lui aussi, « un pur regard, assuré de son immortalité, glissant à travers l'éther du sens pur » [6]. Husserl n'a pas perçu que toute présence, jetée au regard de l’observateur, montre au philosophe attentif une temporalité dissimulée, oubliée ou déformée. Toute présence est à la fois spatiale (l’opposition de l’absence) et temporelle (son caractère d’instant). L’être et le temps sont liés dans la présence, et la reconnaissance de cette naïve évidence est la condition sine qua non pour échapper à l’illusion métaphysique.
Cette découverte de l’imbrication être-temps, Heidegger la doit à l’intérêt qu’il porte à la théologie depuis 1923. Cet intérêt a de multiples aspects. Sa rencontre avec l’œuvre de Rudolf Bultmann (1884-1976), philosophe connu pour s’être assigné la tâche de "dé-mythologiser" le Nouveau Testament en l’interprétant à la lumière de l’existentialisme, est, sur ce plan, capitale [7]. Bultmann a voulu dégager le message du Nouveau Testament en expliquant le contenu éthique des expressions mythiques employées dans la rédaction des textes évangéliques. Pour la Bible, l’homme est, d’une certaine manière (et de façon provisoire), historicité.
Heidegger a scruté, avec la plus grande attention, la tradition chrétienne pour comprendre le rôle que joue la temporalité dans le phénomène humain. Il a médité Kierkegaard et, selon Bultmann, « ne s’est jamais caché d’avoir été influencé par le Nouveau Testament, spécialement par Paul, ainsi que par Augustin et particulièrement par Luther » [8]. « L’homme, écrit Bultmann, existant historiquement dans le souci de lui-même, sur le fond de l’angoisse, est chaque fois, dans l’instant de la décision, entre le passé et le futur : veut-il se perdre dans le monde du donné, du "on" ou veut-il atteindre son authenticité dans l’abandon de toute assurance et dans le don sans réserve au futur ? » (Kerygma und Mythos, I, 33). Chez Paul, le terme kosmos ou monde n’est pas un état de choses cosmique, mais l’état et la situation de l’être humain, la façon dont celui-ci prend position envers le cosmos, la façon dont il en apprécie les biens. Chez Augustin, mundus signifie la totalité du créé, mais aussi, et surtout, habitatores mundi ou encore, plus péjorativement, dilectores mundi (ceux qui chérissent le monde), impii (les impies) ou carnales (les charnels) [9].
Au Moyen Âge, Thomas d’Aquin reprendra cette distinction et fera du terme mundanus l’antonyme de spiritualis. Pourtant, malgré cette perception post-évangélique du monde, où celui-ci n’est pas appréhendé dans sa stabilité ontique, la tradition occidentale est restée prisonnière du vieux substantialisme immobiliste platonicien. Le protestantisme luthérien, toutefois, a eu le mérite de ré-actualiser le dynamisme propre à la saisie existentielle du Nouveau Testament. En ce sens, la révolution noologique amorcée par la Réforme constitue une première étape dans la sortie hors de ce que Heidegger appelle l’oubli de l’être. L’homme ne vit authentiquement que s’il projette des possibilités, s’il s’extrait du monde de la banalité quotidienne.
L’existence, selon Heidegger, ne doit plus se comprendre à partir de l’étant, mais de l’être. Or, écrit André Malet [10], l’être n’est jamais une possession ; il est un destin historique qui rencontre l’homme d’une manière toujours nouvelle. L’homme est en définitive sa propre œuvre. En cela, Heidegger dépasse et refuse l’eschatologie vétérotestamentaire : il ne reconnaît pas la totale impuissance de l’homme à l’endroit de son ipséité.
Chaque génération doit réécrire l’histoire
Pour l’historien grec Thucydide, l'élément permanent de l’histoire, c’est l’ambition et la recherche du pouvoir, dont le but est de donner des instructions utiles pour les décideurs à venir. Thucydide perçoit le mouvement de l’histoire comme analogue à celui du cosmos, de la nature. Plus tard, Giambattista Vico (1668-1744) a repris le thème antique du mouvement cyclique de l'histoire en le complétant : il y inclut l'idée d’une progression en spirale, grâce à laquelle la phase première du cycle I est autre que la phase première du cycle II. En Allemagne, Herder relativisera aussi l’histoire grâce au thème romantique du Volksgeist : chaque peuple, chaque époque a son éthique propre, ce qui implique en corollaire que ce ne sont ni la permanence ni l’éternité des choses qui importent, mais l’Erlebnis (le vécu).
Au XXe siècle, enfin, Oswald Spengler systématisera cette perspective organique de l’histoire. Les civilisations, pour lui, seront isolées les unes des autres et leurs productions (scientifiques, mathématiques, philosophiques, théologiques, etc.) leur seront absolument propres. De Thucydide à Spengler, on a donc interprété l'histoire sur le modèle des faits naturels ; l’événement historique est considéré, selon cette perspective, comme une réalité finie, comme une chose. Nul ne songerait, bien évidemment, a nier la validité épistémologique de cette démarche. Mais Heidegger nous exhorte à ne pas en rester là. Il veut nous faire saisir l’événement historique comme un événement qui n’est jamais achevé. Dans la perspective antérieure, l’invasion des Gaules par César ou l'acte de rébellion de Luther étaient des faits définitivement morts. En fait, ils ne l’étaient que du strict point de vue spatio-temporel. Leur sens, lui, n’est nullement "mort". Il n'a pas été encore déployé dans toute son étendue ni toute sa profondeur. Ces sens subsistent à l’état de latence et restent susceptibles de se manifester dans notre existence. Les conséquences d’un événement constituent le futur de l’acte jadis posé tout autant que le présent qui appelle nos décisions pour forger l’avenir.
Bultmann écrit à ce propos : « Les phénomènes historiques ne sont pas ce qu’ils sont dans leur pur isolement individuel, mais seulement dans leur relation au futur pour lequel ils ont une importance ». L'être se voit ainsi historicisé, et les hommes se retrouvent responsables de l'à-venir du passé. Les hommes, autrement dit, doivent décider hic et nunc de la signification de leur "avant" et de leur "après". (Malheureusement, la plupart des hommes s'attachent aux soucis du monde et, quand ils sont appelés à la décision, ils s'y refusent).
Faisant abstraction des idéologèmes misérabilistes et intéressés du christianisme, d’autres penseurs tels que Dilthey, Croce, Jaspers et Collingwood, se sont également efforcés de souligner l'originalité des faits historiques par rapport aux faits naturels, et, ipso facto, celle de l’histoire au regard des sciences de la nature. Heidegger a beaucoup réfléchi, en particulier, sur la tentative de Dilthey de définir les relations véritables entre la conscience humaine et les faits historiques. C’est de Dilthey, par ex., qu'il tire sa distinction fondamentale entre les vérités techniques (ontiques), propres aux sciences exactes et appliquées, et les intuitions authentiques, visées par les sciences historiques et humaines (Geisteswissenschaften).
Sein und Zeit reprend d’ailleurs le contenu de la dispute philosophique entre Dilthey et Yorck von Wartenburg. Ce dernier reprochait à Dilthey de ne pas rejeter de manière suffisamment radicale une vision de l’histoire basée sur l’enchaînement causal. Heidegger insiste, lui aussi, sur la détermination temporelle de l’homme : l’identité humaine, dit-il, se découvre dans l’histoire. George Steiner, dans le bref ouvrage qu’il a consacré à Heidegger [11], rapproche cette position de celle du marxisme hégélien et révolutionnaire. De fait, comme le philosophe marxiste hongrois Georg Lukàcs, Heidegger insiste sur l’engagement des actes humains dans l’existence historique et concrète. Cette perspective conduit à adopter une attitude strictement immanentiste.
Pour le Britannique R.G. Collingwood (1889-1943), chaque génération doit réécrire l’histoire, chaque nouvel historien doit donner des réponses originales à de vieilles questions et réviser les problèmes eux-mêmes. Cette pensée est résolument anti-substantialiste. Elle pose la pensée comme effort réfléchi, comme réalisation d’une chose dont nous avons une conception préalable. La pensée, pour Collingwood, est intention et volonté. Elle doit être perçue comme une décision qui met en jeu tout l’être [12].
La plupart des conceptions de l’histoire jusqu’ici, font fausse route. La raison de ces échecs réside dans une mauvaise compréhension de ce que on entendait autrefois par "science de la nature humaine" ou "sciences des affaires humaines". Au XVIIIe siècle, l’étude de la "nature humaine" s’est bornée à élaborer une série de types, s’apparentant ainsi à une recherche de caractère statique et analytique. Au XIXe siècle, l’étude des "affaires" humaines a provoqué la naissance des "sciences humaines", que Herbert Spencer appela plus justement social statics ; on catalogua alors toutes les forces irrationnelles à l’œuvre dans la société [13].
Mais la nature humaine, qui, selon Collingwood, est historique, ne peut s’appréhender à la manière d’un donné, par perception empirique. L’historien n’est jamais le témoin oculaire de l’événement qu’il souhaite connaître. La connaissance du passé ne peut être que médiat : Comment la connaissance historique est-elle alors possible ? La réponse de Collingwood est simple : l’historien doit ré-actualiser le passé dans son propre esprit [14]. Cette attitude a d’importantes conséquences. Lorsqu’un homme pense historiquement, il a devant lui des documents ou des reliques du passé. Il doit re-découvrir la démarche qui a abouti à la création de ces documents. L’étude historique n’est possible que parce qu’il reste des survivances de l’époque où les documents ont été fabriqués ou rédigés. Dès lors, le passé qu’étudie un historien n’est jamais un passé complètement mort.
L’histoire, écrit Collingwood, ne doit donc pas se préoccuper d’ "événements" mais de "processus". Se préoccuper de processus fait découvrir que les choses n’ont ni commencement ni fin, mais qu’elles "glissent" d’un stade à un autre. Ainsi, si le processus P1 se mue en processus P2, on ne pourra pas déceler de ligne séparant l’endroit, le moment où P1 finit et où P2 commence. P1 ne s’arrête pas, il se perpétue sous la forme de P2 — et P2 ne débute jamais, car il a été en gestation dans P1. L’historien qui vit dans le processus P2 devra savoir que P2 n’est pas un événement clos sur lui-même, pur et simple, mais un P2 mâtiné des survivances de P1.
Comme Collingwood, Heidegger sait que les gestes passés persistent, soit en tant que structures établies (avec le danger de sclérose), soit, après un échec, en tant que possibilités refoulées. Penser les événements historiques comme finis, comme confinés dans un "espace" temporel limité, revient, selon lui, à "objectiver" l’histoire à la manière dont les platoniciens et les scolastiques avaient "objectivé" la nature. Par opposition aux métaphysiciens, Heidegger entend donc expérimenter la vie dans son historicité, c'est-à-dire la vie non pas figée dans le "présent-constant", mais bien plutôt comme essentiellement "kaïrologique", ce qui signifie à la façon d’une mise en jeu, d’un engagement, d’une "folie". Ce jeu d’engagement et de "folie" constitue l’authenticité, dans la mesure même où il échappe aux petits aménagements de ceux qui souhaitent que le monde corresponde a leurs calculs. Les hommes qui souhaitent un tel monde sont déclarés inauthentiques.
L’homme intégral ou celui qui vise l’intégralité est toujours menacé par les mystifications idéologiques et doit toujours demeurer vigilant pour se maintenir dans une attitude de liberté et d’ouverture véritables. Les mystifications idéologiques pétrifient le temps — ce temps toujours susceptible d’ébranler leurs certitudes réconfortantes. La "réalité" n’est pas, chez Heidegger, donnée une fois pour toutes, depuis toujours et de toute éternité. Elle est "question" & "jeu" ; elle "joue" à ouvrir et à relancer sans fin le jeu inépuisable de l’être et du temps, de la présence et de l’ "ouvert", de l’enracinement et de la désinstallation. Le jeu de l’être est sans justification ni raison, il se déploie à travers le destin, l’errance et les combats du temps. Il est sans origine ni fin(s), sans référence aucune à un centre fixe et substantiel qui commanderait et garantirait son déploiement [15]. Ce rejet de toute pensée figée implique l’acceptation joyeuse de la pluri-dimensionnalité du cosmos, une pluri-dimensionnalité que le "penser" et le "dire" n’auront jamais fini d’explorer et de célébrer en toutes ses dimensions.
L’attitude de celui qui a fait sienne cette conception du monde est la Gelassenheit : impassibilité, sang-froid, sérénité. La Gelassenheit permet de supporter une existence privée de totalité rassurante. La finitude de l’homme nous place en effet dans (et non devant) un mystère inépuisable, qui ne cesse d’interpeller la pensée pour l’empêcher de se clore sur ses représentations.
Un remplacement radical de toutes les ontologies
Heidegger nous propose donc son histoire de la philosophie, sa perspective sur l’œuvre des philosophes qui se sont succédés depuis Platon jusqu’à Nietzsche. Platon est celui qui a inauguré le règne de la métaphysique. Tandis que les Présocratiques concevaient l’être comme une unité harmonieuse qui conjugue stabilité, mouvance et jaillissement, Platon, brisant l’harmonie originelle de la nature, distingue la pensée de la réalité. Désormais, seul l’être saisissable par la pensée se verra attribuer la qualité d’être. Seul ce qui est non devenu, ce que le devenir ne corrode pas, ce qui est stable, limité dans l’espace, qui ne change pas, qui persiste, est. Tout ce qui est polymorphe, saisissable par les sens, tout ce qui devient et s’évanouit dans la temporalité et la spatialité, tout cela n’est, pour la tradition platonicienne, que du paraître.
