Pour mesurer ce qu’a pu être la puissance industrielle des Etats-Unis, il faut prendre la route qui quitte Pittsburgh vers le sud en suivant la rivière Ohio. Tous les trois ou quatre kilomètres, une aciérie ou une centrale électrique. Gigantesque. Toutes ne fonctionnent pas, cependant. Les premières sont pour la plupart à l’abandon quand elles n’ont pas été démontées, et les secondes, quand elles tournent au charbon, sont à l’arrêt. «Celles qui fument, ce sont les centrales à gaz», explique Daniel Donovan, porte-parole du géant de la production électrique et du gaz naturel Dominion. «Parce qu’ici, aujourd’hui, le gaz naturel est moins cher que la houille.»
Loin d’être une bénédiction comme on pourrait le croire, cette situation est la porte d’entrée vers l’envers du décor du miracle des gaz de schiste. Car l’abondance des gaz de schiste sert de tremplin aux politiciens comme à Wall Street pour affirmer que des prix de l’énergie parmi les moins élevés de la planète sont le prélude de la renaissance industrielle de l’Amérique. Mais pour le moment ce n’est qu’une promesse. Et elle repose sur des mythes.
Après la ruée vers l’or, déjà les villes fantômes
Le boom spectaculaire des gaz de schiste a commencé il y a environ six ans grâce à la combinaison de deux nouvelles technologies. La fracturation hydraulique, ou fracking, a permis d’abord d’amener de la pression pour extraire des couches de schiste le gaz naturel qui y est prisonnier mais qui ne remonte pas tout seul, comme dans les gisements classiques. Les forages multidirectionnels et horizontaux ont augmenté les rendements extraits de ces couches géologiques étendues mais souvent minces. Bien sûr, pour extraire les gaz de schiste, il faut beaucoup d’eau et des produits chimiques, ce qui a fait bondir les écologistes qui redoutent la pollution des nappes phréatiques. La scène du robinet qui verse du feu à la place de l’eau dans le film Gasland a ainsi capturé les imaginations.
Toutefois, cette scène dit aussi autre chose que la pollution: la profusion. A l’autre bout de la Pennsylvanie, dans la région rurale qui borde l’Etat de New York, les fermiers n’ont pas résisté aux 12,5% de royalties garanties par les compagnies exploitantes comme Chesapeake. Du coup, phénomène traditionnel de l’économie américaine, on a assisté à une ruée vers l’or des gaz de schiste.
Mais ce boom est suivi maintenant par un «bust», un effondrement. Dans cette région, un millier de forages sont à l’arrêt.
Le phénomène est plus général. Après un investissement dans les forages de 126 milliards de dollars par les 50 premières compagnies du secteur pétrole et gaz des Etats-Unis au cours des six dernières années, le fracking est en crise. En témoignent les derniers résultats trimestriels des principaux fournisseurs: Halliburton, Baker Hughes et Schlumberger. «Nous perdons notre chemise», a même commenté récemment Rex Tillerson, le CEO d’Exxon Mobil, qui a payé 41 milliards de dollars en 2010 pour le spécialiste des gaz de schiste XTO. Le fameux magnat texan du pétrole T. Boone Pickens s’est, lui, exclamé en plein conseil d’administration cet été: «Il faut arrêter de forer!», selon le New York Times.
«Deux phénomènes se sont rejoints, explique Daniel Donovan. D’une part, les températures douces de l’hiver dernier ont diminué la demande, d’autre part le forage multidirectionnel a abouti à une production plus importante que prévu.» Du coup, les prix se sont effondrés de 60% depuis 2008 pour naviguer entre 2 et 3,5 dollars le million de BTU (British Thermal Unit, l’unité du gaz naturel aux Etats-Unis). Et comme tout va très vite en Amérique, on évoque maintenant des villes fantômes dans ce qui était il y a encore six mois l’eldorado des gaz de schiste.
À la source de la réindustrialisation
Pourtant, l’histoire ne s’arrête de loin pas là. Non seulement les consommateurs de gaz américains bénéficient de tarifs particulièrement bas, mais le gaz naturel étant un hydrocarbure, c’est une ressource précieuse pour toutes sortes d’usages qui vont bien au-delà du chauffage. C’est pour cela que la ruée des gaz de schiste s’est maintenant déplacée au cœur des Appalaches, à la frontière sud de la Pennsylvanie, de l’Ohio et de la Virginie occidentale. A Natrium, très précisément.
