Le milliardaire américain Warren Buffett a déclaré il y a quelques années, non sans humour, qu’il existait “bel et bien une guerre des classes mais c’est ma classe, la classe des riches qui fait la guerre et c’est nous qui gagnons“.
Alors que 1% des Américains accaparent 93% de l’augmentation des revenus, la part du profit des entreprises dans le PIB n’a jamais été aussi haute et celle des salaires n’a jamais été aussi basse. Dans un éditorial daté du 16 novembre 2012, publié sur Reuters, Robert Borosage, faisant référence aux arbitrages entre la taxation des hauts revenus et la réforme du système de santé aux États-Unis, estimait que “lorsque les fruits de la croissance ne sont pas partagés, il est normal que la demande de partager les sacrifices suscite des réactions de colère”.
Pour lui, les élections présidentielles américaines de 2012 ont été emblématiques de la guerre des classes qui fait rage actuellement. Elles ont également été les premières élections lors desquelles la classe moyenne s’est rendue compte que le système n’était pas en sa faveur.
[Entretien avec] Vincent de Gaulejac, professeur de sociologie à l’UFR de Sciences Sociales de l’Université Paris 7 Denis-Diderot (*).
Atlantico : Colère des ouvriers, lynchage des élites exilées et dépression des classes moyennes. La France est-elle le théâtre d’une lutte des classes sans pareils précédents ?
Vincent de Gaulejac : La lutte des classes n’a jamais disparu en France, et comme je l’avais théorisé il y a vingt ans, il me semble que la lutte des places a remplacé la lutte des classes qui ont éclaté. L’exemple de la classe ouvrière par exemple a éclaté en trois parties distinctes : les ouvriers qui sont sortis par le haut en devenant techniciens, les derniers bastions qui se sont maintenus et ceux qui ont sombré dans le chômage et l’exclusion.
Il n’existe donc plus aucune solidarité de classe tant ces différentes populations sont socialement éloignées les unes des autres. Les ouvriers qui se sont insérés dans les classes moyennes et qui ont permis à leurs enfants d’accéder aux études supérieures sont entrés dans une logique d’individualisme, comme toute la société française, qui les a déliés de leur ancienne classe.
La seule classe sociale qui s’est maintenue en l’état est la bourgeoisie bien que celle-ci ait à présent des visages plus divers. D’une part, il existe toujours la vieille bourgeoisie traditionnelle que l’on nomme caricaturalement “versaillaise” ou que l’on assimile à certains arrondissements de Paris. Et d’autre part, il existe ce que j’ai nommé “l’hyperbourgeoisie” qui est constituée de gens qui n’appartiennent pas initialement à cette classe mais qui ont été happés par les valeurs de la mondialisation et qui sont donc entrés dans la lutte des classes par les grandes écoles, le management, le sport ou les arts.
Des gens comme Depardieu ou Tapie ne sont pas des héritiers ou des bourgeois, ils représentent une classe ayant des origines sociales diverses. Ils se sont hissés à une position dans laquelle ils retrouvent une solidarité de classe très étroite et d’entraide pour se maintenir les uns les autres au plus haut niveau. Malgré cette configuration issue des trente dernières années, le capital social, culturel et économique bourdieusien n’a pas disparu pour autant et continue de créer des inégalités naturelles d’accès à certaines ressources.
Les promesses électorales, dont l’imposition massive des plus aisés, sur lesquelles le gouvernement a été élu et a déjà reculé ont-elles encouragé cet affrontement ?
Cela n’a pas encouragé l’affrontement mais a encouragé le ressentiment, la défection et la frustration. Dans notre siècle, la lutte des classes a changé et il est davantage questions d’enjeux symboliques que d’enjeux d’affrontement et de mouvements sociaux. Le nouveau visage de la lutte des classes s’éloigne de celui que nous lui connaissions durant la période du capitalisme industriel entre patrons et ouvriers, bourgeois et prolétaires, ceux d’en haut et ceux d’en bas.
Cette lutte n’est plus frontale, elle s’est déplacée du niveau social et au niveau psychologique. Cela s’illustre parfaitement dans les revendications liées aux conditions de travail, les travailleurs se battaient autrefois pour l’amélioration de leur condition matérielle alors qu’à présent ils le font pour des conditions psycho-sociales comme la reconnaissance du travail accompli ou la limitation du stress.