Cette radicale césure implique que l’esprit (noûs) ne fasse plus un avec la phusis. Au domaine de la vérité dé-limité par le champ de vision de l’esprit, Platon oppose le règne du sensible atteint par la perception (aïsthêsis). Chez les Présocratiques, le langage exprimait le surgissement de la réalité. Après Socrate et Platon, le langage devra ajuster la pensée à l’expression d’une proposition logique, "épurée" sémantiquement de toute trace de devenir. La démarche logique qui résulte de cette involution produit également la naissance de l’axiologie, de la morale. En effet, s’il faut rechercher toujours l’ajustement, il est évident que l’on finira par postuler un Ajustement suprême, que l’on nommera le Souverain Bien, l’Agathon. Sous l’influence de théologèmes proche-orientaux, ce divorce platonicien entre l’incomplétude du monde immanent et la complétude du monde des idées, recevra progressivement la coloration morale du bien et du mal.
Le monde a mis longtemps à triompher de la maladie dualiste. Heidegger le constate en interrogeant les grands philosophes qui l’ont précédé : Aristote, qui nuance, par sa théorie de l’acte et de la puissance, la pensée de Platon, mais qui ne le dépasse pas ; Thomas d’Aquin, qui personnalise le moteur premier sous les traits d’un Dieu chrétien déjà différent du Iahvé biblique ; Descartes, qui cherche une garantie en Dieu et n’analyse que les rapports "logiques" entre l’homme, coupé de la phusis, et cette même phusis, conçue comme étendue (res extensa) ; Leibniz et Kant, qui tentent difficilement de sortir de l’impasse ; Hegel, qui ne réhabilite que très partiellement le devenir, et enfin Nietzsche. De ce dernier Heidegger dit qu’il est le plus débridé des platoniciens, parce qu’à la place du trône désormais vacant de Dieu, il hisse la Volonté de puissance. Ce renversement (Umkehrung) n’est pas, pour Heidegger, un dépassement (Ueberwindung). La puissance remplace seulement la raison. Nietzsche, autrement dit, n’a pas suffisamment réfléchi à la façon d’extirper les illusions qui rejettent l’homme dans le règne du "on". Nietzsche a été un pionnier. Il faut le continuer et le compléter.
La Fundamentalontologie (ontologie fondamentale) de Heidegger se veut, elle, un remplacement radical de toutes les ontologies. Elle veut répondre à la question : Was ist das Seiende in seinem Sein ? (Qu’est-ce que l’étant en son être ?) Das Seiende, c’est l’agrégat "ontique", c'est-à-dire l’agrégat des étants, des phénomènes constituant le fond-de-monde. Un seul de ces étants est manifestement privilégié : l’homme. L’homme cherche l’être, la signification fondamentale de cet étant qui rassemble tous les étants. C’est pourquoi l’homme, seul étant a poser cette cruciale question de l’être, est un Da-Sein, un "être-là". Qu’est-ce que ce "là" ?
La métaphysique occidentale avait placé l’essence de l’homme en dehors de la vie — alors que Heidegger veut remettre cette essence "là", c’est-à-dire replonger la vie dans l’immanence, dans le monde des expériences existentielles. Le résultat concret de cette "négligence" de la métaphysique occidentale avait été d’abandonner l’étude de l’homme aux social statics évoqués par Spencer. L’homme, objet d’investigations utiles et pratiques, s’était alors vu "compartimenté". Sa perception faisait l’objet de la psychologie ; son comportement faisait réfléchir la morale ou la sociologie ; enfin, la politique et l’histoire abordaient sa condition de citoyen, de membre d’une communauté organisée. Aucune de ces disciplines ne prenait en compte l’homme complet, intégral. Le "là" impliqué dans le Dasein, c’est au contraire le monde réel, actuel. Être humain, c’est être immergé, implanté, enraciné dans la terre. (Dans homo, "homme" en latin, il y a humus, "la terre").
In-der-Welt-Sein : telle est l’expression par laquelle Heidegger exprime la radicale nouveauté de sa philosophie. Depuis Platon, il s’agit, pour la première fois, d’être vraiment dans ce monde. Nous sommes jetés (geworfen) dans le monde, proclame Heidegger. Notre être-au-monde est une Geworfenheit, un être-jeté-là, une déréliction. Cette banalité primordiale nous est imposée sans choix personnel, sans connaissance préalable. Elle était là avant que nous n’y soyons ; elle y sera après nous. Notre Dasein est inséparable de cette déréliction. Nous ne savons pas quel en est le but — si toutefois but il y a. La seule chose dont nous soyons sûrs, c’est qu’au bout, il y a, inéluctable, la mort. Dès lors, notre tâche est d’assumer la Faktizität (facticité) au milieu de laquelle nous avons été jetés. Si l’angoisse est bien ce qui manifeste le lien entre la dimension de l’être-jeté et le projet, le Dasein doit le reprendre dans l’horizon de sa finitude, ouvert sur l’avenir.
La philosophie traditionnelle s’est bornée à considérer le monde comme Vorhandenes, comme être-objet. La pierre, par exemple, est un être-objet pour le géologue : la pierre est jetée devant lui et il la décrit ; il reste détaché d’elle. La science de la nature détermine d’avance, a priori, ce que l’étant doit être pour être objet de savoir. Mais l’homme est plus qu’un spectateur-descripteur. En tant qu’être-au-monde, il sollicite les choses relevant, de prime abord, du Vorhandensein : l’ouvrage projeté oriente la découverte de l’outil et l’inclut en un complexe ustensilier. En les sollicitant, il les inclut dans son Dasein, il en fait des outils (Werkzeuge). Devenant "outils", ces choses acquièrent la qualité de Zuhandensein, d’être-en-tant-qu’objet-fonctionnant.
Tout artiste, tout artisan, tout sportif saura ce que Heidegger veut dire : que l’homme, grâce à l’outil qu’il s’est approprié, devient un plus, ajoute "quelque chose" au "là", façonne ce "là" ; dans cette perspective, l’outil fait moins sens par son utilité que par son inscription dans un complexe de relations qui le rend bon pour tel usage, renvoyant en définitive à ce quoi le Dasein aspire. La vision strictement théorique de la philosophie platonicienne et post-platonicienne (Heidegger étant, lui, plutôt "transplatonicien", car il dépasse radicalement cet ensemble de prémisses) se concentrait sur l’élaboration de méthodes, sans percevoir ou sans vouloir percevoir le type immédiat de relation aux choses que constitue le Vorhandensein. Le Vorhandensein implique qu’il y ait d’infinies manières d’agir dans le monde. Quand il n’y a pas un modèle unique, tous les modèles peuvent être jetés dans le monde. L’homme devient créateur de formes et le nombre de formes qu’il peut créer n’est pas limité.
Jeté dans un monde qui était là avant lui et qui subsistera après lui, l’homme se trouve donc face à une sorte de "stabilité", face à ce que les philosophes classiques nommaient l’être, le stable, le non-devenu et le non-devenant. Heidegger, nous l’avons vu, reproche à cette démarche de ne pas percevoir la temporalité sous-jacente au sein même de tout phénomène. Vouloir "sortir" du temps est, de ce fait, une aberration. L’ontologie fondamentale postule que l’être est inséparable de la temporalité (Zeitlichkeit). L’être sans temporalité ne peut être expérimenté.
Le souci (Sorge), qui est ce mode existentiel dans et par lequel l’être saisit son propre lieu et sa propre imbrication dans le monde comme être-en-avant-de-soi, devant utiliser le temps pour aborder les étants, car ce n’est que dans l’horizon du temps qu’une signification peut être attribuée aux réalités ontiques, aux choses de la quotidienneté. Heidegger dit : « La temporalité constitue la signification primordiale de l’être du Dasein ». C’est là une position résolument anti-platonicienne et anti-cartésienne, car, tant chez Platon que chez Descartes, le temps et l’espace sont idéalisés, géométrisés. En revanche, cette position semble évoquer l’idée chrétienne d’incarnation de Dieu dans le temps. Dans un texte contemporain de Sein und Zeit, écrit lui aussi en 1927 et intitulé Phänomenologie und Theologie, Heidegger explique effectivement l’intérêt de la théologie pour comprendre ce qu’est le temps [16].
Mais l’imperfection humaine posée dans la théologie augustinienne se mue, chez lui, en une incomplétude, en un "pas-encore" (noch-nicht) qui oblige à vivre mobilisé, comme pour une croyance. L’homme doit se construire dans une perpétuelle tension, à l’instar du croyant qui vit pour mériter son salut. Mais ici, il n’y a pas de récompense au bout de cet effort ; il n’y a que la mort. Heidegger refuse donc totalement les espoirs consolateurs de la praxis chrétienne. L’augustinisme postulait que l’homme devait vivre de manière irréprochable, morale, dans l’histoire momentanée. Pour Heidegger, l’histoire s’écoule, mais cet écoulement n’est pas momentané. L’écoulement (panta rhei) s’écoulait avant nous et s’écoulera après nous. L’intérêt que porte Heidegger au temps des théologiens n’est pas du christianisme. Il est resté disciple d’Héraclite : son temps "coule", mais nullement pour, un jour, s’arrêter. Quel intérêt, d’ailleurs, y aurait-il à vivre hors de cette tension qu’implique la temporalité ? Le souci est antérieur à toute détermination biologique et rompt avec la définition de l’homme comme animal rationale car la conscience de réalité n’est jamais qu’une modalité de l’être-au-monde et non un complexe hétérogène d’âme et de corps.
Les trois modes d’être selon Heidegger
Penchons-nous maintenant sur la "déréliction" personnelle de Heidegger. Né en 1889, Heidegger passe son enfance et son adolescence dans ce que l’écrivain Robert Musil, parlant de l’Autriche-Hongrie de la Belle Époque, appelait la "Cacanie" (Kakanien). Qu’entendait-il par là ? Simplement l’incarnation de la décadence : une société affectée par un bourgeoisisme à bout de souffle. Pour Musil, l’Autriche-Hongrie du début du siècle incarnait la fin de toutes les valeurs. Le philosophe Max Scheler, plus optimiste, écrivait : « Là où il n’y a pas de place pour les valeurs, il n’y a pas de tragédie. Ce n’est qu’où il y a du "haut" et du "bas", du "noble" et du "vulgaire", qu’existe quelque chose qui laisse deviner des événements tragiques » [17].
C’est dans un climat analogue que Nietzsche avait placé ces mots lourds de signification dans la bouche de son Zarathoustra : « Inféconds êtes-vous ! C’est pourquoi il vous manque de la foi ». Par là, il voulait signifier que le manque de foi menait à la stérilité des connaissances et de la création. Mais de quelle foi s’agissait-il ? Heidegger nous apprend que la foi post-chrétienne ou, pour être plus précis, l’intérêt pour le temps (valorisé par les chrétiens dans la mesure où il conduit à Dieu) et pour l’histoire (eschatologique chez les chrétiens) doit se retrouver demain dans la philosophie après la longue éclipse que fut l’oubli de l’être en tant qu’imbrication de la terre et du temps. Dans la mesure où les espoirs eschatologiques déçoivent, où l’objectivation implique une norme immuable, les sociétés sombrent dans le nihilisme. Les hommes, pour paraphraser le titre du roman de Robert Musil (Der Mann ohne Eigenschaften), deviennent sans qualités.
Dans quel monde vit alors l’homme sans qualités ? Comment Heidegger va-t-il cerner, par son propre langage philosophique, ce monde où gisent les cadavres des valeurs ? Dans quel paysage idéologique Sein und Zeit va-t-il éclore ? Quels rapports sommes-nous autorisés à découvrir entre Sein und Zeit et le Zeitgeist (l’esprit du temps) qui échappe, dans le tourbillon des événements et des défis, à la rigueur philosophique et au regard pénétrant de cet éveilleur que fut Martin Heidegger ?
La philosophie heideggérienne de l’existence se veut une ontologie. Mais une ontologie qui a pour particularité de poser la question de l’être après plusieurs siècles d’ "oubli". La métaphysique, on l’a vu, a été l’expression de cet oubli depuis Platon. L’oubli est la racine même du nihilisme qui afflige la société européenne, et notamment la société allemande après la Première Guerre mondiale. Or, tout le mouvement de ce que l’on a dénommé Konservative Révolution (Révolution conservatrice) est marqué par une recherche de la totalité, de la globalité perdue. L’essayiste anglais Peter Gay parle de Hunger for wholeness [18], ce que nous traduirons par "soif de totalité", une soif qui implique un jugement très sévère à l’encontre de la modernité. Le chaos social et spirituel provoque alors une recherche fébrile de "substantialité" ou, plutôt, d’ "intensité". Cette volonté de donner une réponse à la quiddité est corrélative d’un questionnement sur le "comment", sur le mode d’être qui se traduira dans la réalité tangible.
Il y a, pour Heidegger, trois modes d’être : l’être-objet (Vorhandenes), l’être-en-tant-qu’objet-fonctionnant (Zuhandenes), l’être comme Dasein, c'est-à-dire comme être-conscient, être-qui-s’autodétermine, être-homme. Or, on ne peut parler de "substantialité" pour les deux premiers de ces modes. Seul l’homme en tant que Dasein est susceptible d’acquérir de la "substantialité". Sa spécificité l’oblige à être ce qu’il est de manière complète, effective et totale. Cependant, le Dasein en tant qu’existence court toujours le risque de sombrer dans le non-spécifique (Uneigentlichkeit), c'est-à-dire dans un type de situation caractérisée par l’ "anodinité" de ce que Heidegger appelle l’Alltäglichkeit (la banalité quotidienne).
De telles situations évacuent de l’existence des hommes et des communautés politiques l’impératif des décisions, nécessaires pour répondre aux défis qui surgissent. La banalité quotidienne est fuite dans le règne du "on" (Man-Sein). L’homme, souvent inconsciemment, se perçoit alors comme objet soumis à des règles banalement générales. Il trahit sa véritable spécificité, dans la mesure où il refuse d’admettre ce qui, d’emblée, le jette dans une situation. Comme un navire privé de gouvernail, il n’est plus maître de la situation, mais se laisse entraîner par elle.