Dans cette localité, qui doit son nom à la désignation du sodium dans la table périodique des éléments, Dominion vient de dépenser un demi-milliard en dix mois pour construire ce qui sera à la fin de l’année la plus grande raffinerie de gaz de schiste des Etats-Unis. Et, ce qu’ici tous espèrent, l’amorce d’une reconquête industrielle.
Casque sur la tête, Tommey Gump, le superintendant des opérations de liquéfaction du gaz chez Dominion, explique pourquoi il est nécessaire de raffiner les gaz de schiste qui pullulent dans cette région minière. Le gigantesque gisement de gaz de schiste Marcellus, qui s’est formé au dévonien, court entre 1000 et 2000 mètres de profondeur sous les Appalaches depuis la Virginie occidentale et l’Ohio au sud jusqu’au milieu de l’Etat de New York au nord, après avoir traversé la Pennsylvanie. Dessous et plus à l’ouest, cette formation, dont les réserves sont estimées à 3 trillions de mètres cubes de gaz, en recouvre une autre baptisée Utica, qui en contient un autre trillion. Ce n’est donc pas loin du tiers des réserves de gaz de schiste des Etats-Unis (13,6 trillions de mètres cubes) que l’on trouve dans cette immense région.
Mais il y a une différence essentielle entre le gaz qu’on extrait au nord et celui qui commence à être exploité au sud de la formation Marcellus. Le premier est dit «dry» tandis que le second est qualifié de «et». Cela signifie que les premiers gisements contenaient surtout du méthane, dont l’usage est d’abord destiné au chauffage domestique. Pas vraiment de quoi lancer une renaissance industrielle. Par contre, dans la région de Natrium, les gaz de schiste ont un contenu élevé en hydrocarbures lourds. A partir de cette ressource, la raffinerie de Natrium va produire différents gaz tels que butane, isobutane, propane et éthane qui, eux, sont destinés à des usages industriels.
Des différentes tours de craquage de chacun de ces gaz que désigne Tommey Gump, c’est celle qui doit produire l’éthane qui retient le plus l’attention. Ce gaz liquéfié est, en effet, le précurseur de l’éthylène, lui-même source de nombreux plastiques. On y est! Cette «renaissance industrielle» que vendent aujourd’hui tant Wall Street que les candidats à la présidence est chimique. L’énergie bon marché n’est pas le sujet. Ce n’est pas parce que le gaz naturel est cinq ou six fois moins cher à New York qu’à Genève que l’industrie quitterait les pays à bas coûts pour revenir aux Etats-Unis. Certes, l’équation est plaisante et, au cœur de ce «rust belt» qui recouvre les fameux Etats indécis que sont précisément la Pennsylvanie et surtout le déterminant Ohio, tant Barack Obama que Mitt Romney tapent sur ce clou. Mais en matière industrielle, les décisions d’implantation répondent à des critères un peu plus subtils que la facture de gaz.
Le mythe de la compétitivité énergétique
A Chicago, Harry Moser est un militant de la relocalisation manufacturière aux Etats-Unis. Cet ancien directeur de l’entreprise genevoise AgieCharmilles aux Etats-Unis est même l’initiateur de la Reshoring Initiative, qui veut «ramener l’industrie à la maison». Pourtant, il n’achète pas la fable de la compétitivité énergétique des gaz de schiste. «Les coûts énergétiques ne représentent pas plus de 2% des coûts totaux dans la production manufacturière, lâche-t-il. Passer de 2 à 1% n’est pas suffisant pour motiver une relocalisation.» Mais le patron du groupe chimique belge Solvay n’expliquait-il pourtant pas, il y a peu, au quotidien Les Echos que s’il produisait aux Etats-Unis sa facture de gaz ne serait que de 200 millions d’euros au lieu de 500 en Europe? «C’est parce que Solvay est un groupe chimique», répond Harry Moser. «Non seulement c’est une industrie plus intensive en énergie mais surtout, elle utilise les hydrocarbures en tant que matières premières pour produire des plastiques.»
De fait, les exemples qui sont généralement avancés pour affirmer que les gaz de schiste vont faire revenir l’industrie aux Etats-Unis sont essentiellement chimiques. Le principal est celui de la construction par Dow Chemical, à Freeport au Texas, d’une usine d’éthylène de 1,7 milliard de dollars (soit 0,01% de la production industrielle des Etats-Unis, qui représente 12% du PIB). Encore une goutte d’eau pour affirmer une renaissance industrielle.