Qui sont les véritables vainqueurs de cette lutte : les riches de plus en plus riches qu’évoque Warren Buffett ou les plus défavorisés dont les conditions se sont améliorées ?
Déterminer un gagnant dans la lutte des classes impliquerait qu’elle soit terminée. Ce qui est certain c’est que l’écart entre les riches et les pauvres qui a diminué jusque dans les années 1980 est en train de s’accroître à nouveau et atteint un niveau exceptionnel. Pour autant, il n’est pas possible de dire que tous les riches sont les gagnants dans le monde mondialisé car même eux vivent une lutte des classes interne.
Les riches qui profitent réellement de la globalisation et de ce qu’il reste de croissance économique sont ceux qui se sont déterritorialisés et ont mondialisé leurs ressources. Ce qui fait que des peuples comme les Grecs ou les Espagnols souffrent, c’est la territorialisation économique dont ils ne peuvent, par nature, pas se débarrasser. Il n’y a que ceux qui ne sont plus liés à une terre qui peuvent continuer à gagner.
Pour les couches les plus défavorisées de la société française, il me semble impossible de dire qu’elles sont les gagnantes de la lutte des classes. Malgré l’obstination de la France à maintenir son système de protection sociale, les personnes les plus exclues ont vu leur situation se dégrader.
Comme l’avait mis en exergue le sociologue Robert Castel, l’individualisme développe deux types d’individus : l’individu par excès et l’individu par défaut. Ces deux concepts représentent parfaitement les deux populations que j’évoque. La fracture sociale existe toujours mais une analyse approfondie nous montre qu’elle est composée de multiples petites fractures qui composent et renforcent la grande.
Les classes moyennes sont-elles les seules et les grandes perdantes de cet affrontement ?
Globalement, le niveau de vie des classes moyennes s’est amélioré depuis trente ans et même si cela ralentit à cause de la crise, elles n’ont jamais eu à ce point accès à la propriété et aux études supérieures. Bien qu’objectivement leur situation soit meilleure, il est certain que les classes moyennes ont perdu sur le plan de la symbolique. Leur statut social n’a plus le prestige qu’il a pu avoir par le passé et même si leurs conditions de travail sont meilleures, elles sont paradoxalement perçues comme détériorées : pression, compétition au sein de l’entreprise, pression patronale, alourdissement de la charge psychique, etc…
La lutte des classes existe-t-elle dans les autres pays d’occident comme en France ? Qu’en est-il des économies émergentes ?
De toute évidence, la lutte des classes existe dans de nombreux pays d’Occident comme le Royaume-Uni qui se défend pourtant farouchement d’avoir un régime similaire à celui de la France. Cette lutte existe également dans les faits aux Etats-Unis bien que dans ce pays le langage et les concepts liés à la lutte des classes sont peu usités. Cela est lié au fait que les Etats-Unis n’ont pas connu la révolution communo-socialiste de l’Europe et que la lutte individuelle a toujours pris le pas sur la solidarité de classes.
Dans un pays comme la Chine, la lutte des classes fait rage mais elle ne fait pas, et ne fera peut-être jamais, l’objet d’un affrontement comme cela a pu être le cas en Europe. Elle apparaît sous d’autres formes comme le suicide ou de timides revendications ouvrières qui sont tuées dans l’œuf.
En Amérique du Sud, les différents régimes d’extrême droite puis d’extrême gauche on créé des situations diverses. Au Brésil, le phénomène Lula a permis d’améliorer profondément le sort des classes populaires et de les faire entrer dans une véritable logique d’intégration à la société. En Argentine, au contraire, la crise fait rebasculer dans la misère une partie de ceux qui s’en étaient fragilement extraits.
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(*) Il est l’auteur du livre Les sources de la honte (2011, Ed. Points Essais). Il a également publié Manifeste pour sortir du mal-être au travail avec Antoine Mercier (2012, Ed. Desclée de Brouwer), a co-écrit La lutte des places avec Isabel Taboada-Léonetti chez Desclée de Brouwer et a collaboré à De la lutte des classes à la lutte des places.