Heidegger distingue ici deux aspects dans le mode d’être qu’il attribue au concept d’existence : l’aspect individuel (propre à un seul homme ou à une seule communauté politique) et l’aspect ontologique stricto sensu qui est l’être-effectif, l’être-qui-n’est-pas-que-pensé. Ces deux aspects diffèrent de ce que la philosophie occidentale qualifiait du concept d’essentia. L’essence, depuis le platonisme, était perçue comme ce qui est au-delà des particularités et des spécificités. Cette volonté d’ "alignement" sur des normes non nécessairement dites, constituait précisément la structure mentale qui a permis l’avènement du nihilisme, où les personnalités individuelles et collectives se noient dans le règne du "on". Nier les particularités, c’est oublier l’être qui est fait de potentialités. Le culte métaphysique de l’essentia chasse l’être du monde. Le monde dont l’être est banni vit à l’heure du nihilisme. Et c’est un tel monde que les contemporains de Heidegger observaient dans l’Allemagne de Weimar.
La révolution philosophique du XXe siècle se réalisera lorsque les Européens s’apercevront que l’être n’est pas, mais qu’il devient. Heidegger, pour exprimer cette idée, recourt à la vieille racine allemande wesen, dont il rappelle qu’elle a donné naissance à un verbe. Il écrit : Das Sein an sich "ist" nicht, es "west". L’être est pure potentialité et non pure présence. Il est toujours à appeler. L’homme doit travailler pour que quelque chose de lui se manifeste dans le prisme des phénomènes. Une telle vocation constitue son destin, et c’est seulement en l’acceptant qu’il sortira de ce que Kant nommait son "immaturité". L’impératif catégorique ne sera plus alors la simple constatation des phénomènes figés dans leur présence (en tant que non-absence), la reconnaissance pure et simple des objets et/ou des choses produits par la création "divine" des monothéistes. Il sera le travail qui fait surgir les phénomènes. L’attitude de demain, si l’on veut trouver des mots pour la définir, sera le réalisme héroïque [19], sorte de philosophie de la vigilance qui nous exhorte à éviter tout "déraillement" de l’ "être" dans l’Alltäglichkeit.
Sur cette toile d'Otto Dix de 1930, ce paysage crépusculaire de tranchées symbolise toute l'âme inquiète et déchirée de l'Allemagne de l'après-guerre. Pour la KR, être dans le mouvement de rupture ne se peut qu'à l'intérieur de la Krisis, cette situation mortelle, ce moment où un partage a à se faire entre la guérison et la mort. Pour Heidegger, le nihilisme a une fonction dévoilante, il révèle les symptomes d'un égarement de la Modernité et permet de découvrir son origine : l'oubli du sens de l'être. Si le monde cesse d'être un abri, l'homme n'en a que plus la nécessité d'être risqué. C'est avant l'aube que la nuit est la plus noire.
Seul l’homme authentique opère des choix décisifs
Si une règle, une norme s’applique impérativement à tous les hommes, à toutes les collectivités, dans tous les lieux et en tous les temps, l’homme ne peut qu’être empêché de poser de nouveaux choix, d’élaborer de nouveaux projets (Entwürfe), de faire face à des défis auxquels ces normes (qui ne prévoient, dans la plupart des cas, que la plus générale des normalités) ne peuvent répondre. Pour Heidegger, la possibilité de choisir — et donc de faire aussi des non-choix — se voit donc investie d’une valorisation positive. La marque du temps se perçoit très clairement dans ces réflexions. L’Allemagne, en effet, se trouve alors devant un choix. Par ce choix, elle doit clarifier sa situation et rendre possible le "projeter" (Entwerfen) et le "déterminer" (Bestimmen) d’une nouvelle "facticité".
On a qualifié cette démarche heideggérienne de philosophie de Berserker, ces personnages de la mythologie scandinave, compagnons d’Odin, qui avaient le pouvoir de commettre des actes habituellement défendus. De fait, les détracteurs de la conception heideggérienne de l’existence prétendent souvent qu’elle constitue une justification de tous les excès du subjectivisme. À cette abusive simplification, on peut répondre en constatant que la volonté de légitimer l’éternité des normes traduit un simple "désir" de régner sur une humanité dégagée de toute responsabilité, sur une humanité noyée dans le monde du "on".
Pour Heidegger, l’homme, en réalité, ne choisit pas d’agir pour ses propres intérêts ou pour ses caprices, mais choisit, dans le cadre de la situation où il est jeté ou enraciné, ce que l’urgence commande. Une action ainsi absoluisée n’a rien d’égoïste ; elle a vocation d’exemplarité. Qualifier une telle conception de l’existence d’ "ontologique", comme le fit Heidegger, a peut-être constitué un défi philosophique. Il n’empêche qu’une telle conception de la décision représente un dépassement radical du fixisme métaphysique issu du platonisme.
On a alors raison de faire de Heidegger le philosophe par excellence de la Révolution conservatrice. Loin d'être une fuite dans le pathétique, la philosophie de Heidegger cherche à comprendre sereinement l'ensemble des potentialités qui s'offrent à l'existence humaine. Cette philosophie est révolutionnaire, parce qu'elle cherche à fuir le monde du "on", marqué par le répétitif et l’uniformité. Elle est conservatrice, parce qu’elle refuse d’exclure la totalité des potentialités qui restent à l’état de latence. Autrement dit, ce que la pensée heideggérienne conserve, ce sont précisément les possibilités de révolution, que l’ontologie traditionnelle avait refoulées.
Les contemporains ont fortement perçus ce que cette philosophie leur proposait. Sans apporter de remèdes consolateurs, Heidegger affirme que l'inéluctabilité finale de la mort oblige les hommes à agir pour ne pas simplement passer du "on" au néant. La mort nous commande l'action. En cela, réside un dépassement du nietzschéisme. Chez Nietzsche, en effet, la "vie" reste quelque chose en quoi l'on peut se dissoudre ; la "puissance", quelque chose par quoi l’on peut se laisser emporter. La décision face au néant est totalement non-objet, non-substance, non-produit. Elle est pure attitude jetée dans le néant, pure attitude privée de sens objectif. Dans une telle perspective, l’adversaire n’est jamais absolu. Néanmoins, l'ennemi désigné est le monde bourgeois du "on". L'idéologie conservatrice acquiert ainsi, avec Heidegger, la tâche de gérer l'aventureux. Elle prend en charge le dynamisme qu’auparavant on attribuait aux seuls négateurs. La négativité n'est plus l'apanage des penseurs de l'École de Francfort.
La négativité heideggérienne se fixe pour objectif de mettre un terme au déclin des valeurs, résultat de l’ "oubli de l’être". Face au monde banal qui s’offre à nos regards, Heidegger affirme que la mise en doute constitue un moyen pour tirer l’humanité de l’indolence dans laquelle elle se trouve, et pour lui dire qu’il y a urgence. Heidegger est aussi l’héritier de la tradition pessimiste allemande, mais il se rend parfaitement compte que le pessimisme constitue une attitude insuffisante.
« La décadence spirituelle de la terre, écrit-il, est déjà si avancée que les peuples sont menacés de perdre la dernière force spirituelle, celle qui leur permettrait du moins de voir et d’estimer comme telle cette décadence (conçue dans sa relation au destin de "l’être"). Cette simple constatation n’a rien à voir avec un pessimisme concernant la civilisation, rien non plus, bien sûr, avec un optimisme ; car l’obscurcissement du monde, la fuite des dieux, la destruction de la terre, la grégarisation de l’homme, la suspicion haineuse envers tout ce qui est créateur et libre, tout cela a déjà atteint, sur toute la terre, de telles proportions, que des catégories aussi enfantines que pessimisme et optimisme sont depuis longtemps devenues ridicules. » (Intr. Mét.)
Pour Heidegger, il n'y a pas évolution historique, mais involution. Ce sont les origines des mondes culturels qui sont les plus riches, les plus mystérieuses, les plus enthousiasmantes. L’être-homme, aux âges primordiaux, connaît son intensité maximale. Cet être-homme consiste à être sur la brèche, là où l’être fait irruption dans le monde de l’immanence. Mais c’est bien l’homme qui reste le maître du processus. Les époques de décadence sont à cet égard capitales, car elles appellent les hommes à remonter sur la brèche, à ressortir de l’abîme où l’oubli de l’être les a conduits. Dans cette perspective, le succès ou l’échec sont secondaires. Le héros qui échoue peut être quand même exemplaire. Rien n’est réellement définitif. Rien n’arrête la nécessité de l’action. Rien ne démobilise définitivement — car une démobilisation définitive impliquerait de retomber dans le nihilisme.
Cette conception heideggérienne de l’existence renoue avec une éthique présente dans la vieille mythologie nordique. Évoquant la claire perception de sa situation éprouvée par le héros de l’épopée germanique, Hans Naumann (Germanische Schicksalsglaube) a montré, par ex., que celui-ci est très conscient de sa propre déréliction. Le héros sait qu’il est jeté dans une appartenance temporelle, spatiale, sociale, politique et familiale ; il sait qu’il appartient à un peuple. La figure d’Odhinn-Wotan est l’exemple divinisé de l’attitude qu’adopte celui qui n’hésite pas à affronter son destin. Le concept heideggérien de Sorge (repris de Kierkegaard), voire celui d’Entschlossenheit (détermination, résolution), correspond au contenu psycho-éthique investi dans le personnage d’Odhinn. Naumann perçoit même, dans cette "danse avec le destin" un élément d’esthétisme, de "dandysme" qui échappe à Heidegger, malgré son indéniable présence dans les cercles de la Konservative Revolution et surtout chez Ernst Jünger [20].
De son côté, le professeur G. Srinivasan, de l’université de Mysore, en Inde, a publié un ouvrage (The Existentialist Concepts and The Hindu Philosophical Systems, Udayana, Allahabad, 1967) dans lequel il souligne les analogies existant entre la religion indienne et les traditions existentialistes européennes du XXe siècle. L’analyse existentialiste du choix, notamment, peut être comparée au récit d’Arjuna dans la Bhagavad-Gîta, ou encore à celui de Sri Rama dans le Ramayana. La mystique indienne permet aux hommes, elle aussi, de choisir entre une existence monotone et mondaine et une saisie plus "héroïque" du monde.
Le mode de vie nommé dukha est l’équivalent indien de l’Alltäglichkeit heideggérienne. Le sage est invité à ne pas se laisser emporter par les séductions sécurisantes de cette situation et à "contrôler", à "transcender" l’existentialité inauthentique. Comme chez Heidegger, l’inévitabilité de la mort ne saurait empêcher l’homme authentique d’opérer, en cas d’urgence, un choix décisif. Une étude approfondie des analogies existant entre l’éthique indienne et celle de l’Edda d’une part, les enseignements de la philosophie heideggérienne d’autre part, serait d’ailleurs, probablement, des plus enrichissantes. Un trait commun est certainement la saisie unitaire (non dualiste) de l’existence.
Heidegger se trouve donc en rupture avec la conception dualiste du monde liée à l’idée biblique du péché originel et à la façon dont certains Grecs assignaient des limites au cosmos, posant ainsi, dans l’histoire des idées, l’avènement du substantialisme. Cette Grèce-là était elle-même en rupture avec une saisie de l’univers conçu comme épiphanie du divin. Pour Thalès de Milet, par ex., l’élément primordial "eau" est l’Urbild de tout ce qui s’écoule, de tout ce qui se transforme inlassablement, de tout ce qui ne cesse de vivre, de tout ce qui crée et maintient la vie. « Tout est plein de dieux » : cette sentence de Thalès constitue l’affirmation de l’unité totale cosmique. L’apeiron d’Anaximandre, qui est l’ "illimité", la solitude tragique de Héraclite, cherchant à tirer ses contemporains d’un sommeil qui les rendait aveugles à l'unité du monde, comptent aussi parmi les premières manifestations conscientes de la "vraie religion de l’Europe" et elles ne s'embarrassent d'aucun dualisme [21].
La lecture de ces Présocratiques, conjuguée à celle du poète romantique Friedrich Hölderlin, a fait comprendre à Heidegger quelle nostalgie est demeurée sous-jacente dans toutes les interrogations philosophiques, y compris celle de la tradition substantialiste occidentale : un désir d’unité à la totalité cosmique.
« Être un avec le tout, voilà la vie du divin, voilà le ciel de l’homme, écrit Hölderlin. Être un avec tout ce qui vit, dans un saint oubli de soi, retourner au sein de la totalité de la nature, voilà le sommet des idées et de la joie, voilà les saintes cimes, le lieu du repos éternel où la chaleur de midi n’accable plus et où l’orage perd sa voix, où le tumulte de la mer ressemble au bruissement du vent dans les champs de blé... Mais hélas, j’ai appris à me différencier de tout ce qui m’environne, je suis isolé au sein du monde si beau, je suis exclu du jardin de la nature où je croîs, fleuris et dessèche au soleil de midi » (Hypérion).
Ce texte ne doit toutefois pas faire passer Hölderlin pour le chantre d’un idéal d’harmonie ou d’une unité cosmique qui se résumerait dans un pastoralisme douceâtre. Les souffrances que Hölderlin a endurées ont permis chez lui l’éclosion d’une terrible volonté, qui refuse de fermer les yeux devant les réalités. La force de l’âme qui dit "oui" au monde, même devant l’abîme où aucune idéologie sécurisante ne saurait être un recours, est bien évidemment déterminante pour les réflexions ultérieures de Heidegger, dont l’anthropologie dynamique et tragique restitue de façon radicale une religiosité que l’Europe, depuis trois millénaires, n’avait jamais vraiment perdue.