Pour autant, Harry Moser identifie d’autres facteurs qui sont effectivement de nature à ramener des emplois industriels aux Etats-Unis. Le principal c’est qu’entre une croissance débridée d’un côté et une grande récession de l’autre les différences salariales entre la Chine et les Etats-Unis se sont atténuées ces dernières années. «Depuis huit ans, les salaires chinois augmentent de 15% par an et la devise s’apprécie de 6%. Cela signifie que les salaires chinois représentent maintenant entre 15 et 20% de ceux des Américains. Toutefois, ces derniers ont une productivité trois fois plus élevée, si bien que lorsque vous mettez dans la balance les coûts liés au transport, la logistique, etc., la différence n’est plus si grande.»
Certes, mais la productivité chinoise peut augmenter. Et Harry Moser considère lui-même que les industries très intensives en main-d’œuvre, comme le textile ou l’assemblage électronique, ne reviendront pas. A cela s’ajoute une autre difficulté: le manque de techniciens et d’ouvriers qualifiés. On ne perd pas pendant des décennies des emplois industriels sans les savoir-faire qui vont avec. Or le système éducatif américain pêche au plan de l’apprentissage.
Les chimères de la machine à créer des jobs
Cette question de la qualification nous ramène à Natrium, au gaz de schiste et à la promesse de Mitt Romney de ramener des millions de jobs manufacturiers et à celle, plus raisonnable, de Barack Obama de voir le gaz créer 600 000 emplois d’ici à 2020 après en avoir généré 60 000 depuis cinq ans.
Devant un réservoir géant de propane, Timothy Greenier, le chef du chantier de Natrium, explique que celui-là emploie 900 personnes. Mais il se dit aussi surpris par la phénoménale rapidité de cette construction. Il l’attribue à la qualité de ses équipes et à la technologie. A la productivité, autrement dit. En poursuivant avec Tommey Gump, on apprend qu’une fois opérationnelle cette unité capable de convertir 5,6 millions de mètres cubes de gaz de schiste en 59 000 barils de dérivés liquides par jour – tous les jours – emploiera au maximum 50 personnes en 3 x 8. «Un jour normal, cinq personnes suffisent pour tout faire marcher.» On est loin de la machine à créer des emplois…
Certes, ceux-là sont attendus en aval. Alors, rapprochons-nous de cette rivière Ohio qui n’est pas sans évoquer le Rhin avec ses énormes barges qui circulent de Pittsburgh à Saint-Louis. Outre un port fluvial, l’usine est en train d’être raccordée au chemin de fer et à un terminal routier. Toutefois, si Dominion a vendu il y a un an et demi ses gigantesques propriétés au-dessus de la formation Marcellus au groupe minier Consol Energy, c’était non seulement pour investir dans des raffineries de gaz mais surtout dans des pipelines.
Où sont-ils ?
C’est justement la grande question que se pose le management de Dominion aujourd’hui. L’investissement dans un pipeline pour Natrium est suspendu à la valorisation de l’éthane sous forme de plastique. Comme le groupe énergétique n’a pas vocation à fondre des polymères, il attend une décision de Shell. Le groupe anglo-néerlandais étudie l’implantation d’un craqueur d’éthane de 2 milliards de dollars au sud de Pittsburgh. Si cet investissement se fait, il sera effectivement de nature à stimuler l’implantation de plasturgistes dans la région.
Toutefois, même si la décision était prise maintenant, il faudrait trois ans, selon Daniel Donovan, à cette autre raffinerie pour être opérationnelle. Et là encore il ne faut pas s’attendre à une avalanche de jobs. Cette potentielle usine comme celles encore plus éventuelles destinées à valoriser ses plastiques feront le pari des dernières technologies d’automatisation. A cela s’ajoute que la question du caractère bon marché des gaz liquides est toute relative. Une des raisons qui motivent Dominion est que les prix de ceux-là suivent, contrairement au méthane, les cours du pétrole! En plus, Dominion comme d’autres entreprises s’interrogent sur la possibilité d’exporter le méthane destiné au chauffage, ce qui aura pour effet d’en faire remonter les cours…
Même si un peu d’industrie pétrochimique peut donc revenir aux Etats-Unis grâce aux gaz de schiste, on est loin des promesses des politiciens. Quant à celles de Wall Street? Eh bien si les banques relaient si bien cette histoire de renaissance industrielle, c’est aussi qu’elle est de nature à les aider à poursuivre la «story» des gaz de schiste au moment où l’effondrement des forages de la première ruée commence à se voir.