Entre 1998 et 2011, François Huguenin a révisé certains jugements... Nous poursuivons aujourd'hui notre enquête sur la réédition de son livre, en abordant la question des relations de Maurras avec la foi et le catholicisme.
Sur la relation de Maurras avec la religion chrétienne, Huguenin, là aussi, réfléchit à nouveaux frais. Doit-on accuser Maurras d'entretenir « une vision très particulière - et très fausse - du catholicisme comme mélange de paganisme et de christianisme » ? (p. 120) Il est toujours tentant de faire des contes du Chemin de Paradis ou du « venin du Magnificat » le dernier mot de Maurras sur le christianisme. D'autant que « ce que récuse Maurras, en l'occurrence, c'est cette "sédition de l'individu contre l'espèce", que permet le message évangélique si on l'interprète dans un sens anarchiste ». Il est dommage que la nouvelle édition ait supprimé la fin de sa phrase : la sédition, c'est « ce que deviendra - bien plus tard - "la théologie de la libération" » (118, 120 1). Perspective intéressante, qui aurait demandé à être non pas supprimée, mais développée.
Un Christ romantique
Affirmer comme Prévotat que « derrière le rejet du christianisme romantique, c'est le Christ qui est vomi » n'est pas seulement une formule « excessive », mais un contre-sens total. Pour la simple et unique raison que le « Christ » que Maurras « vomit » est précisément ce Christ romantique, qu'il a appris à trop bien connaître dans sa période lamennaisienne et qui, au milieu des affres de la surdité et de la puberté, ne sera remplacé, maladroitement par l'abbé Penon, que par celui de Pascal.
Doit-on parler dès lors de « mélange » ? Le terme fait contresens. Le paganisme de Maurras ne fut jamais sérieux. Son rejet du christianisme tel qu'il le percevait et ne pouvait plus que le percevoir, si. Mais déclarer préremptoirement avec Prévotat comme « avéré » que « Maurras vit sur le culte des vertus païennes dont la compassion ou la miséricorde, la patience ou l'humilité, sont absentes » (merci, du reste, pour l'antiquité !) et qu'« il marque son dégoût pour les vertus chrétiennes » ne saurait être vérifié que d'une lecture... littérale des contes du Chemin de Paradis, dont, à leur parution même, Maurras reconnaissait auprès de l'abbé Penon qu'ils ne correspondaient déjà plus à l'état de son âme ! Quant à la poésie de Maurras, elle contredit ce prétendu rejet de la compassion, de la miséricorde, de la patience ou de l'humilité...
C'est oublier enfin que cette opposition terme à terme du paganisme et du christianisme n'a aucun sens pour Maurras comme pour son mentor, l'abbé Penon. Il n'y a aucune reconstruction par Maurras d'un catholicisme sans Christ (sur ce point, Huguenin a raison de reprendre Gérard Leclerc), car Maurras s'arrête sur le porche. Il perçoit le catholicisme de son agnosticisme, pour la cité, non pas indifférent à la figure du Christ, mais sachant bien celle qu'il refuse et qui n'est pas, de toute façon, celle que l'Église enseigne. Il est vrai que Maurras, jeune, cherche parfois à forcer l'opposition entre paganisme et christianisme, comme pour donner raison à Prévotat et à Huguenin, mais Penon n'a pas de mal à montrer que cela ne tient pas... Il écrit à son ancien élève le 6 avril 1897 : « Dans l'antiquité elle-même, dans ce qu'il y a de plus beau en elle, il y a un christianisme latent, un christianisme en germe, comme dans la littérature chrétienne et le tour d'imagination chrétien, il y a un reste de mythologie. » Saint Paul, sur l'Aréopage, avait-il dit fondamentalement autre chose ? Saint Paul pour lequel, le jeune Maurras païen a, à Phalère, une pensée au printemps 1896. L'opposition caricaturale était un pis-aller, cachant une souffrance spirituelle que Maurras calmera, sans l'éteindre, en la nommant « agnosticisme », avant de partir vers une méditation sur les Corps glorieux qui pulvérise toute interprétation manichéenne.
Dès lors, existe-t-il un marcionisme de Maurras, de ce Marcion de Sinope, théoricien au IIe siècle de l'antijudaïsme chrétien ? Il y a plutôt chez Maurras une méconnaissance de l'Ancien Testament, propre à son temps, et dont se plaignait encore Boutang, deux générations plus tard. Elle renforce son refus de ce qu'il perçoit comme la subversion révolutionnaire sémite et auquel s'ajoute la perte de la foi, alors que « l'idée d'un Dieu probable », tirée de Pascal, lui « répugne au-delà de tout » (lettre du 25 février 1887).
Réconciliation
C'est pourquoi Huguenin a raison de rappeler (126-127) : « L'Action française réalise, en ce début du XXe siècle, une certaine réconciliation entre les "deux France" que la Révolution avait séparées et que le ralliement de l'Église à la République n'avait pu réconcilier. Pour la première fois, se retrouvent, en politique, dans la même défense de l'ordre et de la tradition, des catholiques et des positivistes [que n'est pas Maurras] dont le langage est devenu commun et les aspirations sociales identiques. » La question de l'Église de l'ordre en est éclairée : (147) : « Pol Vandromme, écrit Huguenin, voit à raison dans cet éloge de l'Église de l'ordre, l'expression de l'unité de l'incroyance » (sic) – le texte de 1998 disait plus sensément (140) « l'expression de l'infirmité de l'incroyance »... – « parce que "dans son essence, elle n'est pas cela - elle n'est cela que de surcroît 2" ». Et de poursuivre en 1998 (nouvelle "longueur", fort brève en l'occurrence, supprimée en 2011) : « Mais, pourrait-on continuer, le Christ n'est-il pas l'ordre du monde, et la contemplation de l'Église de l'ordre n'est-elle pas un effet de sa grâce ? » La remarque, fort thomiste, ouvrait là encore des perspectives que l'édition de 2011 clôt ...définitivement.