Le "réalisme héroïque" de la Révolution conservatrice
En 1922, sous la direction de Moeller van den Bruck, paraissait un ouvrage collectif intitulé Die neue Front, dans lequel il était fait mention d’une attitude héroïco-tragique nécessaire au dépassement de la situation qui régnait alors en Allemagne. L’idée heideggérienne de connaissance claire de la situation y était déjà présente. L’expression "réalisme héroïque" ne faisant pas encore partie du vocabulaire, on y employait l’expression d’ "enthousiasme sceptique". Toutefois, s’il y avait convergence, dans l’analyse de la situation politico-culturelle, entre les amis de Moeller van den Bruck et Heidegger, en qui germaient alors les concepts de Sein und Zeit, les premiers avaient le désir affiché d’intervenir dans le fonctionnement de la cité, tandis que Heidegger se préparait seulement à scruter les textes philosophiques traditionnels afin d’offrir au monde une philosophie de l’urgence — la philosophie d’un "être" qui se confondrait avec l’intensité du vécu.
Le discours de Moeller van den Bruck et de ses amis, plus politisé, désignait le libéralisme comme l’idéologie incarnant le plus parfaitement l’Alltäglichkeit, postulée par ce que, quelques années plus tard, Heidegger nommera le monde hypothético-répétitif. Ernst Bertram, auteur de Michaelsberg, estimait, lui, que l’esthétique du monde à venir ressemblerait à l’architecture romane, avec sa clarté, sa sobriété, sa formalité sans luxuriance. De son côté, le poète Rainer Maria Rilke déplorait que le monde moderne ne possédât plus cette simplicité toute tangible qui offrait à l’esprit (Geist, équivalent, dans le langage de Rilke, à l’Être de Heidegger) une assise stable.
"L'américanisme", poursuivait Rilke, produit des objets amorphes où rien de l'homme n’est décelable, où aucun espoir ni aucune méditation n’est passée. Ces réflexions poétiques rilkéennes sur les objets de notre civilisation ont été souvent considérées comme des vers écrits par pur esthétisme, comme de l'art pour l'art. Rien n’est plus faux. Rilke a aussi participé à la redécouverte de la religiosité européenne. Pour le Dieu de Rilke, il y a une aspiration à "habiter" en l'homme et dans la terre. Comme Maître Eckart, la lumineuse figure du Moyen Âge rhénan, Rilke voulait voir le divin, la Gottheit naître dans l’intériorité même de l’homme. Dieu "devient" (wird) en nous. Il ne devient lui-même que dans et par l'homme. L'Adam de Rilke, modèle de sa conception anthropologique, accepte la vie difficile de l’après-Eden ; il dit "oui" à la mort qui clôt une existence où le travail signifie plus que le bonheur satisfaisant d’une existence répétitive. Aussi est-il possible, avec Jean-Michel Palmier [22], de comparer le Zarathoustra de Nietzsche au Travailleur de Jünger et à l'Ange de Rilke. Métaphysiquement, ils sont les mêmes. Ils indiquent le passage où l'intensité (l'être) surgit dans un monde où l' "amorphe" a tout banalisé.
L’évocation de ces quelques contemporains de Heidegger ne se veut nullement exhaustive. Il était cependant nécessaire de présenter ces auteurs pour avoir une idée des courants idéologiques qui ont formé l’arrière-plan sur lequel Sein und Zeit s'est élaboré. Dans ses arguments, la Révolution conservatrice mêle en effet une aspiration à retrouver un monde stable, philosophiquement marqué d’un certain substantialisme, et une aspiration à détruire, à extirper révolutionnairement les derniers restes du monde substantialiste.
On a parfois pu dire que le nazisme montant a repris à son compte quelques-uns des arguments de la Révolution conservatrice. Toute propagande a toujours fait feu de tout bois. La Russie soviétique, par ex., a toléré, au début de son existence, toutes les formes de modernisme. Quelques années plus tard, il n'en restait plus rien. La situation fut analogue, en Allemagne, pour la Konservative Revolution. Hitler n’a pas hésité à utiliser à son profit tout argument dirigé contre le libéralisme ou le marxisme, mais, en fait, les éléments philosophiques ou idéologiques qui pouvaient contribuer à révolutionner la philosophie occidentale lui étaient profondément indifférents. Sa praxis politique restait liée à une Realpolitik d’inspiration impérialiste commune à tout le XIXe siècle finissant. Sa vision du monde n’était qu’un mélange confus de darwinisme primaire et de nietzschéisme banalisé [23].
Josef WeinheberEn Allemagne, les représentants de ce qu’il convient d’appeler le "réalisme héroïque" ont été principalement Josef Weinheber, Ernst Jünger et Gottfried Benn. Ces auteurs se sont mis à la recherche d’un nouvel "impératif catégorique", dégagé de tous les reliquats du bourgeoisisme de deux derniers siècles. Radikal "unbürgerlich" : tel était pour eux le programme du XXe siècle. L'anti-bourgeoisisme avait pour but de tirer les peuples européens de leur "indolence" ontologique — cette indolence dans laquelle les actes des hommes sont incapables de s’accomplir de façon strictement "formelle", d’être en eux-mêmes et par eux-mêmes une "structure", une "forme" ou une "attitude" (Struktur, Gestalt, Haltung).
Cela revenait à dire que le monde se "justifie" par l'esthétique et non par l'éthique. Dans cette perspective, même si l’attitude héroïque peut se comprendre comme dotée d’une valeur éthique, c’est surtout pour la beauté du geste qu’elle se trouve appréciée. Dès lors, toute "substantialité" se dissout. Le geste porte sa valeur en lui-même et ne se justifie plus au départ d'un système ou d’une ontologie. Le réalisme héroïque, selon Walter Hof [24], se définit comme un existentialisme esthétique ou comme un esthétisme existentiel. Le terme "esthétisme" a pourtant une mauvaise réputation. On croit trop souvent qu'il exprime une sorte de fuite hors du monde, "dans la tour d’ivoire de la beauté ésotérique". Mais en réalité, ce n'est pas hors du monde que veulent se placer les contemporains de Heidegger. Ils veulent au contraire percevoir le monde, mais exclusivement sous l'angle esthétique.
Josef Weinheber, Ernst Jünger et Gottfried Benn
Comment Weinheber, Jünger et Benn ont-ils, chacun, "arraisonné" l’existence ? Des trois, Josef Weinheber est le plus "conservateur". L'élan vers l’avant, le Durchbruch nach vorne, est jugé par lui trop dynamique et, partant, trop instable. L’intensité existentielle que déploie l’ "homme sur la brèche", l’unité totale avec le monde immanent qu’il acquiert en ces rares moments, lui semblent trop fugaces. L'art est pour lui la seule valeur indubitable, le seul impératif catégorique. L’art se saisit des choses, des douleurs, pour les transformer en "chants" (Lieder). Weinheber, dans son œuvre, chante la fierté du créateur solitaire, la tragique folie quelque peu titanique de l’idéaliste qui poursuit, sans espoir, ce qui lui restera inaccessible. La création, elle, dure. Comme Heidegger, Weinheber déplore la disparition du monde hellénique archaïque, l'éviction des dieux hors du monde, le dessèchement des forces démoniques, la chute de l’inauthentique où aucune "forme" n’est plus perceptible.
Contrairement à Weinheber, le jeune Ernst Jünger, lui, ne déplore pas le nihilisme. Dans ses premiers écrits, aucune mélancolie ne transparaît — mais aucun sentiment de joie non plus. L'action des "aventuriers", des hommes qui vivent dangereusement en s’imposant une implacable discipline personnelle est, à ses yeux, un modèle. Le réalisme héroïque de Jünger peut s’énoncer en quelques maximes : faire face à l'épreuve, s'endurcir à la douleur, vivre dangereusement. En dictant de tels préceptes de conduite, Jünger montre sa volonté de poser les bases d’un nouveau nihilisme qui sera révolutionnaire et actif. À son sujet, Marcel Decombis écrit : « Le travail de destruction s’achève par la découverte d’une réalité capable de servir de base à l’édification d’un système. Il a eu pour effet de mettre en évidence l’existence des forces élémentaires, contenues aussi bien dans le monde physique que dans le cœur de l’homme... » [25]
Mais Jünger constate que les forces élémentaires de l’enthousiasme ne suffisent plus. La Première Guerre mondiale a démontré qu’un simple servant de mitrailleuse pouvait décimer une troupe entière d’hommes héroïquement convaincus de leur cause. L’expérience militaire de Jünger lui a fait constater le rôle implacable de la machine. L’homme, cependant, ne peut plus reculer. Il faut aller de l’avant, obliger la machine à vivre, à son tour, l’aventure. L’idéal vitaliste doit s’incarner dans le militant politique moderne. La "substantialité" doit se re-découvrir dans le dynamisme déployé par les existences les plus fortes.
Dans Der Arbeiter (1932), ouvrage que Walter Hof considère comme la "Bible" du réalisme héroïque, Ernst Jünger entend précisément tracer l’ébauche de l’homme de l’époque à venir. Cet homme doit incarner l’unité des contraires. L’ordre absolu de l’avenir dépassera les types d’ordre bourgeois en ceci qu’il n’exclura pas le risque ; il sera, dit Jünger, le fruit des nouvelles épousailles de la vie avec le danger. La tâche de l’homme nouveau ne sera pas de lutter contre le monde en marche, avec la nostalgie des stabilités perdues, mais d’être le Vabanquespieler, le "joueur qui risque le tout pour le tout", du nouvel âge. Jünger transpose ainsi, dans l’arène politico-idéologique, la philosophie de l’acte et de la décision.
Jünger extériorise dans la politique son dépassement du nihilisme passif et du substantialisme, et ce dépassement réside dans l’action. Gottfried Benn, lui, choisit une voie intérieure (Weg nach Innen), une voie vers le spirituel et l’artistique. Inaccessible à la décadence, le monde des formes artistiques permet de penser et de vivre une restitutio du vieux monde précapitaliste et du cosmos antique. Ce monde peut être vécu grâce au travail qu’opère l’esprit constructivement par le moyen de l’art ; en tant qu’univers intérieurement re-créé, il doit transmettre au monde purement présent de l’extérieur l’idée d' "attitude maintenante" (Haltung), laquelle correspond à une impulsion de résistance, à un refus de fuite, que ce soit vers la sécurité ou vers l’action désespérée. L’image anthropologique qui ressort de l’œuvre de Benn est celle d’un homme qui reste stoïque au milieu des ruines. On connaît à ce propos le livre du penseur traditionaliste italien Julius Evola, Les hommes au milieu des ruines [26]. Écrit en 1960, cet ouvrage n’a pas été connu de Benn, qui, par contre, a préfacé en 1935 l’édition allemande d’un autre livre d'Évola, Révolte contre le monde moderne [27].
On constate, à lire cette préface, que le nihilisme désespéré de l’Allemand diffère fondamentalement de la confiance que, malgré tout, conserve l’Italien. Le rejet de tout substantialisme au profit des "formes" créés par l’artiste traduit d’ailleurs, chez Benn, un oubli du facteur "temps" que Heidegger avait découvert dans tout étant, dans tout phénomène. Benn, comme Evola, déplore l’usure que le temps impose à toutes choses. Ce qui le rend mélancolique ou pessimiste, c'est l’impossibilité de contrecarrer la fatale érosion des formes. Julius Evola, on le sait, s’est d’abord jeté dans l’aventure dadaïste, avant de rêver, dans Révolte contre le monde moderne, à une très problématique restauration des idéaux médiévaux.
La révolte d’Evola, comme celle de Benn, est principalement dirigée contre le monde bourgeois. Mais cette révolte est ambiguë. Elle prône l’existence de deux règnes : chez Benn, le règne de l’art et celui de la puissance ; chez Evola, le règne de la transcendance et celui de l’immanence. Chez l’un comme chez l’autre, cette ambiguïté reste toutefois postérieure à une saisie fougueusement polymorphe, typique de cette époque où l’esprit oscillait dans tous les sens. Les poètes des années 30 décidaient de se faire communistes, fascistes, nationalistes. Certains descendaient même dans la rue. Benn, lui, choisit simplement de rester artiste. Il exige, pour l’Allemagne, l’abandon des motifs épuisés de l’époque théiste et le report de toute la charge de nihilisme dans les forces constructives et formelles de l’esprit, afin d’instituer une sévère morale et une métaphysique de la forme. On repère ici, immédiatement, les similitudes et les dissemblances par rapport à Heidegger.
Au mépris de toute vraisemblance, certains adversaires acharnés de la Révolution Conservatrice n’ont pas hésité à prétendre que celle-ci avait, en quelque sorte, "préparé le terrain" au national-socialisme. Les mêmes ont fait reproche à Heidegger d’avoir accepté, en avril 1933, la responsabilité du rectorat de l’université de Fribourg — tout en se gardant bien d’évoquer le contexte dans lequel cette nomination est intervenue, et en passant sous silence, notamment, l'hostilité que le régime hitlérien, en la personne de ses philosophes "officiels", Ernst Krieck et Alfred Baeumler, n’ont cesse, dès 1934, de témoigner à l’auteur de Sein und Zeit. Ce dernier, on le sait, s’est expliqué de façon très précise sur cette question dans un célèbre entretien publié après sa mort par Der Spiegel [28]. Figure de proue de la Konservative Revolution, Heidegger partage en fait, dans une large mesure, le jugement critique de ce vaste mouvement d’idées à l’endroit du national-socialisme. Mais quel fut ce jugement critique ? C’est ce qu'il vaut la peine d’examiner.
le "fascisme" de la catholicité latine
Ce jugement, tout d’abord, n’est pas monolithique. La Konservative Revolution n’est pas un mouvement dans lequel une seule direction est jugée "bonne". Elle réunit plutôt, de façon informelle, un ensemble de penseurs qui ont constaté l'échec du type libéral et bourgeois de société et qui, se dispersant dans différentes directions, ont entrepris de rechercher des solutions de rechange. Les alternatives proposées varient selon les itinéraires individuels, les amitiés, les provenances idéologiques. Le national-socialisme, qui mit fin brutalement au foisonnement intellectuel du mouvement, est tantôt critiqué comme "plébéien", tantôt comme "réactionnaire" et "catholique".