Comme le fait remarquer Gérard Leclerc, c'est justement en se disant « férocement catholique au plan sociologique », après avoir perdu la foi, que Maurras lui demeure toutefois aussi fidèle qu'il le peut, puisque cette formule est la contestation la plus radicale qui soit de l'héritage comtien (et moderniste). Pour Comte, en effet, la sociologie doit remplacer le catholicisme. Contester la valeur sociologique de la foi catholique chez Maurras, c'est ne rien comprendre à cette démarche de sincérité visant, chez l'agnostique, à conserver ce qu'il pouvait du catholicisme sans risquer d'éloigner jamais aucun de ses disciples de l'essentiel, la foi elle-même.
Dernier soubresaut
Cette réconciliation entre les deux France, « la querelle entre Rome et l'AF qui jamais ne porta sur le fond » et « s'achèvera par une pirouette » (368), en signera, malheureusement, l'échec final. « Plus largement », écrivait Huguenin en 1998, dans une autre "longueur" qu'il a supprimée, cette querelle « constitue le dernier soubresaut des tentatives de mainmise de l'Église romaine sur le pouvoir temporel, dont ni la théorie augustinienne des deuxglaives et moins encore la récente théorisation de l'infaillibilité pontificale entérinée par le concile Vatican I n'auront su définir une pratique souple et raisonnable. De cette ligne dogmatique romaine, Maritain se fera le défenseur très ultramontain, par son Primauté du spirituel qui marquera, en 1927, son divorce avec l'Action française. » (387, 369) Il ne le dit plus en 2011 après avoir « particulièrement retravaillé la question » (374).
On aurait tort toutefois d'être inquiet. Huguenin déconstruit toutes les fausses accusations d'Andrieu-Pie XI : paganisme, volonté de proposer un « nouveau système religieux », « naturalisme », « rationalisme » ou « indifférentisme religieux ». Reprenant Poulat (379), il note également que la mise à l'Index du journal « est notamment motivée pour le pape par les articles récents et véhéments du journal et en réaction aux premiers événements », comme si, de fait, Maurras et l'Action française étaient tombés dans le piège tendu par le cardinal Andrieu et Rome... Du reste, la « raison [...] de la condamnation n'est pas explicitée par Pie XI. [...] Rome a aussi » - Surtout, comme le montre précisément la mise à l'Index du journal ? - « agi pour des considérations d'opportunisme » (379). S'il s'agit d'« une question religieuse », ou plus exactement de politique religieuse, il ne s'agit pas d' « une question d'orthodoxie dogmatique » (aucune encyclique n'est publiée). Le moderniste, dans l'affaire, c'est Pie XI, à la fois pape autoritaire et piètre politique. « Ce que visait Rome était au fond le fait que l'Action française n'entrait pas dans son projet de reconquête de la société par une action catholique. » (383)
Une foi sociologique
Toutefois, comment avancer (ibid.) que « le catholicisme d'un certain nombre de maurrassiens était en grande partie formel » ? « Il était au fond l'expression d'un héritage, celui de la France, qu'il fallait défendre coûte que coûte. Mais il faisait partie d'un ensemble culturel, plus que d'une foi profondément vécue. » On aurait presque envie de demander à Huguenin... des noms. De quel droit chercher à percer ainsi le secret des âmes... pour mieux le déprécier ? Surtout 1) pourquoi opposer ce qui peut être complémentaire, 2) en donnant, de surcroît, l'impression de généraliser par l'entremise d'un quantificateur (« un certain nombre ») bien vague ? Alors même que l'auteur, aussitôt après, en une nouvelle contradiction, démolit toute la portée de son affirmation : « En cela d'ailleurs ces catholiques-là n'étaient pas très différents de nombreux autres catholiques sociologiques de leur époque. La foi des uns et des autres n'a d'ailleurs pas toujours bien résisté après la vague des années 1960. » Mais seule l'Action française fut interdite, ce dont elle ne s'est pas plus relevée que le catholicisme français, « sociologique » ou non, lequel n'a pas fini de payer cette erreur qui anémia, en effet, sa résistance. D'ailleurs, Huguenin conclut avec raison qu'« on peut légitimement s'interroger sur la pertinence de la vision politique de Rome d'une reconquête catholique fédérée autour de l'institution qui a été finalement débordée par le grand mouvement progressiste ». À suivre.
Axel Tisserand L’ACTION FRANÇAISE 2000 Du 15 décembre 2011 au 4 janvier 2012
1 – Le premier numéro renvoie à la pagination de la première édition, le second, à celle de la seconde édition.
2 – Maurras entre le légiste et le contestataire, Téqui, 1991, p. 151.
3 François Huguenin, L'Action française, Perrin-Tempus, 686 p., 12 €,