Cette dernière opinion est exprimée not. par le "national-bolchevik" Ernst Niekisch. Sans aucune nuance, Niekisch se fait l’avocat de l’alliance germano-russe contre un Occident jugé en "décomposition", et prône la formation d’un bloc germano-slave ayant pour objectif la "liquidation" de l’héritage "roman". Dans le feu de la polémique, il écrit dans Widerstand (n°3, 1930) : "Nous sommes la génération du tournant du monde... Si nous nous pénétrons de la conscience de ce tournant, nous aurons le courage de l’exceptionnel, de l’extraordinaire, de l’inouï... Le monde ne peut tourner sans que bien des choses ne volent en éclats..." [29].
Or, pour Niekisch, ce qui doit voler en éclats, c’est le "fascisme" de la catholicité latine, si ancrée en Bavière et en Autriche, ces terres qui ont vu naître Hitler. « Qui est nazi sera bientôt catholique... » : par ces mots, Niekisch veut dire qu’il considère comme romain, catholique et fasciste le fait de flatter les bas instincts des masses, de leur dispenser l’illusion de la facilité, de répandre, enfin, une véritable « croyance aux miracles », s’opposant en tous points à l'attitude de l’Homo politicus prussien et protestant. Pour Niekisch, le retour au « giron catholique » est un gâchis des énergies allemandes, une voie de garage, qui ne vaut pas mieux que la torpeur politique propagée par les idées illuministes et bourgeoises de l’Occident libéral. Chez lui, l’expression d'« Occident libéral » est presque synonyme de l'Alltäglichkeit heideggérienne.
Le libéralisme ne veut rien de grand. Il est une idéologie d’esclaves, en ce sens qu'il endort les énergies et refoule tout grand sentiment. Le catholicisme fasciste allemand est une idéologie de la distraction, visant à réaliser un homme moyen, qui habitera des immeubles préfabriqués, roulera en Volkswagen et, après une période difficile, finira par mener une vie dégagée de tout souci. Pour Niekisch — comme pour certains historiens qui, aujourd’hui, font profession d’antifascisme, tel Reinhard Kühnl [30] — l’hitlérisme se borne à vouloir réaliser vite les idéaux de bonheur de l’humanitarisme libéral. De telles positions ont certes aujourd'hui de quoi étonner. Cependant, même si elles ne correspondent pas entièrement aux realia, on peut y voir éventuellement l'indication de tendances qui auraient peut-être pu se révéler effectivement.
À l'inverse, « l’extraordinaire », « l’inouï » dont parlait Niekisch dans l’article cité plus haut pourrait bien correspondre à l'existence authentique dont parle Heidegger. Le tournant du monde n’inaugurerait-il pas l’ère ou les hommes s’apercevraient de l’inanité des idéaux libéraux, et n’y verraient que de pâles émanations des principes substantialistes ? Il est certes hardi de comparer le langage polémique et simplifié d’un théoricien politique au langage philosophique si rigoureux (mais passionné tout de même) de Heidegger. Néanmoins, l'objet essentiel de la critique de Niekisch est bien la mortelle tiédeur de l'Alltäglichkeit.
Et quant à la hargne parfois obsessionnelle de Niekisch envers la latinité catholique, avec sa valorisation corrélative de la liberté individuelle protestante, elle s’explique, au moins en partie, quand on met en parallèle la persistance, dans les idéologies politiques imprégnées de catholicisme (Maurras, Salazar, Franco, etc.), du vieux substantialisme, et l'édulcoration, par le luthéranisme et les idées de Herder, de ce même substantialisme dans la sphère protestante.
Les slogans jetés dans le débat politique par Niekisch démontrent en tout cas l’originalité si pertinente de son antifascisme. Heidegger aurait-il en secret souscrit à des vues de ce genre ? Cela pourrait expliquer certains silences. Mais en fin de compte, c’est un exercice assez vain que de vouloir donner une étiquette partisane à Heidegger. L’auteur de Sein und Zeit a été un iconoclaste pour les philosophes qui entendaient en rester à la métaphysique occidentale classique. Niekisch, lui, a conjugué les paradoxes et interpellé tous les mouvements politiques. Il fut ce qu’on appellerait aujourd’hui un "extrémiste" tandis que Heidegger nous apprend à être sereinement radical. Soyons, donc, comme ce dernier, des radicaux sereins.
► Robert Steuckers, Nouvelle École n°37, 1982. VOULOIR
◘ Notes :
1.P. Bouts, Modernité et enracinement. Nécessaire Heidegger, in Artus n°7, 1981.
2.JP Resweber, La pensée de Martin Heidegger, Privat, Toulouse, 1971.
3.M. Heidegger, Holzwege, V. Klostermann, Frankfurt/M., 1949 (tr. fr. : Chemins qui ne mènent nulle part, 1962).
4.M. Heidegger, Frühe Schriften, V. Klostermann, Frankfurt/M., 1972.
5.Cf. Arion L. Kelkel et René Schérer, Husserl, PUF, 1971 ; Henri Arvon, La philosophie allemande, Seghers, 1970, pp. 139-149 et 160-169 ; Jean-Paul Resweber, op. cit., pp. 59-63.
6.Pierre Trotignon, Heidegger, PUF, 1974, pp. 9-12.
7.André Malet, Mythos et logos. La pensée de Rudolf Bultmann, Labor et Fides, Genève, 1962 et 1971, p. 277-311.
8. A. Malet, op. cit., p. 305-306.
9. Cf. Heidegger, Wegmarken, Klostermann, Frankfurt/M., 1967-1978 (et not. Vom Wesen des Grundes, p. 123-175).
10. A. Malet, op. cit., p. 311.
11. Heidegger, Albin Michel, 1981. Cf. aussi Lucien Goldmann, Lukàcs et Heidegger, Denoël, 1973.
12. André Malet, op. cit., p. 75.
13. Cf. E.W.F. Tomlin, R.G. Collingwood, Longmans, London, 1953 et 1961.
14. Cf. R.G. Collingwood, The Idea of History (1946) et An Autobiography (1939) p.96-100, Oxford University Press.
15. Cf. F. Guibal, ...Et combien de dieux nouveaux. Approches contemporaines I, Heidegger, Aubier-Montaigne, 1980.
16. Wegmarken, op. cit. (cf. Phänomenologie und Théologie, pp. 45-79).
17.Cf. V. Horia, Der neue Odysseus. Studie über den Verfall der Autorität in Criticon, IV, 25, sept-oct 1974, 233-236.
18.Peter Gay, Weimar Culture. The Outsider as Insider, Penguin, Harmondsworth, 1968, p. 79-106.
19.Walter Hof, Der Weg zum heroischen Realismus. Pessimismus und Nihilismus in der deutschen Literatur von Hamerling bis Benn, Lothar Rotsch, 1974.
20. Cf. Walter Hof, op. cit., p. 235. On consultera aussi Gerd-Klaus Kaltenbrunner (Hrsg.), Konservatismus International, Seewald, Stuttgart, 1973 (et plus particulièrement le texte d'Otto Mann, Dandysmus als konservative Lebensform, p. 156-170).
21. Cf. Sigrid Hunke, Europas andere Religion. Die Ueberwindung der religiösen Krise, Econ, Düsseldorf, 1969.
22. Les écrits politiques de Heidegger, L'Herne, 1968.
23. Les historiens des idées se sont maintes fois penchés sur le problème de la vision du monde d’Adolf Hitler. Parmi quelques ouvrages récemment parus, signalons celui de William Carr, Adolf Hitler, Persönlichkeit und politisches Handeln, Kohlhammer, Stuttgart, 1980. Le 4ème chapitre de ce volume (Hitlers geistige Welt) évoque principalement l’influence des vulgates darwinistes qui avaient cours au début du siècle. Malheureusement, l’auteur applique trop souvent et à mauvais escient les stéréotypes freudiens. En français, on peut consulter l’étude du professeur Franco Cardini, de l’université de Florence : Le joueur de flûte enchantée (messianisme hitlérien, mythopoiétique national-socialiste et angoisse contemporaine), in Totalité, 12, été 1981.
24. Walter Hof, op. cit., p. 240.
25. E. Jünger, L’homme et l’œuvre jusqu’en 1936, Aubier-Montaigne, 1943.
26. Les hommes au milieu des ruines, Sept Couleurs, 1972.
27. Erhebung wider die moderne Welt, Deutsche Verlags-Anstalt, Stuttgart, 1935.
28. Trad. fr. : M. Heidegger, Réponses et questions sur l’histoire et la politique, Mercure de France, 1977.
29. Sur E. Niekisch, voir la monumentale étude de Louis Dupeux, Stratégie communiste et dynamique conservatrice. Essai sur les différents sens de l’expression "national-bolchevisme" en Allemagne, sous la République de Weimar (1919-1933), Honoré Champion, 1976. Plus récent et plus "militant" est le livre d’Uwe Sauermann, Ernst Niekisch zwischen allen Fronten, Herbig, München, 1980.
30. Reinhard Kühnl, Formen bürgerlicher Herrschaft. Liberalismus-Faschismus, Rowohlt, Rein beckbei Hamburg, 1971. Cet ouvrage se fonde surtout sur la "littérature secondaire" et va rarement aux sources. Ce qui lui confère de l’intérêt, c’est l’intention de l’auteur. -
Julien Freund et l’essence du politique par Georges FELTIN-TRACOL
Il est des livres qui traversent les années sans bénéficier de la moindre publicité et qui acquiert pourtant une notoriété certaine. L’essence du politique est l’un d’eux. Depuis sa parution en 1965 aux Éditions Sirey dans la collection « Philosophie politique » dirigée par Raymond Polin, l’ouvrage de Julien Freund n’a pas cessé d’être consulté par des générations d’étudiants dans les bibliothèques universitaires ou publiques. Saluons les Éditions Dalloz d’avoir enfin décidé de sa réimpression.
Julien Freund a l’ambition de démontrer le plus clairement possible ce que le politique a d’essentiel. « L’essence, écrit-il, a un caractère ontologique. Elle définit alors une des orientations et activités vitales ou catégoriques de l’existence humaine, sans lesquelles l’être humain ne serait plus lui-même; par exemple il y a une politique parce que l’homme est immédiatement un être social, vit dans une collectivité qui constitue pour une grande part la raison de son destin. La société est donc la donnée du politique, comme le besoin est la donnée de l’économique ou la connaissance celle de la science. » Il en ressort que le conflit, loin d’être un fait exceptionnel ou une anomalie, appartient pleinement à la vie. Penser le politique signifie donc considérer l’affrontement en tant que part intégrante et fondamentale de l’humanité, et c’est la raison pour laquelle J. Freund attache une si grande importance à la paix, car « objet et théâtre de la lutte politique, la paix est un produit de l’art politique ».
Sa démarche s’inscrit dans une perspective pragmatique qui n’accorde pas au politique une exclusivité absolue. Julien Freund est le premier à reconnaître l’existence d’autres essences (l’économique, le religieux, le scientifique, l’artistique et, plus tard, la technique remplaçant la morale). Il avait même l’intention de les étudier une à une. Malheureusement, hormis L’essence du politique, il n’a laissé que L’essence de l’économique qui parut en 1992 peu de temps après sa disparition.
Dès les premières pages, à l’opposé du raisonnement dogmatique, il avertit que « la société […] est une condition existentielle qui impose à l’homme, comme tout milieu, une limitation et une finitude. Vivre en société signifie donc du point de vue politique qu’il incombe à l’homme de l’organiser et de la réorganiser sans cesse en fonction de l’évolution de l’humanité, déterminée par le développement discordant des diverses activités humaines ». Ce réalisme de bon aloi, affirmé et assumé, à une époque où l’Université française suivait aveuglément divers mirages idéologiques a fait de Julien Freund un penseur à part, non-conformiste, vite rejeté par ses pairs moutonniers dans les limbes de l’institution.
Le politique repose sur trois présupposés que J. Freund agence en couples : le commandement et l’obéissance, le privé et le public, l’ami et l’ennemi. Cet ordonnancement lui facilite l’examen par étapes successives de concepts philosophiques, politologiques et juridiques variées telles que, par exemple, la souveraineté, la puissance, la révolte, la communauté, la liberté, l’amitié, la violence… Il détermine par ailleurs pour chaque couple de présupposés une dialectique. Ainsi, l’ordre est la dialectique du commandement et de l’obéissance; l’opinion celle du privé et du public, la lutte celle de l’ami et de l’ennemi. À de nombreuses reprises, il n’hésite pas à citer Carl Schmitt – le grief majeur que lui reprochent amèrement ses détracteurs – d’autant qu’il lui exprime publiquement sa dette en écrivant : « Toute ma reconnaissance va également à M. Carl Schmitt pour les belles journées passées en sa compagnie dans la retraite de Plettenberg – qui est devenu son San Casciano – et au cours desquelles nous avons longuement débattu du politique. » Il conclut : « J’ai deux grands maîtres », Raymond Aron et Carl Schmitt.
Cette reconnaissance affichée à l’auteur allemand a trop longtemps pesé sur Julien Freund considéré de la sorte comme son disciple français ou l’importateur en France de théories fallacieuses, si ce n’est factieuses. Il serait trop simple de faire de L’essence du politique, à l’origine thèse de philosophie soutenue sous la direction de Raymond Aron, une adaptation française des options schmittiennes. C’est en outre méconnaître fortement le tempérament de J. Freund. Quand il entreprend ce travail considérable, il possède une solide expérience d’adulte. Faire croire qu’il aurait été un jeune étudiant à peine sorti de l’adolescence, tombant sous le charme « venimeux » du juriste allemand est à la fois ridicule et stupide. J. Freund a simplement eu l’intelligence de comprendre, parmi les premiers, la formidable perspicacité des considérations de C. Schmitt.
L’attrait pour une pensée déjà incorrecte à l’époque, agrémenté de vigoureuses remarques, n’a fait qu’accentuer la méfiance des belles âmes et des bien-pensants. Ainsi, J. Freund note que « la politique provoque la discrimination et la division, car elle en vit. Tout homme appartient donc à une communauté déterminée et il ne peut la quitter que pour une autre. Il en résulte que la société politique est toujours société close. […] Elle a des frontières, c’est-à-dire elle exerce une juridiction exclusive sur un territoire délimité. Qu’importe l’étendue d’un pays ! […] Elle est l’âme des particularismes. En effet, toute société politique perdurable constitue une patrie et comporte un patrimoine. […] Le particularisme est une condition vitale de toute société politique ». Il est dès lors évident que « le concept d’un État mondial est […] politiquement une absurdité, car il ne serait ni un État, ni une république, ni une monarchie, ni une démocratie, mais tout au plus la cœxistence d’individus et de groupes comme les abonnés au gaz ou les occupants d’un immeuble ». Ces propos prennent une singulière résonance en ces temps de promotion de la lutte contre les discriminations et d’apologie sentencieuse en faveur d’un monde sans frontières… Parions que L’essence du politique ne sera pas le livre de chevet des animateurs de certaines associations revendicatives !
Si l’intelligentsia a ignoré J. Freund, c’est parce qu’il décortique les mécanismes de l’idéologie qui « est une véritable machine intellectuelle distributrice de conscience : elle donne bonne conscience à ses partisans en leur fournissant les justifications, les disculpations, les prétextes et les excuses capables d’apaiser leurs éventuels remords ou scrupules, mais accable de mauvaise conscience les adversaires qu’elle dégrade en êtres collectivement coupables. Il n’y a plus de faute ni de responsabilité, mais des actes ou entièrement innocents ou entièrement inexcusables, suivant que l’on appartient à tel ou tel groupe, race ou classe. L’appartenance sociale peut ainsi devenir une espèce de péché originel. Aussi, chaque fois qu’une situation politique devient idéologique, l’éthique se trouve monopolisée, et c’est parce que de nos jours les problèmes politiques s’expriment à la fois en terme de puissance et d’idéologie que la culpabilité et surtout la culpabilité collective sont devenues des instruments politiques. La morale devient ainsi un stratagème, un pur moyen de justification et d’accusation, c’est-à-dire de dissimulation. Il ne faut pas mésestimer les capacités de séduction de cette éthique dégradée ni son efficacité politique. Elle est une véritable arme. » N’est-ce pas une appréciation visionnaire ?
Julien Freund se défie en outre de la constitution d’une justice internationale. Avec une belle lucidité, il explique par anticipation ce qui se réalisera à la fin de la décennie 1990 dans les Balkans. « L’appel à la conscience appartient davantage au domaine de la ruse politique qu’à celui de la morale proprement dite. Avec le développement et la prospérité des polémiques idéologiques cette méthode s’est encore renforcée. En effet, le mot d’ordre n’est plus seulement d’instaurer la paix, mais encore la justice internationale. Ce qui fait que certains groupes de nations ont tendance à s’ériger en juges des autres, à trouver des coupables dans chaque conflit plutôt que d’essayer de le régler, car là où il y a des juges il faut aussi des coupables. […] Encore faut-il que cette méthode des condamnations actuellement en honneur dans les relations internationales ne tourne pas à une parodie de justice. Il est en effet bien rare que les nations, quelles qu’elles soient, qui distribuent à discrétion la culpabilité, ne tombent pas elles-mêmes sous les mêmes chefs d’accusation dont elles accablent les autres, non seulement au regard de leur histoire passée, mais aussi présente. On peut même se demander si les nations n’ont pas besoin de vilipender les autres pour dissimuler leurs propres tares. Les crimes nazis sont inqualifiables et il faut avoir soi-même l’âme criminelle pour leur trouver un soupçon d’excuse. Mais que dire des États-Juges du procès de Nuremberg qui ont à leur actif le massacre de Katyn et celui de populations entières du Caucase ou la bombe d’Hiroshima ? »
On l’aura compris : L’essence du politique recèle bien d’autres réflexions pertinentes, plus que jamais contemporaines. Ce traité rétablit enfin quelques vérités. La fin des idéologies modernes n’implique pas l’effacement du politique. Intimement et intrinsèquement attaché à l’homme, le politique ne peut pas disparaître. Il peut en revanche se métamorphoser, prendre de nouvelles formes, investir de nouveaux champs. Sa présence n’en est pas moins permanente. L’essence du politique est une magnifique réhabilitation de la dimension politique. Raison supplémentaire pour le (re)découvrir sans tarder.
Georges Feltin-Tracol http://www.europemaxima.com
• Julien Freund, L’essence du politique, Éditions Dalloz, 2004, 867 p., postface de Pierre-André Taguieff, 45 €.
• Paru dans Relève politique, n° 5, hiver 2005.
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Platon, encore et toujours par Claude BOURRINET
Est-il une époque dans laquelle la possibilité d’une prise de distance ait été si malaisée, presque impossible, et pour beaucoup improbable ? Pourtant, les monuments écrits laissent entrevoir des situations que l’on pourrait nommer, au risque de l’anachronisme, « totalitaires », où non seulement l’on était sommé de prendre position, mais aussi de participer, de manifester son adhésion passivement ou activement. L’Athènes antique, l’Empire byzantin, l’Europe médiévale, l’Empire omeyyade, et pour tout dire la plupart des systèmes socio-politiques, de la Chine à la pointe de l’Eurasie, et sans doute aussi dans l’Amérique précolombienne ou sur les îles étroites du Pacifique, les hommes se sont définis par rapport à un tout qui les englobait, et auquel ils devaient s’aliéner, c’est-à-dire abandonner une part plus ou moins grande de leur liberté.
S’il n’est pas facile de définir ce qu’est cette dernière, il l’est beaucoup plus de désigner les forces d’enrégimentement, pour peu justement qu’on en soit assez délivré pour pouvoir les percevoir. C’est d’ailleurs peut-être justement là un début de définition de ce que serait la « liberté », qui est avant tout une possibilité de voir, et donc de s’extraire un minimum pour acquérir le champ nécessaire de la perception.
Si nous survolons les siècles, nous constatons que la plupart des hommes sont « jetés » dans une situation, qu’ils n’ont certes pas choisie, parce que la naissance même les y a mis. Le fait brut des premières empreintes de la petite enfance, le visage maternel, les sons qui nous pénètrent, la structuration mentale induite par les stimuli, les expériences sensorielles, l’apprentissage de la langue, laquelle porte le legs d’une longue mémoire et découpe implicitement, et même formellement, par le verbe, le mot, les fonctions, le réel, l’éducation et le système de valeurs de l’entourage immédiat, tout cela s’impose comme le mode d’être naturel de l’individu, et produit une grande partie de son identité.
L’accent mis sur l’individu s’appelle individualisme. Notons au passage que cette entité sur laquelle semble reposer les possibilités d’existence est mise en doute par sa prétention à être indivisible. L’éclatement du moi, depuis la « mort de Dieu », du fondement métaphysique de sa pérennité, de sa légitimité, accentué par les coups de boutoir des philosophies du « soupçon », comme le marxisme, le nietzschéisme, la psychanalyse, le structuralisme, a invalidé tout régime s’en prévalant, quand bien même le temps semble faire triompher la démocratie, les droits de l’homme, qui supposent l’autonomie et l’intégrité de l’individu en tant que tel.
Les visions du monde ancien supposaient l’existence, dans l’homme, d’une instance solide de jugement et de décision. Les philosophies antiques, le stoïcisme, par exemple, qui a tant influencé le christianisme, mais aussi les religions, quelles qu’elles soient, païennes ou issues du judaïsme, ne mettent pas en doute l’existence du moi, à charge de le définir. Cependant, contrairement au monde moderne, qui a conçu le sujet, un ego détaché du monde, soit à partir de Hobbes dans le domaine politique, ou de Descartes dans celui des sciences, ce « moi » ne prend sa véritable plénitude que dans l’engagement. Aristote a défini l’homme comme animal politique, et, d’une certaine façon, la société chrétienne est une république où tout adepte du Christ est un citoyen.
On sait que Platon, dégoûté par la démagogie athénienne, critique obstiné de la sophistique, avait trouvé sa voie dans la quête transcendante des Idées, la vraie réalité. La mort de Socrate avait été pour lui la révélation de l’aporie démocratique, d’un système fondé sur la toute puissance de la doxa, de l’opinion. Nul n’en a dévoilé et explicité autant la fausseté et l’inanité. Cela n’empêcha pas d’ailleurs le philosophe de se mêler, à ses dépens, du côté de la Grande Grèce, à la chose politique, mais il était dès lors convenu que si l’on s’échappait vraiment de l’emprise sociétale, quitte à y revenir avec une conscience supérieure, c’était par le haut. La fuite « horizontale », par un recours, pour ainsi dire, aux forêts, si elle a dû exister, était dans les faits inimaginables, si l’on se souvient de la gravité d’une peine telle que l’ostracisme. Être rejeté de la communauté s’avérait pire que la mort. Les Robinsons volontaires n’ont pas été répertoriés par l’écriture des faits mémorables. Au fond, la seule possibilité pensable de rupture socio-politique, à l’époque, était la tentation du transfuge. On prenait parti, par les pieds, pour l’ennemi héréditaire.
Depuis Platon, donc, on sait que le retrait véritable, celui de l’âme, à savoir de cet œil spirituel qui demeure lorsque l’accessoire a été jugé selon sa nature, est à la portée de l’être qui éprouve une impossibilité radicale à trouver une justification à la médiocrité du monde. L’ironie voulut que le platonisme fût le fondement idéologique d’un empire à vocation totalitaire. La métaphysique, en se sécularisant, peut se transformer en idéologie. Toutefois, le platonisme est l’horizon indépassable, dans notre civilisation (le bouddhisme en étant un autre, ailleurs) de la possibilité dans un même temps du refus du monde, et de son acceptation à un niveau supérieur.
Du reste, il ne faudrait pas croire que la doctrine de Platon soit réservée au royaume des nuées et des vapeurs intellectuelles détachées du sol rugueux de la réalité empirique. Qui n’éprouve pas l’écœurement profond qui assaille celui qui se frotte quelque peu à la réalité prosaïque actuelle ne sait pas ce que sont le bon goût et la pureté, même à l’état de semblant. Il est des mises en situation qui s’apparentent au mal de mer et à l’éventualité du naufrage.
Toutefois, du moment que notre âge, qui est né vers la fin de ce que l’on nomme abusivement le « Moyen Âge », a vu s’éloigner dans le ciel lointain, puis disparaître dans un rêve impuissant, l’ombre lumineuse de Messer Dieu, l’emprise de l’opinion, ennoblie par les vocables démocratique et par l’invocation déclamatoire du peuple comme alternative à l’omniscience divine, s’est accrue, jusqu’à tenir tout le champ du pensable. Les Guerres de religion du XVIe siècle ont précipité cette évolution, et nous en sommes les légataires universels.
Les périodes électorales, nombreuses, car l’onction du ciel, comme disent les Chinois, doit être, dans le système actuel de validation du politique, désacralisé et sans cesse en voie de délitement, assez fréquent pour offrir une légitimité minimale, offrent l’intérêt de mettre en demeure la vérité du monde dans lequel nous tentons de vivre. À ce compte, ce que disait Platon n’a pas pris une ride. Car l’inauthenticité, le mensonge, la sidération, la manipulation, qui sont le lot quotidien d’un type social fondé sur la marchandise, c’est-à-dire la séduction matérialiste, la réclame, c’est-à-dire la persuasion et le jeu des pulsions, le culte des instincts, c’est-à-dire l’abaissement aux Diktat du corps, l’ignorance, c’est-à-dire le rejet haineux de l’excellence et du savoir profond, plongent ce qui nous reste de pureté et d’aspiration à la beauté dans la pire des souffrances. Comment vivre, s’exprimer, espérer dans un univers pareil ? Le retrait par le haut a été décrédibilisé, le monde en soi paraissant ne pas exister, et le mysticisme n’étant plus que lubie et sublimation sexuelle, voire difformité mentale. Le défoulement électoraliste, joué par de mauvais acteurs, de piètres comédiens dirigés par de bons metteurs en scène, et captivant des spectateurs bon public, niais comme une Margot un peu niaise ficelée par une sentimentalité à courte vue, nous met en présence, journellement pour peu qu’on s’avise imprudemment de se connecter aux médias, avec ce que l’humain comporte de pire, de plus sale, intellectuellement et émotionnellement. On n’en sort pas indemne. Tout n’est que réduction, connotation, farce, mystification, mensonge, trompe-l’œil, appel aux bas instincts, complaisance et faiblesse calculée. Les démocraties antiques, qui, pourtant, étaient si discutables, n’étaient pas aussi avilies, car elles gardaient encore, dans les faits et leur perception, un principe aristocratique, qui faisait du citoyen athénien ou romain le membre d’une caste supérieure, et, à ce titre, tenu à des devoirs impérieux de vertu et de sacrifice. L’hédonisme contemporain et l’égalitarisme consubstantiel au totalitarisme véritable, interdisent l’écart conceptuel indispensable pour voir à moyen ou long terme, et pour juger ce qui est bon pour ne pas sombrer dans l’esclavage, quel qu’il soit. Du reste, l’existence de ce dernier, ce me semble, relevait, dans les temps anciens, autant de nécessités éthiques que de besoins économiques. Car c’est en voyant cette condition pitoyable que l’homme libre sentait la valeur de sa liberté. Pour éduquer le jeune Spartiate, par exemple, on le mettait en présence d’un ilote ivre. Chaque jour, nous assistons à ce genre d’abaissement, sans réaction idoine. La perte du sentiment aristocratique a vidé de son sens l’idée démocratique. Cette intuition existentielle et politique existait encore dans la Révolution française, et jusqu’à la Commune. Puis, la force des choses, l’avènement de la consommation de masse, l’a remisée au rayon des souvenirs désuets.
Claude Bourrinet http://www.europemaxima.com
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De Marx à Heidegger
On a reproché beaucoup de choses à Karl Marx : le caractère systématique de sa pensée, son économicisme (surtout sensible chez ses épigones, car chez lui le primat de l’économie se situe beaucoup plus dans l’ordre des causes que dans l’ordre des fins), sa définition quasi métaphysique de la classe sociale, son incapacité à sortir de la philosophie de Hegel, dont il prétend seulement « remettre sur ses pieds » l’interprétation dialectique, sa philosophie de l’histoire où le communisme primitif prend la place du jardin d’Éden et la société sans classes celle de la Parousie, son attitude ambivalente vis-à-vis de la bourgeoisie (d’un côté ennemi à combattre, de l’autre classe ayant joué dans l’histoire un rôle « éminemment révolutionnaire »), son adhésion à l’idéologie du progrès – idéologie typiquement bourgeoise elle aussi, comme le rappellera Georges Sorel –, qui l’amène à lire l’histoire comme Révélation progressive, et à voir dans la colonisation un « progrès de la civilisation », etc.
Certains de ces reproches étaient sans nul doute fondés. Au moins serait-il honnête de ne pas discréditer la pensée de Marx en la réduisant à l’usage que ceux qui s’en sont réclamés (les « marxistes ») en ont fait : en toute rigueur, nul ne sait comment Marx aurait jugé Lénine ni ce qu’il aurait dit du Goulag.
Il y a au moins deux bonnes raisons d’examiner à nouveaux frais l’œuvre de Marx. La première est que le « marxisme » est largement passé de mode, ce qui permet d’en parler sans passion. La seconde est que les rapports sociaux propres au capitalisme sont aujourd’hui devenus dominants dans le monde, de façon telle que le propos de Marx retrouve une certaine actualité. En triomphant à l’échelle planétaire, le capitalisme n’a en effet pas seulement retrouvé la brutale agressivité qui fut la sienne au XIXe siècle. Il semble aussi avoir épuisé ses effets positifs – à défaut d’avoir épuisé son champ de développement. On a beaucoup critiqué ce que Marx a pu dire sur la baisse tendancielle du taux de profit, en lui reprochant de n’avoir pas tenu compte du caractère productif du capital constant. Or, toutes les études disponibles confirment à l’heure actuelle une baisse du taux de profit dans les pays capitalistes. C’est précisément pour remédier à cette érosion de la rentabilité du capital que le capitalisme tend aujourd’hui à briser tous les équilibres sociaux nés du compromis fordiste, à libéraliser totalement les marchés financiers, à intégrer les pays émergents dans une nouvelle division internationale du travail, à découvrir sans cesse de nouveaux marchés. D’où la marche accélérée vers une globalisation sous l’égide de la Forme-Capital, véritable réorganisation planétaire des processus productifs de la valeur, laquelle va de pair avec un retour de l’impérialisme (néo)colonial, dont l’occupation de l’Irak n’est que le plus visible aspect.
L’ancien capitalisme prétendait satisfaire des besoins exprimés par la demande, le nouveau vise à satisfaire des désirs stimulés par l’offre. Dans tous les cas, le capitalisme se définit par une dynamique d’accumulation par dépossession – une dynamique de l’illimité –, et c’est pourquoi il ne peut que s’étendre à toute la terre en détruisant tout ce qui risque d’entraver la logique du capital. Or, Marx n’a pas seulement montré que les lois économiques, loin d’être « naturelles », sont le produit d’une histoire sociale. Disons-le tout net : en soulignant que le capitalisme vise par nature à l’accumulation infinie de la valeur, puisque le capital n’est que l’abstraction de la valeur en mouvement, il a mieux compris qu’aucun autre la nature profonde du capitalisme, son essence prométhéenne et sa force démiurgique. C’est ce que montrent son analyse de la marchandise et sa théorie de l’aliénation.
Pour Marx, le travail n’est pas la source, mais la substance de la valeur. Il convient dès lors de s’interroger sur l’origine des valeurs surajoutées aux valeurs existantes. Marx a très bien compris que le problème essentiel n’est pas la propriété, mais la marchandise. En tant que valeur, la marchandise n’est que du travail humain cristallisé, mais en tant que marchandise le travail devient qualitativement autre chose que ce qu’il était auparavant. Derrière le double aspect de toute marchandise (valeur d’échange et valeur d’usage) s’exprime d’un côté le caractère différenciateur du travail concret et, de l’autre, le travail anonyme et abstrait qui égalise tous les travaux. La forme monétaire revêtue par les échanges aboutit alors à la réification ou « chosification » (Verdinglichung) des rapports sociaux, ce que Marx appelle le « fétichisme inhérent au monde marchand ».
L’aliénation va donc très au-delà de ce que la simple critique socialiste dénonce comme « exploitation sociale ». L’aliénation signifie que, sous le règne de la marchandise, l’homme devient étranger à lui-même. « L’argent, écrit Marx, réduit l’homme à n’être qu’une abstraction ». Il réduit l’être à l’avoir, la qualité à la qualité. Lorsque l’argent, médiateur de toute chose, devient le seul critère de la puissance, le travailleur et le patron, en dépit de tout ce qui les oppose, sont l’un et l’autre aliénés. Qui n’a pas d’argent est prisonnier de ce manque, qui possède de l’argent est possédé par lui.
Pour Marx, toute production est une appropriation de la nature par l’homme dans une forme déterminée. Le moteur de l’histoire, de ce point de vue, n’est pas tant l’économie elle-même que la technique, dont l’évolution modifie sans cesse les formes de travail, d’appropriation et de production. Mais ici Marx reste en chemin, car il ne s’interroge pas sur l’essence de la technique. Il ne saisit la technique que dans un sens instrumental, comme simple mode de la praxis, entendue comme « travail humain », sans voir qu’il se pourrait bien que la technique soit elle-même le sujet dont « bourgeoisie » et « prolétariat » ne sont que des prédicats. Pour penser véritablement la technique, et comprendre que l’essence de la technique n’a, elle, rien de technique, il faudra attendre Heidegger.
Mais c’est précisément la pensée de Heidegger et celle de Marx que l’on pourrait comparer. Car ce que Marx appelle « Capital », Heidegger l’appelle Ge-stell : arraisonnement de tous les étants en vue de la production généralisée, c’est-à-dire déploiement planétaire de l’inauthentique. Ce que dit Marx de l’argent évoque pareillement ce qu’écrit Heidegger sur le règne de l’« on » : d’un côté, la « fausse conscience », de l’autre la « facticité » (Faktizität). Marx cherche à restituer à l’homme son « être générique », tandis que l’herméneutique heideggérienne propose de faire retour à l’« ek-sistence », laquelle désigne « l’habitation ek-statique dans la proximité de l’être ». Les deux démarches critiquent le capitalisme à partir de prémisses distinctes, mais se rejoignent dans un même appel à se libérer de l’inauthentique (Selbstentfremdung).
« Ce que Marx, partant de Hegel, a reconnu en un sens important et essentiel comme étant l’aliénation de l’homme plonge ses racines dans l’absence de patrie de l’homme moderne », écrit Heidegger (Lettre sur l’humanisme). « C’est parce que Marx, ajoute-t-il, faisant l’expérience de l’aliénation, atteint à une dimension essentielle de l’histoire, que la conception marxiste de l’histoire est supérieure à toute autre historiographie ». Le compliment n’est pas mince. C’est pourquoi Heidegger cite comme l’une des tâches de la « pensée à venir » ce qu’il nomme un « dialogue productif avec le marxisme ». Essayons d’engager ce dialogue.
Robert de Herte, Éléments n°115, 2004. http://grece-fr.com
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De Marx à Heidegger
On a reproché beaucoup de choses à Karl Marx : le caractère systématique de sa pensée, son économicisme (surtout sensible chez ses épigones, car chez lui le primat de l’économie se situe beaucoup plus dans l’ordre des causes que dans l’ordre des fins), sa définition quasi métaphysique de la classe sociale, son incapacité à sortir de la philosophie de Hegel, dont il prétend seulement « remettre sur ses pieds » l’interprétation dialectique, sa philosophie de l’histoire où le communisme primitif prend la place du jardin d’Éden et la société sans classes celle de la Parousie, son attitude ambivalente vis-à-vis de la bourgeoisie (d’un côté ennemi à combattre, de l’autre classe ayant joué dans l’histoire un rôle « éminemment révolutionnaire »), son adhésion à l’idéologie du progrès – idéologie typiquement bourgeoise elle aussi, comme le rappellera Georges Sorel –, qui l’amène à lire l’histoire comme Révélation progressive, et à voir dans la colonisation un « progrès de la civilisation », etc.
Certains de ces reproches étaient sans nul doute fondés. Au moins serait-il honnête de ne pas discréditer la pensée de Marx en la réduisant à l’usage que ceux qui s’en sont réclamés (les « marxistes ») en ont fait : en toute rigueur, nul ne sait comment Marx aurait jugé Lénine ni ce qu’il aurait dit du Goulag.
Il y a au moins deux bonnes raisons d’examiner à nouveaux frais l’œuvre de Marx. La première est que le « marxisme » est largement passé de mode, ce qui permet d’en parler sans passion. La seconde est que les rapports sociaux propres au capitalisme sont aujourd’hui devenus dominants dans le monde, de façon telle que le propos de Marx retrouve une certaine actualité. En triomphant à l’échelle planétaire, le capitalisme n’a en effet pas seulement retrouvé la brutale agressivité qui fut la sienne au XIXe siècle. Il semble aussi avoir épuisé ses effets positifs – à défaut d’avoir épuisé son champ de développement. On a beaucoup critiqué ce que Marx a pu dire sur la baisse tendancielle du taux de profit, en lui reprochant de n’avoir pas tenu compte du caractère productif du capital constant. Or, toutes les études disponibles confirment à l’heure actuelle une baisse du taux de profit dans les pays capitalistes. C’est précisément pour remédier à cette érosion de la rentabilité du capital que le capitalisme tend aujourd’hui à briser tous les équilibres sociaux nés du compromis fordiste, à libéraliser totalement les marchés financiers, à intégrer les pays émergents dans une nouvelle division internationale du travail, à découvrir sans cesse de nouveaux marchés. D’où la marche accélérée vers une globalisation sous l’égide de la Forme-Capital, véritable réorganisation planétaire des processus productifs de la valeur, laquelle va de pair avec un retour de l’impérialisme (néo)colonial, dont l’occupation de l’Irak n’est que le plus visible aspect.
L’ancien capitalisme prétendait satisfaire des besoins exprimés par la demande, le nouveau vise à satisfaire des désirs stimulés par l’offre. Dans tous les cas, le capitalisme se définit par une dynamique d’accumulation par dépossession – une dynamique de l’illimité –, et c’est pourquoi il ne peut que s’étendre à toute la terre en détruisant tout ce qui risque d’entraver la logique du capital. Or, Marx n’a pas seulement montré que les lois économiques, loin d’être « naturelles », sont le produit d’une histoire sociale. Disons-le tout net : en soulignant que le capitalisme vise par nature à l’accumulation infinie de la valeur, puisque le capital n’est que l’abstraction de la valeur en mouvement, il a mieux compris qu’aucun autre la nature profonde du capitalisme, son essence prométhéenne et sa force démiurgique. C’est ce que montrent son analyse de la marchandise et sa théorie de l’aliénation.
Pour Marx, le travail n’est pas la source, mais la substance de la valeur. Il convient dès lors de s’interroger sur l’origine des valeurs surajoutées aux valeurs existantes. Marx a très bien compris que le problème essentiel n’est pas la propriété, mais la marchandise. En tant que valeur, la marchandise n’est que du travail humain cristallisé, mais en tant que marchandise le travail devient qualitativement autre chose que ce qu’il était auparavant. Derrière le double aspect de toute marchandise (valeur d’échange et valeur d’usage) s’exprime d’un côté le caractère différenciateur du travail concret et, de l’autre, le travail anonyme et abstrait qui égalise tous les travaux. La forme monétaire revêtue par les échanges aboutit alors à la réification ou « chosification » (Verdinglichung) des rapports sociaux, ce que Marx appelle le « fétichisme inhérent au monde marchand ».
L’aliénation va donc très au-delà de ce que la simple critique socialiste dénonce comme « exploitation sociale ». L’aliénation signifie que, sous le règne de la marchandise, l’homme devient étranger à lui-même. « L’argent, écrit Marx, réduit l’homme à n’être qu’une abstraction ». Il réduit l’être à l’avoir, la qualité à la qualité. Lorsque l’argent, médiateur de toute chose, devient le seul critère de la puissance, le travailleur et le patron, en dépit de tout ce qui les oppose, sont l’un et l’autre aliénés. Qui n’a pas d’argent est prisonnier de ce manque, qui possède de l’argent est possédé par lui.
Pour Marx, toute production est une appropriation de la nature par l’homme dans une forme déterminée. Le moteur de l’histoire, de ce point de vue, n’est pas tant l’économie elle-même que la technique, dont l’évolution modifie sans cesse les formes de travail, d’appropriation et de production. Mais ici Marx reste en chemin, car il ne s’interroge pas sur l’essence de la technique. Il ne saisit la technique que dans un sens instrumental, comme simple mode de la praxis, entendue comme « travail humain », sans voir qu’il se pourrait bien que la technique soit elle-même le sujet dont « bourgeoisie » et « prolétariat » ne sont que des prédicats. Pour penser véritablement la technique, et comprendre que l’essence de la technique n’a, elle, rien de technique, il faudra attendre Heidegger.
Mais c’est précisément la pensée de Heidegger et celle de Marx que l’on pourrait comparer. Car ce que Marx appelle « Capital », Heidegger l’appelle Ge-stell : arraisonnement de tous les étants en vue de la production généralisée, c’est-à-dire déploiement planétaire de l’inauthentique. Ce que dit Marx de l’argent évoque pareillement ce qu’écrit Heidegger sur le règne de l’« on » : d’un côté, la « fausse conscience », de l’autre la « facticité » (Faktizität). Marx cherche à restituer à l’homme son « être générique », tandis que l’herméneutique heideggérienne propose de faire retour à l’« ek-sistence », laquelle désigne « l’habitation ek-statique dans la proximité de l’être ». Les deux démarches critiquent le capitalisme à partir de prémisses distinctes, mais se rejoignent dans un même appel à se libérer de l’inauthentique (Selbstentfremdung).
« Ce que Marx, partant de Hegel, a reconnu en un sens important et essentiel comme étant l’aliénation de l’homme plonge ses racines dans l’absence de patrie de l’homme moderne », écrit Heidegger (Lettre sur l’humanisme). « C’est parce que Marx, ajoute-t-il, faisant l’expérience de l’aliénation, atteint à une dimension essentielle de l’histoire, que la conception marxiste de l’histoire est supérieure à toute autre historiographie ». Le compliment n’est pas mince. C’est pourquoi Heidegger cite comme l’une des tâches de la « pensée à venir » ce qu’il nomme un « dialogue productif avec le marxisme ». Essayons d’engager ce dialogue.
Robert de Herte, Éléments n°115, 2004. http://grece-fr.com
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Friedrich Nietzsche
Nietzsche est né dans une famille de pasteurs, le 15 octobre 1844. Il fut prénommé Friedrich Wilhelm (Frédéric Guillaume) en hommage au roi de Prusse dont c'était l'anniversaire. Son père avait été précepteur dans la famille royale. L'enfant se fit remarquer par ses dons et fut envoyé au célèbre collège de Pforta, où avaient étudié des célébrités des lettres allemandes, tels les frères Schlegel, Novalis et Fichte. Il y poursuivit de brillantes études. Il abandonnera rapidement des études de théologie pour se consacrer à la philologie. Il va découvrir la philosophie de Schopenhauer, qui sera pendant des années son maître à penser. Nommé professeur à l'Université de Bâle, sa carrière universitaire connaît un départ fulgurant. En 1868, Nietzsche fait la connaissance de Richard Wagner et s'enthousiasme pour son œuvre. Il écrit son premier livre important, « La naissance de la Tragédie », publié en 1872, qui sera considéré comme un commentaire de l'œuvre de Wagner. Quelques années plus tard, il se brouillera avec Richard Wagner. Une étrange jeune fille, Lou von Salomé, apparaît dans sa vie. Elle lui est présentée par son ami Paul Rée. Il en tombe amoureux, mais ce sentiment n'est pas partagé. Celle-ci développe des idées pour le moins bizarres. Elle propose aux deux amis de partir à Paris et de vivre une sorte de « ménage à trois », avec des relations purement platoniques, dans un cénacle philosophique qui aiderait à la création des œuvres de chacun. La sœur et la mère de Nietzsche n'apprécièrent que modérément la perspective d'une telle fantaisie. Le sang de sa mère, qui était fille, sœur et veuve de pasteur ne fit qu'un tour. Elle déclara à son fils qu'il allait déshonorer la mémoire de son père, discréditer la famille, etc. D'où une brouille familiale qui dura quelques années... La pensée de Nietzsche se précise en 1883 avec la parution de Zarathoustra. Il publiera ensuite Par-delà le bien et le mal, Le Gai savoir et La Généalogie de la morale. Puis, en 1888 paraissent L'Antéchrist, Ecce Homo. Le drame final se produira le 4 janvier 1889, à Turin. Nietzsche aperçoit un cocher qui maltraite un cheval. Il intervient, s'approche de l'animal pour l'embrasser. Il s'effondre, et ne retrouvera jamais la raison. Il avait, dans les derniers jours de 1888, écrit des lettres bizarres à ses amis, qu'il signait "Dionysos" ou « le crucifié ». Il mourut le 25 août 1900, des suites d'une pneumonie. Certains pensent que la paralysie générale qui atteint Nietzsche était d'origine syphilitique, d'autres évoquent la thèse de l'intoxication due à la consommation de certaines drogues. Mais Nietzsche avait depuis longtemps supprimé toute consommation d'alcool, de café, et il ne fumait pas. Les causes de cet effondrement final restent donc mystérieuses. Mais évoquons les idées développées par Nietzsche. Il n'a jamais eu la prétention de se poser en penseur politique, même si son œuvre a fait l'objet de récupérations politiques. Mais il est généralement considéré comme un précurseur de la révolution conservatrice. Pierre Drieu La Rochelle affirmait qu'il s'était intéressé à Nietzsche parce qu'il était à sa connaissance le seul philosophe clair. On pourrait formuler la même remarque au sujet de Cioran. Nietzsche est, sans conteste, un des meilleurs prosateurs de la langue allemande. Sa pensée a souvent évolué, mais il reste des constantes : l'une des clefs permettant de comprendre sa pensée est son attitude anti-intellectualiste. Il fait partie de ces philosophes qui voient une opposition entre l'intelligence et la vie. Nietzsche est persuadé que la culture européenne traverse une phase de décadence irrémédiable, dont la démocratie est la manifestation. L'abandon des valeurs aristocratiques a pour conséquence un nihilisme croissant. Les Grecs voyaient la vie totalement différemment. La vie est tragique, mais substituer des fables à la réalité ne mène à rien. Le rationalisme, introduit par Socrate, puis le christianisme ont hâté une fâcheuse évolution. Pour imposer leurs valeurs, les faibles vont donner mauvaise conscience à ceux qui adhèrent aux valeurs aristocratiques. Tout idéal est une idole. C'est en faisant appel à de fausses idoles qu'« on a dépouillé la réalité de sa valeur, de son sens et de sa véracité, en forgeant un monde idéal à coup de mensonges ». La sœur de Nietzsche, Elisabeth, devint, sous le troisième Reich, une « mère de la patrie ». Hitler l'aimait beaucoup. Ses obsèques furent une apothéose. Les SS, les SA, les Jeunesses Hitlériennes firent une haie d'honneur. Mussolini, qui était aussi son ami, avait lu toute l'œuvre de Nietzsche et pensait que le fascisme était l'expression de sa philosophie...
R.S. Rivarol 30 novembre 2012 -
À propos de "L’idéologie du travail (A. de Benoist)"
L’interview que donna Attali dans l’Express, et qui est reproduit sur le site www.denistouret.fr/ideologues/Attali.html, outre la grande charité pour les gentils qui s’y révèle, présente une richesse de contenu remarquable par sa franchise. Pour lui, l’épisode du désert est crucial. Le peuple hébreu, coupable d’avoir adoré le veau d’or, doit errer dans le désert du Sinaï. Il reçoit malgré tout la manne, qui est fade, sans saveur, ce qui signifie qu’il devra dorénavant travailler pour obtenir des richesses, signe d’élection (contrairement au christianisme, pour qui c’est plutôt la pauvreté). Quant à la Renaissance, une longue citation s’impose :
« Pour moi, les preuves que je recense sont tellement accablantes que la thèse de Max Weber ne tient pas la route : malgré son immense culture, il n'a rien compris, ni au judaïsme, ni au rôle que celui-ci a joué, ni aux sources de l'ordre marchand. Mais Sombart n'est pas mieux : il fait démarrer le capitalisme au XVIe siècle par l'initiative de juifs polonais immigrés en Angleterre ! Il ne leur prête un rôle que dans le capitalisme de spéculation, alors que l'important est ailleurs, dans le rôle très ancien joué par les juifs dans la mise en place de l'éthique en général, dans celle de l'économie en particulier, et dans le financement de l'investissement à partir du Xe siècle. Il oublie beaucoup d'autres choses, comme le rôle de la papauté, qui préserve les banquiers juifs dont elle a besoin; l'importance des banquiers lombards, qui sont en réalité souvent des juifs plus ou moins masqués ; leur rôle dans le formidable développement de l'Espagne, dans les deux berceaux majeurs du capitalisme que furent les Pays-Bas et l'Angleterre et dans les colonies. Il ne dit rien non plus de leur participation au développement industriel, au XIXe siècle, en particulier dans les industries de la communication, de l'automobile, de l'aviation. Peu de gens savent que l'agence Havas et l'agence Reuter au XIXe siècle sont des créations juives, au même titre que la Deutsche Bank, Paribas ou les principales banques d'affaires américaines. Et encore bien d'autres destins fascinants en France, en Allemagne ou en Russie. De tout cela, je donne d'innombrables et spectaculaires exemples. »
Et plus loin :
« Marx, lui, avait compris que le judaïsme était à l'origine de la pensée économique moderne, mais il assimile totalement judaïsme et capitalisme, pour lui deux ennemis à combattre, et il écrit des pages clairement antisémites sur lesquelles a toujours pesé un tabou. »
4 mai 2011 Claude Bourrinet -
À la recherche du moindre mal
Qu'est-ce que le moindre mal ? Et faut-il le rechercher en politique ? Saint Thomas d'Aquin se posait déjà la question au XIIIe siècle. Et donnait aussi la réponse.
Faut-il voter pour le moindre mal ? Ainsi posée, la question nous renvoie à de très anciennes spéculations sur le moindre mal en politique. Saint Thomas d'Aquin lui-même y avait réfléchi. Il me semble que les principes de sa réflexion sont encore valables aujourd'hui.
Je devrais dire, d'abord, qu'il existe une théorie politique thomiste, que Thomas a commenté les trois premiers livres de la Politique d'Aristote (signe de l'importance qu'il attachait au sujet), qu'il a rédigé, pour un Prince Lusignan, un Traité du gouvernement (De regno) dédié justement « au Roi de Chypres » (ce Lusignan en question) et qu'il a rédigé - pour la Somme théologique - un Traité des Lois qui reste un grand classique universellement reconnu.
C'est dans le De regno qu'il parle du « moindre mal » (minus malum). Il est question sous sa plume des différentes formes de régimes politiques justes (la royauté, l'aristocratie ou la République). Avec son réalisme habituel, il insiste sur le fait que chacun a ses défauts, que l'on trouve des inconvénients, et à la monarchie, et à l'oligarchie, et à la démocratie (le pire des régimes, disait Churchill plus récemment, à l'exception de tous les autres). Dans ces conditions, ajoute-t-il, il importe de choisir le modèle d'où s'ensuit le moindre mal.
Je vous cite en latin la formule de saint Thomas dans le De regno, elle est irréprochable : « Cum autem inter duos ex quorum utroque periculum imminet, illud potissime eligendum est ex quo sequitur minus malum » (chap. 6 éd. Marietti n. 764). Chaque mot est à peser. Voici ma traduction : « Entre deux possibilités qui comportent, chacune, leur danger, il vaut bien mieux choisir celle de laquelle va s'ensuivre un moindre mal ». Saint Thomas parle du choix entre différentes constitutions, la monarchique ou la démocratique. Aucune de ces constitutions n'est mauvaise en soi. De même, le vote en lui-même n'est pas un mal. Chacun des deux candidats représente un certain nombre de périls. Il importe de choisir celui qui est le moins dangereux. C'est du bon sens. Uniquement du bon sens.
Il reste vrai qu'il n'est jamais permis de faire le mal pour que s'ensuive un bien : Non est possible facere malum ut eveniant bona. Mais justement : mettre un bulletin dans une urne, pour participer, au quantième de ce que représente sa petite personne, à la vie politique de son pays, cela n'est pas un mal. Reste à faire le choix le moins mauvais.
Saint Thomas va plus loin encore, à propos du moindre mal, dans le commentaire du psaume XVIII, paragraphe 5 : sur le verset, Lex Domini immaculata convertens animas, Thomas souligne que c'est la loi du Seigneur qui est immaculée et que la loi humaine ne l'est pas. La loi humaine, en effet, peut tolérer le moindre mal, « sicut usuram et prostibulum ». Thomas donne deux exemples : l'usure, non pas le crédit, mais cette manière de jouer sur la pauvreté des gens en leur prêtant au lance-pierre avant de leur faire rendre gorge avec des taux d'intérêt... usuraires. Quant à prostibulum, il ne s'agit pas du plus vieux métier du monde, mais de la structure qui abrite ces activités, que saint Louis de France fit installer, sur les conseils de Thomas au... bord de l'eau, d'où le nom qui lui est resté. Certains contesteront l'historicité de ce fait, qui est pourtant dans le domaine public, mais l'on ne pourra pas contester ma référence au Commentaire du psaume XVIII. Or je ne sache pas que le lupanar soit... un moindre bien.
Pourquoi l'autorité politique est-elle en droit (d'après saint Thomas) de se salir les mains ? Parce qu'elle doit toujours rechercher la fin bonne qui est proportionnelle à son activité politique. Quelle est cette fin bonne ? La paix civile, la paix sociale, « l'état tranquille de la cité » comme dit saint Thomas dans son Traité des Lois : « La loi humaine ne peut pas réprimer tous les maux. Elle réprime seulement les maux qui peuvent troubler l'état tranquille de la cité (pacificum statum civitatis) » (S. th. Iallae Q.99) Drôle de leçon de réalisme politique, à sept siècles de distance ! Le but de la politique n'est pas de réaliser le bien moral, mais d'assurer les conditions sociales de sa réalisation par chaque personne.
Joël Prieur monde & vie 5 mai 2012